Circulaire sur le placement en apprentissage des enfants jugés en vertu de l’article 66 du Code pénal.
Monsieur le Préfet,
La séparation des diverses classes de prisonniers prescrite par les lois, et recommandée par plusieurs instructions, n’a jamais été effectuée d’une manière complète et permanente ; elle ne le sera qu’après l’exécution de constructions très coûteuses que quelques départements n’ont pas encore entreprises et que beaucoup d’autres n’ont pas terminées. C’est un but vers lequel nous dirigeons nos efforts, tout en reconnaissant que la nécessité de pourvoir à d’autres dépenses urgentes ne nous permettra de l’atteindre que successivement. S’il ne dépend pas de nous de faire cesser aussitôt que nous le désirons la confusion dont un grand nombre de prisons présente l’affligeant spectacle, nous devons mettre d’autant plus de soin à rechercher et à réaliser les améliorations partielles qui diminueront les dangers.
Entre les prisonniers qu’il est désirable d’isoler, ceux qui inspirent le plus d’intérêt, parce qu’ils laissent le plus d’espoir d’un retour au bien, sont les enfants jugés pour les infractions qu’ils ont commises avant l'âge de seize ans.
Les articles 66 et 67 du code pénal établissent une distinction bien tranchée entre les enfants qui, ayant agi sans discernement, sont exempts de toute peine, et ceux qui, ayant agi avec discernement, n’obtiennent, en considération de leur âge, qu’une diminution ou une commutation de la peine encourue. Les premiers sont acquittés et remis à leurs parents, ou conduits dans une maison de correction, pour y être élevés pendant un temps déterminé, et au plus jusqu'à l’accomplissement de leur vingtième année ; les autres sont condamnés et nécessairement enfermés dans la maison de correction.
Quoique la même prison soit désignée pour recevoir ces deux classes, il ne s’ensuit pas qu’on doive les réunir, et confondre les acquittés avec les condamnés, ou les enfants non coupables, que l’administration est chargée de faire élever, avec ceux qui, ayant sciemment commis un délit, sont soumis à une punition. Mais la séparation des deux classes, ou l’affectation d’un quartier spécial à chacune, lors même qu’elle serait praticable, ne remplirait qu’imparfaitement les intentions du législateur : une prison ne sera jamais une maison d'éducation ; d’ailleurs, les enfants traduits en justice appartenant presque tous à des parents pauvres, l'éducation qui leur convient doit les préparer à l’exercice d’une profession, afin de leur assurer des moyens d’existence, et cette condition, impossible à remplir dans les prisons où il n’existe point d’ateliers, serait très difficile dans les grands établissements, où la nécessité d’occuper tous les détenus et de les mettre promptement en état de gagner quelques salaires, exclut les métiers dont l’apprentissage est long, et borne le travail aux objets les plus communs. Ajoutons que l'éducation de la prison, quelques soins qu’on y donne, aura toujours l’inconvénient de laisser les enfants sans communication avec le dehors, sans connaissance des relations sociales, et sans autres liaisons que celles qu’ils auront formées avec leurs compagnons de captivité, et qui ne seront pas exemptes de dangers pour leur avenir.
En effet, le jugement détermine la position légale et non la situation morale de l’individu : il est probable que, dans les réunions d’enfants considérés comme ayant agi sans discernement, il s’en trouvera toujours quelques-uns dont la perversité précoce aura échappé à la pénétration du juge, ou n’aura pas paru assez caractérisée pour éteindre toute disposition à l’indulgence ; on mettrait donc en communication continuelle ceux en qui le défaut de discernement exclut la culpabilité, avec ceux qui, ayant la notion du mal, n’auraient pas laissé de le commettre. Ces derniers répandraient parmi les autres des germes de corruption dont la propagation serait facile, et dont les suites seraient d’autant plus à craindre que les détenus, libérés à l'âge de vingt ans au plus, auraient moins de moyens de pourvoir à leurs besoins au sein d’une société à laquelle ils seraient demeurés étrangers.
