Alphonse Bertillon (1853-1914) tient une place essentielle dans l’histoire des savoirs sur le crime durant la période comprise entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle.
Influencé par l’anthropologie criminelle, il contribue tout d’abord à la mise en place, à Paris, de nouvelles méthodes policières d’identification au sein de la Préfecture de police. À partir des années 1880, il participe également à la promotion d’un savoir policier spécifique et à sa large diffusion tant en France qu’à l’étranger.
Son œuvre connaît un rayonnement important à l’échelle mondiale et Alphonse Bertillon est unanimement reconnu comme l’un des fondateurs de la police scientifique. Dans le même temps, il participe à l’essor de formes inédites d’expertises judiciaires et développe des techniques et des savoirs inédits dans le champ de l’identification. Sa production écrite, foisonnante, porte sur un nombre considérable de sujets, de la photographie judiciaire à la dactyloscopie, de l’administration des fichiers à l’analyse des traces.
Cette exposition se propose d’offrir un panorama complet sur Alphonse Bertillon à travers la mise en valeur de nombreuses archives iconographiques et d’outils scientifiques tels que bibliographies et répertoires archivistiques.
Il s’agit aussi de stimuler, à travers ce projet, des articles neufs consacrés au champ dynamique de la recherche en sciences sociales consacré à l’identification des personnes et de promouvoir, dans une perspective comparative, des travaux portant sur la réception et l’adaptation de l’œuvre de Bertillon en Europe et dans le monde.
Alphonse Bertillon (1853-1914), biographie d’un identificateur
Considéré tour à tour comme le fondateur de l’anthropométrie, de la photographie signalétique, de la dactyloscopie ou de la criminalistique, Alphonse Bertillon (1853-1914) représente l’une des figures centrales de l’histoire de la police scientifique.
Issu d’une famille de savants (démographes, médecins, anthropologues et statisticiens), il est employé à partir de 1879 à la Préfecture de police de Paris comme simple commis aux écritures, chargé de la copie et du classement des fiches signalétiques et photographiques. Il constate l’approximation qui entoure cette activité et conçoit un système de classement fondé sur une série de neuf mesures anthropométriques divisées en trois parties (petit, moyen et grand), permettant ainsi une répartition des fiches en 3 divisions différentes.
Bertillon doit toutefois attendre 1882 pour convaincre le Préfet de police Ernest Camescasse du bien fondé de son système. Au terme de trois mois d’essai, il parvient à identifier un criminel récidiviste arrêté peu de temps auparavant pour vol et pris en flagrant de délit lors d’un cambriolage. Dissimulé sous un faux nom, il est trahi par les mesures de son corps qui le conduisent aux aveux. Ce succès rapide et inespéré détermine la carrière de Bertillon qui impose rapidement son système de classement à l’ensemble des institutions policières, judiciaires et carcérales.
Le système anthropométrique permettait de distinguer deux individus différents, mais sans pouvoir apporter la preuve indiscutable de l’identité d’une personne. Sans remédier complètement à cette imperfection majeure, Bertillon élabora un système de plus en plus précis de signalement composé de quatre branches : l’anthropométrie, enrichie par des typologies nouvelles de l’oreille, du nez ou de l’iris ; le signalement descriptif de plus en plus détaillé, assimilé à un « portrait parlé » du visage et du corps ; le signalement photographique, amélioré régulièrement par la définition d’un protocole global déterminant les prises de vue de face et de profil ; le relevé des marques particulières qui permettait la localisation de tous les signes individuels et corporels, cicatrices, tatouages ou grains de beauté.
La mise en place de ces techniques d’identification répond alors en France au débat public sur les récidivistes qui aboutit, en 1885, à la loi dite de « relégation » prévoyant leur éventuelle déportation au bagne. Dans ce contexte, l’efficacité du système - près de 5 000 récidivistes sont identifiées entre 1882 et 1893 - rend possible son extension rapide à travers la transformation des fichiers de police. Outre le double système de classement, phonétique d’une part et anthropométrique d’autre part, Bertillon introduit une véritable révolution bureaucratique dans l’organisation de l’identification policière.
Après la création du Service de l’identité judiciaire, en 1893, il applique ses méthodes de classements aux « sommiers judiciaires », vaste fichier national qui réunit les signalements et les données de tous les criminels condamnés. L’architecture des locaux, la définition de procédures d’écritures, de vérifications et de recherches, l’utilisation d’un système de couleurs, de sigles et d’abréviations et l’unification des fiches signalétiques concourent à une mutation radicale du fichier central.
