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Prison et méthodes de recherche (présentation)

Claire de Galembert, Anaïs Henneguelle, Caroline Touraut

Journée Prison et méthodes de recherche

Depuis les années 1990, la littérature académique sur les institutions carcérales n’a cessé de prendre de l’importance et de se diversifier. En France, les connaissances scientifiques ont été nourries par l’implication d’un nombre croissant de disciplines : sociologie, démographie, histoire, sciences politiques etc. Les enquêtes sociologiques consacrées à l’organisation des institutions carcérales et aux acteurs qui la composent ont notamment connu un véritable essor. Des travaux ont été menés concernant les personnels (Casadamont, 1982 ; Chauvenet, Benguigui, Orlic 1994 ; Milly 2001), le suicide des détenus (Bourgoin 1994), les relations entre détenus et personnels (Rostaing 1997), les trajectoires de détenus (Chantraine 2004 ; Chantraine, Touraut, Fontaine, 2008), la violence (Chauvenet, Orlic, Rostaing, 2008), l’architecture (Milhaud, 2009). Les recherches portant sur les activités des personnes incarcérées ont aussi donné lieu à quelques publications sur le travail des détenus (Guilbaud, 2008), le sport en prison (Gras, 2005) ou les études en milieu carcéral (Salane, 2008). Les mineurs incarcérés ont également fait l’objet de plusieurs recherches ces derniers années (Le Caisne, 2008, Chantraine, 2011, Bailleau F., Gourmelon N., Milburn P., 2012) de même que l’expérience des familles de détenus (Ricordeau, 2008, Touraut, 2012). Plus récemment encore des travaux ont été consacrés à la religion (Béraud, De Galembert, Rostaing, 2013), à l’émergence du droit en prison (Bouagga, 2015) et au vieillissement en prison (Touraut, Désesquelles 2015). Outre les approches sociologiques mobilisant des méthodes qualitatives et quantitatives, des travaux ont été produits à partir de données statistiques (voir notamment les travaux d’Annie Kensey, Pierre Victor Tournier ou d’Aline Désesquelles).

 

Or, peu de travaux ont abordé la question spécifique de la méthodologie de l'enquête en prison. Il existe aujourd'hui des textes épars sur le sujet : Rostaing (2006 et 2010), Le Caisne (2000), Cliquennois (2006), Le Caisne et Proteau (2008), Zanna (2010) par exemple. Cependant, ces travaux sont relativement isolés. Si beaucoup de recherches permettent de rendre compte de ce qui se joue en prison sous des angles très différents, il est intéressant d’engager une réflexion collective sur les méthodologies d'enquête sur ce « terrain limite ». Cette journée d’étude se propose donc de discuter des pratiques de la recherche qui permettent aux scientifiques de produire leurs données à partir desquels se fondent les savoirs sur la prison.

 

Les questions abordées seront nombreuses : Comment réaliser une enquête ethnographique en prison ? Que peut-on observer en détention ? Comment produire des chiffres sur la prison et que disent ces données quantitatives sur l’institution et sa population ? Comment travailler sur la prison à partir d’archives ? Quelles sont les facettes de l’enfermement que les différentes méthodes permettent d’éclairer et celles qui restent peu analysées ? Quelles difficultés pratiques peuvent-être rencontrées en partant d'une méthodologie particulière (observation participante, entretiens, questionnaires, archives etc.) ? Le chercheur rencontre-t-il des obstacles particuliers au vu des contraintes institutionnelles liées aux logiques d’enfermement, de segmentation et de sécurité qui caractérisent en propre les prisons ? Comment le chercheur sur le terrain est-il pris dans des enjeux relationnels ?  Y-a-t-il à cet égard une spécificité de la prison comme terrain ?