A ces considérations morales s’en joint une autre : le séjour dans une prison, quand il se prolonge, altère les forces et la santé des adultes ; il doit à plus forte raison exercer une influence nuisible sur le développement physique des enfants et causer un dommage irréparable à ceux qui sont destinés à vivre du travail de leurs bras.
Dans l’alternative d’ordonner, ou que les enfants seront remis à leurs familles ou qu’ils seront envoyés dans une maison de correction, les tribunaux, quelle que soit leur répugnance à prononcer l’emprisonnement, ne peuvent se dispenser d’appliquer cette disposition quand les parents sont inconnus, absents, sans état, signalés par leur mauvaise conduite, ou frappé eux-mêmes, de condamnations, parce qu’il faut avant tout procurer aux enfants un asile, des aliments, et les préserver du vagabondage ; mais il y a un moyen d’obtenir ces résultats, et d'éviter en même temps les inconvénients inséparables de l’emprisonnement, l’administration ne doit pas hésiter à l’adopter.
Celui qui me paraît satisfaire le mieux à ces conditions, est d’assimiler les enfants dont il s’agit aux enfants abandonnés, et de les placer chez les cultivateurs ou des artisans, pour être élevés, instruits et utilement occupés, sauf à payer une indemnité à leurs maîtres.
Des essais tentés avec succès dans plusieurs départements ont fait penser qu’il serait utile de donner à cette mesure une application plus étendue. Ses avantages sont incontestables : d’abord les enfants seront dispersés, de manière que les mauvais penchants des uns ne se transmettent pas aux autres ; l'éducation de la famille sera meilleure, sous tous les rapports, que celle de la maison de correction ; l’aptitude au travail s’acquerra plus sûrement sous la direction d’un maître intéressé aux progrès de l’apprenti ; enfin les élèves dont la conduite aura été satisfaisante, trouveront dans leurs parents adoptifs des guides et des appuis.
Avant d'établir en règle générale ce qui n’avait été pratiqué jusqu'à présent que par exception, j’ai examiné, de concert avec M. le garde des sceaux, la question de la légalité. Nous avons reconnu que l’espèce de détention autorisée par l’article 66 du Code pénal, et ordonnée par des jugements dont la première disposition prononce l’acquittement des détenus, n’est pas une peine, et doit être considérée comme une mesure de police pour rectifier l'éducation (Arrêts de cassation, 21 juin 1811 et 17 juillet 1812), comme un moyen de discipline (Arrêt de cassation, 17 avril 1824), ou enfin comme un supplément à la correction domestique (Arrêt de cassation, 16 août 1832).
Il suit de là que le gouvernement peut en faire cesser ou bien atténuer les effets, sans recourir à la clémence royale, dont l’intervention n’est nécessaire que pour la remise des peines proprement dites. Rien ne s’oppose donc à ce que la surveillance et l'éducation des enfants soient réglées par mesure administrative, avec les précautions et sous les réserves que je vais indiquer.
Lorsqu’il se trouvera dans l’une des prisons de votre département un enfant jugé en vertu de l’article 66, vous inviterez la commission administrative des hospices, et, à son défaut, la commission de surveillance de la prison ou le bureau de bienfaisance, à prendre des informations sur les personnes de la ville ou de la campagne qui consentiraient à le recevoir pour l'élever et l’instruire. Vous traiterez de préférence avec celles qui, offrant des garanties suffisantes sous les rapports du caractère, de la probité et des mœurs, seront les plus capables de préparer les enfants à l’exercice d’une profession industrielle ou aux travaux de l’agriculture. Vous vous réserverez le droit d’annuler le traité, s’il est constaté que le maître use de mauvais traitements envers l'élève, ne pourvoit pas à ses besoins, ou ne l’instruit pas convenablement. Par réciprocité, le maître pourra demander que l'élève soit retiré, si celui-ci abuse de la liberté qu’il aura recouvrée, et donne des sujets de mécontentement graves. Il sera convenu aussi que le traité cessera d’avoir son exécution si le gouvernement juge à propos de faire remettre l’enfant à sa famille avant l'époque fixée par le jugement, ou si, après cette époque, et avant l’expiration du temps d’apprentissage, ses parents le réclament.