Dès lors, Bertillon contribue à l’élaboration d’un système réticulaire entre la capitale, les régions, voire même les colonies. Dans toutes les grandes villes, des bureaux d’identification fonctionnent sur le même modèle que le service parisien et ils alimentent autant le fichier central que des fichiers locaux ou spécialisés. En liaison avec les enquêteurs de police judiciaire, Bertillon contribue à l’élaboration des supports mobiles employés durant les recherches : albums photographiques de catégories de criminels, notices signalétiques et journaux de police. Généralisation de l’identification, unification des supports, système national d’information et de diffusion : Bertillon peut être considéré comme l’architecte d’une mémoire policière d’un nouveau type.
Le « bertillonnage », développé au sein de la police parisienne, suscite de nombreux projets d’extension de l’anthropométrie aux domaines civil et militaire. Il s’applique aussi directement aux populations nomades soumises au port d’un carnet anthropométrique à partir de 1912. En accélérant la rationalisation de l’état civil, du signalement et du contrôle de la mobilité, les principes de l’identification policière s’étendent ainsi à des catégories d’individus désignées comme dangereuses : les anarchistes dans les années 1890, les Français et les étrangers jugés subversifs avant 1914, puis les étrangers auxquels est attribuée une carte d’identité obligatoire à partir de 1917.
Pionnier de l'enquête scientifique, salué par Conan Doyle, dans Le chien des Baskerville, comme l'inspirateur de Sherlock Holmes, Bertillon élargit l'étude de l'identité à celle de tous les indices matériels relevés sur la scène du crime. Sans constituer une œuvre de synthèse, Bertillon multiplie les inventions : photographie des cadavres et des scènes de crime, appareils de relevés des traces, transport des indices, etc. Il s'impose alors comme le premier expert en matière de police scientifique et ses analyses photographiques, chimiques, graphologiques permettent de résoudre de nombreuses affaires criminelles et contribuent à sa renommée.
Paradoxalement, la découverte des empreintes digitales comme indice probant de l’identité ne suscite chez lui qu’un intérêt mitigé. Il est l’un des premiers à utiliser ces relevés lors des enquêtes criminelles, permettant ainsi de prouver la culpabilité d’un suspect dès 1902, et propose même un système de classification dactyloscopique. Mais, dans le même temps, il refuse de modifier son système anthropométrique de classement et retarde l’application en France de l’une des innovations les plus capitales dans l’histoire de la police.
En 1899, il est appelé lors du procès Dreyfus pour effectuer une analyse graphologique décisive du document prouvant la trahison de l’accusé. Persuadé de la culpabilité de l’officier, il élabore une théorie obscure qui prétend révéler la falsification de sa propre écriture par Dreyfus lui-même afin de tromper la justice. Une campagne publique s’abat sur Bertillon, vilipendé par la presse qui l’accuse de soutenir le mensonge d’État et ironise sur ses compétences. L’affaire Dreyfus menace la carrière de Bertillon qui échappe de peu à la radiation de la Préfecture de police. Défendu par le Préfet Louis Lépine, il se voit retirer le service de l’identification graphique confiée au laboratoire de toxicologie et ne peut constituer, comme il le souhaitait, un pôle de police scientifique finalement créé à Lyon, en 1910, par l’un de ses fidèles, Edmond Locard.
Malgré ces obstacles qui compromettent la reconnaissance publique et administrative de la police scientifique, le rayonnement de l’œuvre de Bertillon est immense. À partir d’un enseignement novateur consacré aux signalements et aux reconnaissances anthropométriques (1895), au signalement descriptif (1902) et à la police technique (1912), il diffuse ses méthodes auprès de nombreux policiers français et étrangers.
Pédagogue et vulgarisateur, il met en place une véritable didactique qui accorde une large place à l’image. Les vastes panneaux photographiques des séries de nez, de fronts et d’oreilles, les planches colorées de la classification de l’iris, les multiples typologies de portraits composent une iconographie qui recourt souvent au spectaculaire : photographies de cadavres, mannequins en cire mimant les opérations de mensurations, empreintes sanglantes.