Par ailleurs, la posture du chercheur par rapport à son objet interroge particulièrement lorsqu’il travaille sur la prison. Le chercheur est nécessairement ancré dans un contexte politique, social, économique et dans des savoirs historiquement construits. Les recherches sont toujours le fruit d’une imbrication d’une réalité contextuelle et d’un parcours biographique. L’enjeu ici n’est pas de s’adonner à une réflexivité pleine de « complaisance narcissique » (Beaud, 2011) sur le travail d’enquête mais bien d’analyser en quoi les manières dont le chercheur est situé impacte la production de savoirs sur les institutions carcérales en rendant compte des manières de faire en situation. L’enquête de terrain implique et engage inévitablement le chercheur. Alors que les travaux sociologiques ont longtemps ignoré les dimensions personnelles des recherches, comme le rappelle D. Cefaï[1], les émotions et les sentiments du sociologue participent de la recherche. En outre, les passions et les débats suscités par la prison amènent à se questionner sur l’engagement pris dans et par-delà le travail de recherche.

 

Pour répondre à ces différents questionnements, la journée d’étude entend croiser les approches et faire dialoguer les différentes traditions des sciences sociales : méthodologie qualitative ou quantitative, approches par entretien ou par observation, ethnographie, analyse d’archives, de fichiers statistiques etc. Les domaines d’investigation sont ici larges et l’exploration profitera du dialogue entre les recherches prenant appuies sur des méthodologies distinctes et inscrites dans des disciplines diverses. La journée d'étude fera intervenir des économistes, des historiens, des sociologues et ethnologues. En outre, la journée sera aussi l’occasion d'interroger comment le croisement des outils méthodologiques pourrait donner lieu à des travaux de recherche originaux sur le milieu pénitentiaire et, plus largement, sur les institutions d'enfermement, dans une réelle perspective d'interdisciplinarité.

L’analyse des modalités de production des données des recherches, ne peut être envisagée comme étant déconnectée de leurs résultats. Puisqu’ils ne peuvent exciter isolément, la journée liera inévitablement méthodes et connaissances scientifiques sur la prison.

Co-organisation : Claire de Galembert, Anaïs Henneguelle, Caroline Touraut

 

Références

Bailleau F., Gourmelon N., Milburn P., Les établissements privatifs de liberté pour mineurs : entre logiques institutionnelles et pratiques professionnelles, Paris, Rapport de recherche pour la DAP-Ministère de la Justice et le GIP Mission de recherche Droit et Justice, 2012.

Beaud S., « Un fils de « bourgeois » en terrain ouvrier. Devenir sociologue dans les années 1980 », in Simonet M., D. Naudier (dir.), Des sociologues sans qualité ? Pratiques de recherche et engagements, La Découverte, 2011.

Béraud C., Galembert de C., Rostaing C., Des hommes et des Dieux en prison, Paris, Rapport de recherche pour la DAP-Ministère de la Justice et le GIP Mission de recherche Droit et Justice, 2013.

Bourgoin N., Le suicide en prison, Paris, L’Harmattan,1994.

Bruyn F. de, Kensey A., « Durées de détention plus longues, personnes détenues en plus grand nombre (2007-2013) », Cahiers d’études pénitentiaires et criminologiques, n°40, 2014.

Casadamont G., Le détenu vu par son gardien, École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Thèse de Sociologie, 1982.

Cefaï D., L’enquête de terrain, Paris, La découverte, 2003.

Chantraine (G.) (Dir.), avec Caroline Touraut et Séverine Fontaine, Trajectoires d’enfermement. Récits de vie au quartier mineurs, rapport de recherche, DPJJ, publié dans la collection "Études & Données Pénales", n° 106, CESDIP, Guyancourt, 2008.

Chantraine G. (dir), Les prisons pour mineurs. Controverses sociales, pratiques professionnelles, expérience de réclusion, Paris, Rapport de recherche pour la DAP-Ministère de la Justice et le GIP Mission de recherche Droit et Justice, 2011.

Chantraine G., Par-delà les murs, Paris, PUF, collection Partage du savoir, 2004.

Chauvenet A., Benguigui G., Orlic F., Le monde des surveillants de prison, Paris, PUF, « sociologies », 1994.

Chauvenet A., Rostaing C., Orlic F., La violence carcérale en question, Paris, PUF, 2008.

Cliquennois G., « Problèmes méthodologiques inhérents à une recherche sociologique qualitative menée sur les politiques carcérales belges et françaises», Socio-logos, n°1, 2006.

Désesquelles A. « L’enquête HID-prisons : bilan d’une enquête particulière », Courrier des Statistiques, 2003, n°107, p. 43-54.

