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L’affaire Stavisky

Jean-Paul Morel

Alexandre Stavisky
Portrait d'Alexandre Stavisky (vers 1926)
Du rififi en Haute-Savoie

Le 8 janvier 1934, un certain Monsieur Alexandre, – poursuivi depuis quelque temps par la police dans le cadre d’une enquête du service des finances sur une (encore) obscure émission de faux bons par le Crédit municipal de Bayonne –, est retrouvé en début d’après-midi, dans un chalet, « Le vieux logis », à Chamonix, « suicidé » d’une balle dans la tête et agonisant. Les médecins, appelés sans précipitation à la rescousse, le transportent pour une tentative de trépanation, mais ne parviendront pas à le sauver : ayant perdu trop de sang, notre homme s’éteindra aux premières heures du lendemain.

Depuis l’affaire de Panama (1889), la IIIème République a connu un certain nombre de scandales financiers, à implications plus ou moins déjà politiques et judiciaires : l’affaire du banquier Boulaine (1902), l’affaire Henri Rochette (1908), récidiviste en 1934, qui s’achèvera par son suicide ; plus proches, l’affaire Marthe Hanau, banquière (1928), qui rebondira en 1934 pour s’achever elle aussi par son suicide, l’affaire Albert Oustric, banquier (1929), qui, bien qu’il fût ensuite réhabilité, devait provoquer la chute du Cabinet Tardieu en décembre 1930. Faut-il y ajouter la crainte des répercussions attendues du fameux krach new-yorkais de 1929 ?

Bref, cette nouvelle affaire, qui débute par un simple contrôle fiscal en décembre 1933, va prendre une ampleur que n’avaient pas connue les précédentes, aiguisée par une droite, en l’occurrence l’Action française, qui, par un anti-parlementarisme viscéral, n’a de cesse de dénoncer partout la corruption. On découvre rapidement qu’à des titres divers, semblent effectivement impliqués tant des ministres en exercice que des députés ou sénateurs, des représentants de la Justice, des membres de la police, jusqu’à des directeurs de journaux. Conséquence immédiate : le 27 janvier 1934, après la démission de deux de ses ministres chargés de la Justice (Albert Dalimier et Eugène Raynaldy), chute du gouvernement Chautemps, – le neuvième depuis l’accession de Paul Doumer à la présidence en juin 1931. Lui succède Edouard Daladier, lequel est à son tour contraint de démissionner au lendemain des sanglantes émeutes organisées par l’extrême-droite le 6 février 1934. Le préfet de police Jean Chiappe (1878-1940) et le directeur de la Sûreté Georges Thomé (1876- ?) seront immédiatement sanctionnés.

 

Du fait divers au scandale financier, politique et judiciaire

Le 16 février 1934, une commission d’enquête parlementaire est enfin votée, à l’initiative de Léon Blum, pour tenter de faire la lumière. Sans parler des circonstances suspectes de sa mort, la commission se trouve avoir bien des énigmes à résoudre. À commencer par : comment se fait-il que les dix-huit rapports établis conjointement à partir de 1924 par la Sûreté et la Police judiciaire, censés alerter les autorités sur les sombres agissements de « Monsieur Alexandre », parfaitement identifié, soient restés lettre morte ? comment la Justice n’a-t-elle jamais établi de relation entre les diverses affaires ? comment se fait-il que, bien qu’inculpé, il ait pu bénéficier, entre octobre 1929 et octobre 1933, de dix-neuf reports successifs ? Et bien sûr, si le crime est attesté, à qui ce crime profite-t-il, ou qui a-t-il visé à protéger… ?

Mais quel est donc ce Monsieur Alexandre, dit aussi « le beau Sacha », « la canaille la plus sympathique de Paris », comme le qualifia le quotidien Le Journal, « un Mandrin adapté aux conditions de la vie moderne », selon les termes du rapport de la Commission d’enquête elle-même ?

À l’instar de nombre d’émigrés russes arrivés en France en cette fin de xixème siècle, l’origine d’ Alexandre Sacha Stavisky ne fait aucun mystère, si ses futures professions, elles, en feront. Il est très officiellement déclaré né à Slobodka, province de Kiev (Ukraine), le 20 novembre 1886, d’une famille juive qui, fuyant les pogromes, s’est tout entière exilée en France en 1898, et optera rapidement pour la naturalisation. La profession de dentiste qu’exerçait son père, installé rue de la Renaissance à Paris 8e, permit au jeune Alexandre de suivre un honorable cursus scolaire au lycée Condorcet, dont toutefois les talents, naturels ou acquis, de beau parleur et de séducteur ne tarderont pas à le faire dévier. Le premier rapport de police établi en 1924 en dresse ce très perspicace portrait : « D’un physique agréable, beau parleur, mais paresseux et d’une moralité très douteuse, il cherche surtout à exploiter les passions des femmes d’âge mûr et jouissant d’une certaine aisance, aux crochets desquelles il n’hésite pas à vivre. Il est le type parfait du chevalier d’industrie, capable d’entreprendre quoi que ce soit pourvu qu’il en tire profit. C’est un individu n’ayant aucune espèce de scrupule et ne pouvant inspirer aucune confiance. » Dont acte, mais dont nul ne tiendra compte.