Dès 1883, à Amsterdam, Bertillon conçoit les éléments visuels qui sont exposés dans de très nombreuses expositions universelles et internationales à Paris (1889 et 1900), Moscou (1891), Liège (1905), Dresde (1909) ou Bruxelles (1910) et présentés lors de congrès internationaux de sciences pénitentaires, de droit pénal ou d’anthropologie criminelle. Un musée de police fondé en 1907 à Paris présente les techniques employées en France et appliquées dans de nombreux pays d’Europe, aux États-Unis et en Amérique du Sud, en Chine et au Japon.
Grâce à ce nouveau répertoire visuel, Bertillon impose une stratégie d’observation qui transforme profondément le regard policier. Le corps criminel, stigmatisé et médicalisé à travers une grille anthropologique d’identification, est considéré selon ses différences morphologiques. De la sorte, le « bertillonnage » rencontre en grand succès auprès de l’anthropologie criminelle italienne qui tente de définir les stigmates morphologiques et physiologiques du criminel-né. Dans le même temps, la prise en compte de critères tels que la race, le teint, le caractère ethnique contribue à diffuser au sein de l’institution policière les principes de l’anthropologie raciale.
En 1914, la mort de Bertillon coïncide avec le premier Congrès de police judiciaire internationale de Monaco qui consacre la « fiche parisienne » et envisage, avant la fondation d’Interpol en 1923, la création d’un casier central international. La police d’identification et la criminalistique naissante se diffusent désormais dans tous les pays, l’administration policière des identités devenant dès lors un instrument indissociable de l’État contemporain.
La loi de 1885 sur les récidivistes et l’anthropométrie judiciaire
Aux débuts de la Troisième République, le développement des études statistiques en matière judiciaire autorise un nouveau regard sur la délinquance et la criminalité. De nombreuses études publiées durant les années 1870 soulignent l’importance de la récidive et font apparaître le nombre des individus arrêtés plusieurs fois par les autorités, les « récidivistes ».
Ce phénomène alimente alors de nombreux débats parmi les spécialistes des questions criminelles et carcérales. La presse s’empare de ce thème, sous la rubrique des fait-divers notamment, et présente les criminels récidivistes comme une « armée du crime » ou une véritable « plaie sociale » : le crime et les criminels deviennent alors un sujet de préoccupation qui intéresse une grande partie de l’opinion publique.
En 1882, Alphonse Bertillon applique un système de classement des fiches de police suivant les mesures prises sur les individus arrêtés. Concrètement, ce système s’appuie sur une répartition des fiches individuelles suivant une série d’une dizaine de mesures du corps successivement divisées en trois parties (petit, moyen et grand) : les fiches sont d’abord divisées en trois parties selon la taille, chacune de ces trois parties est ensuite divisée selon l’envergure des bras, puis selon la taille du buste, la longueur de la tête, etc.
Cette méthode s’inspire directement des travaux du savant belge Adolphe Quételet qui appliqua pour la première fois un traitement statistique aux mesures du corps humain. Destiné à identifier un récidiviste d’une arrestation à l’autre sans recourir à ses aveux ou à son nom, susceptible d’être dissimulé, cette innovation systématise le recours au corps comme élément central de l’identification des personnes.
Le degré de précision requis par ce système nécessite l’usage d’instruments nouveaux qui intègrent rapidement la panoplie des outils policiers, comme les compas, les toises ou les échelles graduées. Entre 1880 et 1900, des laboratoires anthropométriques se répandent rapidement dans le monde auprès de tous les services de police des grandes métropoles : Paris (1882), Buenos Aires (1889), Mexico (1892), Bucarest (1893), Berlin et Madrid (1896), Chicago (1897), Lisbonne (1900), Londres (1901), Le Caire et Rome (1902).
Appliqué initialement aux suspects arrêtés par la police, l’enregistrement des mesures du corps concerne progressivement tous les individus détenus dans les prisons, les criminels libérés, les prostituées enregistrées par la police, les étrangers expulsés, les individus arrêtés condamnés à des peines très faibles et remis en liberté, comme les vagabonds ou les mendiants, puis les « nomades » (Tsiganes) à partir de 1912.