Une condition essentielle d’ordre public, que je vous recommande de ne point omettre, est que les enfants seront réintégrés dans la prison à la première réquisition du procureur du roi. Il est indispensable que la justice conserve ses droits, et que la société ne reste pas désarmée envers des individus qui, ayant déjà failli, doivent rester soumis aux mesures de répression que les jugements autorisent.
La durée du contrat d’apprentissage n’excèdera pas la limite posée par le Code, c’est-à-dire que le maitre n’aura droit au travail de l'élève que jusqu'à ce que celui-ci ait accompli sa vingtième année. Les tribunaux peuvent, à la vérité, restreindre l’apprentissage à un, deux ou trois ans ; mais il ne suit pas de là que le terme de l’apprentissage doive être le même. Plusieurs considérations s’opposent à ce que des mineurs soient abandonnés à eux-mêmes après un temps si court. D’abord, le maitre ne jouirait pas des services utiles que l’usage lui assure, et cette circonstance, si elle ne devenait pas un obstacle absolu aux arrangements à conclure, les rendrait nécessairement onéreux à l’administration. D’un autre côté, l'élève sortirait de chez le maitre avant d'être en état de gagner sa subsistance, et à un âge où il aurait encore besoin d'être dirigé ; non seulement les dépenses faites pour son éducation seraient perdues, mais ce qui serait plus fâcheux encore, on aurait à craindre que la misère ne lui fît commettre de nouvelles infractions. Lors donc qu’il s’agit de mineurs qui, n’ayant ni patrimoine, ni famille connue, rentrent par cela même dans la classe des enfants abandonnés, vous pouvez user à leur égard du droit de tutelle déféré à l’administration, et engager leurs services pour un temps plus long que celui qu’a fixé le jugement, et même, au besoin, jusqu'à vingt ans accomplis, avec d’autant plus de raison, que des conditions semblables sont journellement stipulées pour des enfants pauvres qui n’ont pas attiré sur eux le sévérité de la justice (Lois des 28 juin 1795 et 15 pluviôse an XIII. Décret du 19 janvier 1811). Il sera entendu, toutefois, que la faculté réservée au ministère public de faire réintégrer les enfants de la prison restera limitée à la période déterminée pour l’emprisonnement.
L’usage ordinaire, dans les transactions de cette espèce, est de compenser les premiers frais que supporte le maître, avec les services que lui rend l’apprenti pendant les dernières années ; mais attendu la position particulière des enfants dont nous nous occupons, et les préventions qui s'élèvent naturellement contre eux, il sera probablement nécessaire d’accorder une indemnité qui couvre en partie les frais de leur entretien. Il faut prévoir aussi que l’apprentissage pouvant être interrompu par la réclamation de la famille ou par l’ordre de reconduire les enfants dans la prison, ces circonstances donneront lieu à un dédommagement dont il sera prudent de régler les bases à l’avance.
Les conventions arrêtées entre les autorités locales et les maîtres ne deviendront définitivement obligatoires que par votre approbation, qui devra toujours être réservée. Avant de l’accorder, vous demanderez au procureur du roi son adhésion, et, pour qu’il puisse la donner en connaissance de cause, vous lui communiquerez, avec les actes provisoires dont il est chargé d’examiner la régularité, les renseignements recueillis par l’administration pour constater que les personnes admises à traiter avec elle présentent des garanties suffisantes, tant dans l’intérêt des mineurs que dans l’intérêt de la société. En cas de dissentiment entre vous et ces magistrats, vous m’en référeriez avant de passer outre.