Coureur de dots et détrousseur de vieilles dames, c’est en effet l’image qu’il a pu donner de lui après un premier pseudo-mariage en 1910, les plaintes d’une Veuve Mazier, 74 ans, en 1915, – pour un délestement de 25 000 fr. en traites, faux-titres et bijoux, qui lui vaudra trois mois de prison à Fresnes en 1918, avec amnistie –, et celle aussi d’une autre Veuve, dame Wimille en 1925 – pour détournement de dommages de guerre, où il gagnera un non-lieu.

Plus complexes sont les relations qu’il entretiendra quatre années durant, de 1917 à 1921, avec Jeanne Bloch, née Dreyfus (1878- ?), demi-mondaine, chanteuse de caf’ conc’ et de music-hall, alias sur scène Jeanne Darcy, avec qui, conjointement, il ouvrira un cabaret-dancing, le Cadet-Rousselle, au 17, rue Caumartin, à Paris, dans le IXème, pour lui ravir, outre quelques biens personnels, le produit des recettes de l’établissement. Grugée de quelque 300000 F., très partiellement remboursée, elle abandonnera finalement ses plaintes.

En épousant très officiellement, à la mairie du 8e arrondissement, le 20 janvier 1928, la belle Arlette Simon (1904 – ap. 1988), un ex-mannequin de Coco Chanel, Alexandre, sinon assagi, ne mélangera plus les terrains côté dames.

Enfin, le procès. Rappelons qu’une commission d’enquête parlementaire avait enfin été votée par la Chambre, le 16 février 1934, démunie toutefois de tout pouvoir judiciaire. Réunie dès le 24 février 1934, – sous la présidence de Henri Guernut (1876-1943), député de l’Aisne et secrétaire général de la Ligue des droits de l’homme –, elle clôturera non sans mal ses travaux le 28 mars 1935, au terme de 185 séances et de l’audition de 328 témoins.

Le procès peut dès lors commencer, que l’on décide curieusement de faire en Cour d’Assises, alors qu’il relevait de la Correctionnelle. Et ne se trouve finalement appelée à comparaître qu’une maigre poignée de 20 inculpés…

Du 4 novembre 1935 au 21 janvier 1936, – soit pendant deux mois et demi, et en 55 audiences –, le jury va devoir, à son tour, assister au défilé de quelque 250 témoins, plus une cinquantaine d’avocats assistant les accusés ; il réclamera au passage, devant l’étirement des débats, une augmentation substantielle de ses indemnités journalières, pour avoir à se prononcer au final sur pas moins de 1956 questions, chefs d’accusation.

Les poursuites seront aussi officiellement abandonnées en faveur de personnages plus ou moins clairement compromis : deux députés, Edmond Boyer (1882-1951), ancien député du Maine-et-Loire, Louis Proust (1878-1959), député d’Indre-et-Loire ; Lucien Piet (1872- ?), contrôleur au Crédit municipal de Bayonne ; deux membres d’un Cercle privé de jeu – le Frolic’s, sis 30, rue de Grammont à Paris – : Adrien Cerf et Eugène Tribout ; un ancien boxeur, Maurice Niemenczynski, dit Niemen, avec lesquel Stavinsky semblait prendre des leçons de gymnastique, et un ancien forçat, Georges Haineaux, dit « Jo la Terreur » ; Henri Voix et René Pigaglio, deux de ses « gardes du corps ». Au total, de la tout de même petite friture.

Pour être exhaustif, dans une liste restée bien maigre, signalons encore deux de la pléiade d’avocats auxquels Stavisky eut recours et qui auraient pu être cités à comparaître : René Renoult (1867-1946), ancien député de Haute-Saône devenu sénateur du Var, ministre de la Justice à plusieurs reprises entre 1924 et 1932, et André-Hesse (1874-1940), député de la Charente-inférieure de 1910 à 1936, ministre éphémère ; leur poste leur valut sans doute de ne pas être davantage inquiétés.