En France, un dispositif très clairement centralisé tente de concentrer en un seul lieu, à la Préfecture de police dans les sommiers judiciaires, tous les signalements anthropométriques réalisés en métropole mais aussi dans les colonies, où sont également créés des bureaux anthropométriques. Le système anthropométrique n’est pas immédiatement et totalement efficace : il ne permet tout d’abord qu’un nombre limité d’arrestations et ne représente pas une preuve indiscutable devant les tribunaux. C’est pourquoi Alphonse Bertillon s’engage à développer d’autres techniques alternatives de lecture et de transcription du corps comme la photographie judiciaire et le « portrait parlé ».
Dès les années 1890, les empreintes digitales remplacent progressivement l’anthropométrie comme système de classement des fichiers de police. Même si les résistances de Bertillon retardent la diffusion de la dactyloscopie en France, sa « méthode anthropométrique » reste perçue comme une innovation capitale dans l’histoire de l’identification des personnes.
Le service photographique de la Préfecture de police
En 1874, la Préfecture de police se dote d’un service photographique. Il se contente initialement d’élaborer des portraits de « criminels de marque ». Progressivement, ce service commence à confectionner des photographies de tous les individus arrêtés et écroués au Dépôt. En matière d’identification, l’activité de ce service s’avère pourtant rapidement problématique. Les clichés réalisés manquent d’uniformité et s’inspirent encore le plus souvent des portraits d’artistes réalisés et vendus par les photographes professionnels. De plus, ils ne font l’objet d’aucun classement rigoureux permettant de les retrouver aisément lorsque cela s’avère nécessaire.
Le 25 février 1888, le service de la photographie est rattaché au service d’identification anthropométrique à la Préfecture de police de Paris. Alphonse Bertillon réorganise alors entièrement son fonctionnement et introduit de nombreuses innovations techniques. De nouveaux locaux sont installés et toutes les étapes de la photographie judiciaire font l’objet d’un effort de rationalisation.
Les appareils employés, la prise de vue, la distance entre l’appareil et le sujet, la pose du sujet, de face et de profil, le siège de pose et le repose-tête, la luminosité, tous ces aspects sont désormais régis par des procédures strictes visant plusieurs buts : améliorer la qualité technique des images, établir des points de ressemblance précis, garantir la réalisation, le développement et le traitement quotidien d’un grand nombre d’images.
En 1890, un ouvrage de synthèse, La photographie judiciaire, rassemble tous les éléments de cette réforme qui transforme l’image en un outil traditionnel des procédures d’identification. Sans jamais constituer une preuve irréfutable d’identité, la photographie signalétique s’impose désormais comme un élément important des techniques policières modernes.
Fort de ses connaissances techniques acquises dans les années 1880, Bertillon contribue au développement de nombreuses innovations dans le champ de la photographie judiciaire. Il entreprend de réduire les photographies pour faciliter le repérage de personnes recherchées par l’emploi des « Albums DKV » ou de « photographies timbres-poste ». Bertillon œuvre aussi en faveur d’un usage plus rationnel des photographies sur les documents d’identité. Enfin, il contribue à développer la photographie des indices et des lieux, en particulier par la « photographie métrique » qui permet conserver une image très précise des lieux de crime ou des cadavres lors des enquêtes criminelles.
L’anthropométrie dans les prisons
Les prisons, et plus largement l’ensemble des centres de détention, ont joué un rôle déterminant dans la diffusion du système anthropométrique en France. Dès les années 1850, plusieurs projets de l’administration pénitentiaire préconisant d’appliquer la photographie aux détenus témoignent d’un intérêt précoce pour une meilleure identification des prisonniers. L’épisode de la Commune favorisa également le développement de cette technique spécifique d’identification mais, au début des années 1880, l’enregistrement photographique des prisonniers restait fondé sur des pratiques locales et hétérogènes. Le Dépôt de la Préfecture, par lequel transitaient notamment les criminels de la capitale, représenta par la suite le tout premier laboratoire d’expérimentation des mensurations effectuées par Alphonse Bertillon. Avant leur transfert dans une prison, parisienne ou non, certains condamnés sont identifiés dès 1882 grâce à l’anthropométrie. Deux ans plus tard, une première mesure non réglementaire engage la généralisation de l’identification anthropométrique à l’ensemble des prisons de la Seine. Bertillon communique alors à tous les centres de détention un manuel qui expose la méthode anthropométrique et décrit les instruments utilisés au service d’identification de la Préfecture.