Désesquelles A. et le groupe de projet HID-prisons, « Le handicap est plus fréquent en prison qu’à l’extérieur », Insee première, n°854, juin 2002.

Désesquelles A., « Handicap en milieu carcéral : quelles différences avec la situation en population générale ? », Population-F, 2005, 60(1-2), p. 71-98.

Gras L., Le sport en prison, Paris, L’harmattan, 2005.

Guilbaud F., Des travailleurs en quête de liberté. Sociologie du travail pénitentiaire,  Thèse sous la direction de Danièle Linhart, Paris X Nanterre, 2008.

Kensey A., Prison et récidive, Paris, Armand Colin, Sociétales, 2007.

Kensey A., La population des condamnés à de longues peines : apports de la socio-démographie pénale à la controverse sue le rôle des aménagements de peine dans la lutte contre la récidive, Thèse de doctorat, IDUP, 2005.

Le Caisne L., Avoir 16 ans à Fleury. Une ethnographie d'un centre de jeunes détenus, Paris, Seuil, 2008.

Le Caisne L.et. Proteau L, « La volonté de savoir sociologique à l'épreuve du terrain, De l'enchantement du commissariat au désenchantement de la prison », Sociétés contemporaines, 72, 2008/4.

Le Caisne L., Prison. Une ethnologue en centrale, Paris, Odile Jacob, 2000.

Milhaud O., Séparer et punir. Les prisons françaises : mise à distance et punition par l’espace, thèse de doctorat, Université Bordeaux 3 Michel de Montaigne, 2009.

Milly B., Soigner en prison, Paris, PUF, collection Sociologies, 2001.

Ricordeau G., Les détenus et leurs proches. Solidarités et sentiments à l’ombre des murs, Paris, Edition Autrement, 2008.

Rostaing C., « On ne sort pas indemne de prison. Le malaise du chercheur en milieu carcéral », in  Payet J P., Rostaing C., Giuliani F. (dir.), La relation d'enquête. La sociologie au défi des acteurs faibles., Presses Universitaires de Rennes, 2010.

Rostaing C., « La compréhension sociologique de l’expérience carcérale », Revue européenne des sciences sociales, XLIV, n°135, 2006, pp. 29-43.

Rostaing C., La Relation carcérale. Identités et rapports sociaux dans les prisons de femmes, Paris, Presses universitaires de France, coll. Le lien social, 1997.

Salane F., Trajectoires scolaires et identités étudiantes en milieu carcéral. L’évasion par le haut, Thèse, Université Descartes, 2008.

Touraut C., Désesquelles A., La prison face au vieillissement. Expériences individuelles et prise en charge institutionnelle, Paris, Rapport de recherche pour la DAP-Ministère de la Justice et le GIP Mission de recherche Droit et Justice, 2015.

Touraut C., La famille à l’épreuve de la prison, Paris, PUF, collection Le lien social, 2012.

Tournier P.V., La Prison. Une nécessité pour la République, Paris, Les Editions Buchet & Chastel, coll. « Essais & Documents»,  2013.

Tournier P.V., « Flux et reflux. La prison en mouvements », in Tournier P.V. (Dir.), Dialectique carcérale. Quand la prison s’ouvre et résiste au changement, Les Editions L’Harmattan, coll. « Criminologie », 2012, 13-19.

Tournier P.V., Dictionnaire de démographie pénale. Des outils pour arpenter le champ pénal,  L’Harmattan, Coll. Criminologie,  2010.

Zanna O., «  Un sociologue en prison », Nouvelle revue de psychosociologie, n°9, 2010/1, pp. 149-162.

 

Pour aller plus loin

- Programme de la journée (avec accès aux vidéos)

 

 

[1]  « Dans la plupart des travaux publiés, les dimensions personnelles du travail de terrain ont été tenues pour négligeables. (…) cette pratique a changé de façon significative pendant les années soixante-dix. Les aspects personnels des activités d’enquête sur le terrain ont été de plus en plus explorés : la dynamique de l’implication et ses conséquences, telle l’identification avec les enquêtés, la place des motivations et des sentiments personnels dans le travail de la recherche, le rôle crucial pour les enquêtés de l’équation personnelle de l’enquêteur. » in CEFAÏ D., 2003, p. 414.