Dès que vous aurez approuvé un contrat d’apprentissage, vous en adresserez une copie au procureur du roi, qui, en vertu des instructions de M. le garde des sceaux, fera lever les écrous, et autorisera les gardiens des prisons à remettre les enfants entre les mains des personnes désignées.
Les soins de l’administration ne se borneront pas à ses opérations ; il faut que les enfants placés chez des maitres soient les objets de sa constante attention. Indépendamment de la surveillance qu’il appartient au ministère public et à la police locale d’exercer sur eux, les membres des commissions des prisons ou des administrations charitables seront appelés à s’assurer fréquemment des résultats de l'éducation morale et industrielle qu’ils recevront. Je ne doute pas que vous ne trouviez ces fonctionnaires disposés à vous prêter leur concours.(Une circulaire de M. de Rémusat, sous secrétaire d’Etat de l’intérieur, demande aux préfets un état numérique des enfants placés en apprentissage, en vertu de la circulaire du 3 décembre 1832).
Il me reste à vous entretenir des dépenses auxquelles donneront lieu les dispositions qui précèdent.
L’ordonnance du 6 juin 1830 affecte les maisons centrales aux condamnés qui doivent garder prison pendant plus d’un an, et dont l’entretien est porté au budget des dépenses fixes ou communes à plusieurs départements. Quoique la détention des enfants jugés en vertu de l’article 66 ne puisse être au-dessous d’une année (Arrêt de cassation, 10 octobre 1811), et qu’elle excède ordinairement ce terme, ils n’appartiennent pas à la population des maisons centrales, parce que, loin que la qualification de condamnés leur soit applicable, ils sont au contraire acquittés, et reclus à titre de secours plutôt que de punition. Leur entretien, comme celui des autres individus admis dans les maisons de refuge ou de mendicité, reste à la charge des centimes affectés aux dépenses variables ; c’est donc sur les crédits alloués pour le service ordinaire des prisons, et subsidiairement sur les fonds des dépenses imprévues, que ces frais seront acquittés.
Ce n’et point une charge nouvelle pour les départements ; ce n’est qu’un mode différent de pourvoir à la même dépense avec plus d’utilité et probablement aussi avec plus d'économie. Lors même que l’apprentissage ne serait pas compensé par le travail de l'élève, la somme à payer au maître étant généralement inférieure aux frais d’entretien et d'éducation d’un prisonnier, dont la détention dure plusieurs années, nous aurons concilié l’intérêt général avec l’intérêt financier ; ce résultat ne sera pas douteux si vous choisissez les maîtres parmi les cultivateurs ou les artisans qui habitent les communes rurales.
Je désire que vous m’adressiez copie des traités que vous aurez passés : leur examen, en me permettant d’apprécier la régularité de vos opérations, me mettra en état de suppléer à ce que mes premières indications laisseraient à désirer, et de faire profiter tout le royaume des perfectionnements que vos lumières et l’expérience vous auront suggérés.
La pensée du gouvernement étant de soustraire à la contagion du vice, et de préparer une existence honnête à de malheureux enfants que des causes étrangères à leur volonté amènent devant la justice, la première précaution que je vous recommande comme condition du succès, consiste à les isoler complètement des adultes dès l’instant de leur entrée dans la maison d’arrêt, lorsqu’ils ne sont encore écroués que comme prévenus. Tout contact avec les hommes ne pourrait que les corrompre et empêcher l’effet des mesures de prévoyance qui seront prises à leur égard après le jugement. Pour prévenir des communications qui influeraient d’une manière si désastreuse sur l’avenir des jeunes détenus, vous enjoindrez aux gardiens des prisons de les tenir constamment dans un local séparé, sous peine de destitution ; vous ferez vérifier par les maires et par les commissions de surveillance, et vous vous assurerez, en visitant les prisons et en les faisant visiter par les sous-préfets, si vos ordres sont scrupuleusement exécutés.
Recevez, etc.
Le pair de France, ministre du commerce et des travaux publics,
Comte d’Argout
Source : Code des prisons, 1845, t. 1, p. 157.