Par une circulaire du 13 novembre 1885, Louis Herbette, directeur de l’administration pénitentiaire, décide d’imposer la création de services d’identification dans toutes les prisons centrales françaises. Trois jours après la promulgation de ce texte, il participe aux côtés de Bertillon, en tant que représentant de la délégation française, au premier congrès d’anthropologie criminelle organisé à Rome. Herbette y fait alors l’éloge de la méthode anthropométrique et insiste sur son efficacité dans les prisons françaises : « À Paris comme à Versailles, à Melun, à Poissy, à Lyon, etc., le procédé est appliqué dans son intégrité. Quelques jours ont suffi pour l’enseigner aux gardiens. Dans les prisons moins importantes, on se contente de noter sur le registre d’écrou les diamètres céphaliques, ainsi que la longueur du médius gauche, de l’auriculaire gauche et du pied gauche. Ces indications suffisent pour déjouer toute tentative de falsification d’identité ».
En 1887, les registres d’écrou sont officiellement modifiés et disposent désormais de lignes imprimées destinées à recevoir les indications des mesures « relatives au diamètre de la tête, au pied, au doigt médius, au profil du nez et à la couleur des yeux ». Cette initiative traduit la volonté des responsables de l’administration pénitentiaire d’étendre et d’uniformiser les mensurations anthropométriques ainsi que leur souci de procéder à une rénovation complète des services d’identification dans les prisons. La phase précédente, qualifiée de « période d’essai », laisse dès lors place à une généralisation des pratiques de mensurations. De nouvelles instructions détaillent les modes d’acquisition et de conservation des instruments de mesure, déterminent un fournisseur officiel des fiches auxquelles doivent recourir toutes les prisons françaises et insistent sur la nécessité de former de manière adéquate les agents pénitentiaires. Dans le même temps, le 5ème bureau de la Direction de l’administration pénitentiaire est chargé d’harmoniser le fonctionnement des services d’identification dans les prisons. En mai 1888, une nouvelle circulaire étend l’anthropométrie à toutes les prisons départementales, décidant ainsi une conversion de la totalité des établissements carcéraux aux nouvelles méthodes de l’identité judiciaire. Quelques années plus tard, pour accompagner cette mesure, le service de l’identité judiciaire parisien délivre une formation spéciale à tous les gardiens de prisons.
Si les services de l’administration pénitentiaire ont de la sorte constitué un relais primordial dans le processus d’extension de l’anthropométrie, ils l’ont été tout autant en échangeant de manière de plus en plus systématique les données qu’elle permet d’obtenir avec les services locaux de police, les commissariats et les brigades de gendarmerie, notamment à des fins d’identification des détenus libérés ou des Tsiganes réputés « nomades » dans le cadre de l’application de la loi du 16 juillet 1912.
La méthode du « portrait parlé »
Le « portrait parlé » est une technique de signalement inventée par Alphonse Bertillon dès l’origine de son système fondé sur les mesures anthropométriques.
Synthétisée en 1893, cette méthode complétait les mensurations afin de pouvoir démontrer avec davantage de certitude l’identité d’une personne. Chaque partie du corps et du visage correspondait à une notation appropriée et était transcrite dans un ordre donné pour obtenir une fiche signalétique individuelle susceptible d’être réduite sous forme de notice.
Bertillon décomposa chaque partie du visage suivant des typologies très détaillées. Le nez, par exemple, était décrit par six caractéristiques essentielles : la racine du nez, le dos, la base, la hauteur, la saillie et la largeur. Aux éléments essentiels du visage, s’ajoutaient le système pileux, les bras et jambes, l’allure générale, une mention relative à la « race » et à la couleur de la peau.
Tout le système du « portrait parlé » reposait sur un mode de rédaction très précis fondé sur une longue série d’abréviations et sur un lexique composé de termes conventionnels ; une fiche complète comprenait plus d’une centaine d’annotations.
L’enseignement du portrait parlé constituait un élément fondamental de la formation des agents aux nouvelles méthodes d’identification et son apprentissage joua un rôle non négligeable dans la professionnalisation des policiers et des gendarmes, à partir des années 1900. Ce système s’avérait cependant très compliqué à utiliser dans la pratique quotidienne.