Parmi les vingt officiellement inculpés, il faut encore retrancher onze relaxés. À commencer par Arlette, née Simon (1903 – ap. 1988), l’épouse de Stavisky, qui, malgré leur train de vie, affirmera toujours n’avoir été au courant de quoi que ce soit quant à la source de leur fortune. Libérée après treize mois de détention, défendue par le célèbre avocat Vincent de Moro-Giafferri (1878-1956) – l’homme de l’affaire Bonnot, de l’affaire Landru –, elle sera totalement acquittée.

Parmi les dix autres relaxés figurent quatre journalistes, soupçonnés de « recel de fonds provenant d’escroqueries » – soit, d’avoir hébergé dans leur support quelques douteuses publicités : Albert Dubarry (1872- ?), ex-directeur du journal parlementaire La Volonté, qui aura tout de même été soumis à 22 mois d’incarcération ; Pierre Darius (1896- ?), directeur de feuilles à sensation, dont Bec et Ongles, qui disait bien sa vocation ; Paul Lévy (1876-1960), ex-directeur du quotidien Le Rempart, directeur toujours actif de Aux Écoutes, – il avait été, lui, laissé en liberté ; Camille Aymard (1871-1964), propriétaire de La Liberté, sans doute le plus douteux, ex-notaire à Saïgon déjà suspendu pour « graves fautes professionnelles » (auteur, pourtant, d’une thèse de droit sur La Profession du crime en 1906, et aussi d’un libelle où il ne cachait pas ses opinions politiques : Bolchevisme ou fascisme ?… Français, il faut choisir !, Flammarion, 1925).

Et encore, ayant trempé dans diverses sociétés : un inspecteur de la PJ, chargé des archives…, Émile Digoin, et trois « seconds couteaux », spécialistes en écritures : Gilbert Ramognino (qui aura tout de même subi deux ans d’incarcération), Émile Farault et Henri Depardon. Ne seront même pas inquiétés un certain nombre de commissaires véreux – dont, notamment, le commissaire Pierre Bonny, sans doute responsable de la mort de Prince, et qui s’illustrera encore sous l’Occupation, avec la protection de la Gestapo, pour finir exécuté en 1944 –, pas plus qu’un certain Henri Saunois-Chevert, repenti passé indic’…

Place maintenant aux condamnés effectifs, il n’en reste que neuf.

Et l’argent dans tout ça ?, direz-vous. Curieusement, hors les associations mutuelles et la Caisse d’assurances sociales, les compagnies lésées se désisteront et ne demanderont pas à être remboursées. D’une facture qui s’élevait à plus de 300 millions de francs (70 millions au compte du Crédit municipal d’Orléans, 240 millions au compte de celui de Bayonne), le Tribunal, dans son audience conclusive le 21 janvier 1936, ne retiendra à restituer que 36 millions de francs, soit à peine plus de 10%…

Derniers avatars : les bijoux saisis, vrais et faux mêlés, furent mis en vente à l’hôtel Drouot, en pleine période obscure, les 3 et 4 avril 1944, à l’initiative de qui…, au profit de… ? Quant aux porteurs de bons encore restants – une centaine –, ils devront attendre février 1955 pour être remboursés, et remboursés, naturellement, aux prix de 1934…

L’ « affaire » ne devait plus, de fait, mobiliser personne. Y avait-il même eu une « affaire Stavisky » ? Comme le résumait Me Legrand dès le 6 janvier 1936, dans sa plaidoirie pour Gustave Tissier, le seul à avoir tout avoué : « Tout cela, c’est normal. Les avocats ne plaident pas ? ils font des visites ? C’est très normal ! Les policiers n’ont pas arrêté ? C’est normal. Les inspecteurs n’ont pas inspecté, les contrôleurs pas contrôlé ? C’est très normal ! Les rapports sont enterrés ? C’est normal. Vous vous tournez vers l’État, et l’État vous dit : “Comment vos poches sont vides, citoyens contribuables ? Mais c’est tout à fait normal !” »

Épilogue(s) : La belle Arlette, élargie, gagna quelque temps les États-Unis, engagée par un impresario de music-hall, puis comme styliste. Revenue en France, elle repart à la Libération pour Porto Rico, aux bras d’un officier américain. Et c’est en France qu’elle reviendra finir ses jours en 1988 dans la plus grande discrétion.

Le fils Claude, placé vingt longues années en hôpital psychiatrique après le « suicide » de son père, sera remis en liberté en 1956, pour entamer une carrière de prestidigitateur, notamment au cirque Medrano, sous le pseudonyme de Frankestas. Il semble avoir fini ses jours comme magasinier à Sainte-Anne.