Pendant longtemps, la méthode du « portrait parlé » conserva un certain prestige et devait permettre aux agents expérimentés de « repérer à coup sûr un prévenu perdu dans la foule ». Mais les difficultés rencontrées dans la transmission télégraphique du portrait parlé, malgré l’invention de plusieurs codes spéciaux, et l’absence d’entente internationale concernant le choix d’un vocabulaire universel condamnèrent la méthode du « portrait parlé » dont l’usage déclina progressivement dans l’entre-deux-guerres.
Les empreintes digitales face à l’anthropométrie
Au cours des années 1880-1900, les techniques d’identification développées par Alphonse Bertillon sont progressivement reconnues et utilisées par les institutions de police en France et à travers le monde.
Le principe du classement anthropométrique des fichiers est cependant concurrencé, dès les années 1890, par l’emploi des empreintes digitales qui permettent la constitution d’un système alternatif d’organisation des fichiers. Des recherches conduites notamment en Grande-Bretagne et dans l’empire britannique par William Herschel, Henry Faulds, Edward Henry et Francis Galton, en Argentine par Juan Vucetich ou en Italie par Giovanni Gasti révèlent l’intérêt des empreintes digitales en matière d’identification. Rapidement, chaque pays voit se développer des méthodes simplifiées et rigoureuses de classement des traces papillaires qui présentent de nombreux avantages pour les services d’identité judiciaire.
Dans un premier temps, Bertillon intègre le relevé des empreintes sur les fiches signalétiques, mais il reste réticent à la conversion des fichiers anthropométriques sur lesquels reposait sa renommée internationale. Il publie cependant en 1903 une notice qui, présentant une méthode originale de classement des empreintes digitales, ne sera toutefois mobilisée que pour une portion très limitée des fichiers de la Préfecture de police.
Paradoxalement, durant l’affaire Reibel-Scheffer en 1902, Bertillon est l’un des premiers à révéler l’identité d’un criminel à partir de ses empreintes digitales relevées sur une scène de crime. Autour de 1910, il créé au sein de ses services une section d’identification spécialement dédiée à la reconnaissance de ce type de traces et élabore une série d’instruments utilisés pour le transport d’indices sur lesquels ont été trouvées des empreintes digitales. À partir de cette période, il devient aussi un véritable expert en la matière et livre de multiples rapports demandés par la Justice lors de procès criminels.
Alors même que Bertillon favorisa la diffusion de nouvelles méthodes d’identification au sein de la police française, son opposition à un classement fondé sur les empreintes digitales retarda de plusieurs décennies la conversion des fichiers de la police française au principe de la dactyloscopie.
Le développement international d’une police d’identification
La méthode anthropométrique, développée en France à partir des années 1880, suscite un très grand intérêt à l’étranger où le service parisien de l’identité judiciaire s’impose rapidement comme un « modèle ». En quelques années, cette méthode se répand en Europe, d’abord en Italie, en Suisse, en Grande-Bretagne et en Allemagne, puis dans le monde entier (Chili, Égypte, États-Unis, etc.). Dans tous ces pays, des experts en identité judiciaire importent les savoirs et techniques promus par Bertillon qu’ils considèrent comme universels. Responsables de nouveaux laboratoires de police, ces experts viennent à Paris pour y suivre les enseignements de Bertillon ou entretiennent une correspondance avec lui. Dans le même temps, des traductions des écrits de Bertillon en italien, anglais, allemand, italien ou espagnol contribuent à former les premières pièces d’un corpus international de savoirs consacrés à l’identification des criminels. Au cœur de ce réseau de savants, une forme de compétition entre experts apparaît aussi car chaque pays adapte les procédés de Bertillon ou développe de nouvelles technologies concurrentes : formats et contenus des fiches, méthodes de classement, techniques d’analyse des indices sont discutés et comparés dans des revues spécialisées et des congrès d’anthropologie criminelle, de droit pénal ou de sciences pénitentiaires. Dans ces lieux d’échanges, l’idée d’une unification internationale des modalités policières d’identification voit le jour dans les années 1890. Une proposition dans ce sens est par exemple formulée, mais sans suite, au cours de la Conférence internationale pour la défense sociale contre les anarchistes organisée à Rome en 1898.
L’approfondissement des savoirs sur les empreintes digitales résultant en particulier des travaux menés en Grande Bretagne par Francis Galton, Edward R. Henry et Henry Faulds, en Argentine par Juan Vucetich, en Allemagne par Gustav Roscher et Otto Klatt, en Italie par Giovanni Gasti ou au Danemark par Hakon Jörgensen, conduit pourtant progressivement à l’abandon de l’anthropométrie comme méthode unique de classement. L’essor des connaissances dans le domaine de la dactyloscopie semble initialement entraîner une forme d’antagonisme entre les deux systèmes. En réalité, une forte majorité d’experts s’accorde rapidement à reconnaître la dactyloscopie comme plus efficace, moins contraignante et surtout moins coûteuse. Bertillon contribue d’ailleurs lui-même à favoriser le recours à la dactyloscopie, même si la conversion totale des fichiers anthropométriques en France lui semble inenvisageable.
Des divergences existent cependant à d’autres niveaux, comme le souligne Edmond Locard dès 1906 qui évoque une « tour de Babel » de l’identification. En effet, chaque pays s’est doté de techniques propres dans tous les domaines de l’identité judiciaire. Des dizaines de méthodes de classement des empreintes, autant de modalités d’établissement du signalement, des lexiques différents, des types distincts de photographie judiciaire sont alors comptabilisées dans la première enquête consacrée à L’identification des récidivistes (1909) à travers le monde. Cette hétérogénéité a pour conséquence de rendre ces divers dispositifs institués difficilement compatibles et de compromettre la mise en œuvre d’une véritable coopération policière à l’échelle internationale. L’idée de favoriser un échange des données à ce niveau s’impose alors pourtant peu à peu. Elle est défendue par un nombre croissant d’experts, au nom de nouveaux impératifs de sécurité qui désignent spécifiquement certaines catégories criminelles comme les voleurs dits « cosmopolites », les trafiquants internationaux et les populations Tsiganes. Paradoxalement, le protectionnisme national et la sécurisation des frontières, en particulier afin de pouvoir mieux contrôler les étrangers, suscite dans les années 1910 un rapprochement inédit des experts en identification. Ainsi, des propositions concrètes sont formulées lors du premier Congrès de police judiciaire internationale, organisé à Monaco en avril 1914, et un projet d’Office central d’identification est discuté en France avant que la Première Guerre mondiale ne mette fin au rêve d’une police universelle des identités. La coopération transfrontalière en matière de police s’appuie cependant sur ces rapprochements et conduit, le 7 septembre 1923, à la création officielle de la Commission Internationale de police criminelle, ancêtre d’Interpol.
L’identification des morts
En 1884, Alphonse Bertillon obtient l’autorisation d’expérimenter le signalement anthropométrique à la Morgue de Paris. Cette initiative traduit sa volonté d’identifier rigoureusement les individus qu’ils soient vivants ou morts et de convaincre les pouvoirs publics de la nécessité d’organiser une comptabilité précise de toutes les naissances et sorties de la vie : « La société humaine, qui se déclare solidaire, tient un compte moins exact des existences dont elle est responsable que la Belle-jardinière des pantalons qu’elle vend… », écrit-il en 1883.
L’emploi de la photographie à des fins d’identification des cadavres inconnus n’est pas alors une pratique originale. Durant la guerre de Crimée (1853-1856) ou au lendemain de la Commune de Paris en 1871, des expériences d’envergure furent conduites en la matière et contribuèrent à la consolidation d’un savoir tout d’abord empirique. À Paris, après la création du service photographique de la Préfecture en 1874, les agents prirent aussi l’habitude de se rendre régulièrement à la Morgue pour y réaliser des clichés des personnes décédées. La photographie était alors surtout mobilisée comme un moyen de figer le visage des cadavres avant leur décomposition afin de faciliter leur éventuelle reconnaissance ultérieure par des tiers.
Néanmoins, avec Alphonse Bertillon, une pratique systématique d’identification se développe. Il élabore une fiche comprenant à la fois une photographie, un signalement anthropométrique et les empreintes digitales des défunts. Il utilise également tout un ensemble de techniques visant à redonner vie au cadavre à l’aide d’un dispositif photographique adapté et de techniques permettant de « revivifier » les yeux ou la texture du visage. La réalisation de relevés signalétiques permet de comparer immédiatement le contenu des fiches élaborées avec celles classées dans les différents fichiers anthropométriques centralisés par le service de l’identité judiciaire. À partir des années 1900, toutes les demandes de reconnaissance d’individus décédés émises par les parquets doivent obéir à un strict protocole afin de rendre ces investigations moins aléatoires. Des recherches complémentaires sont aussi menées par Bertillon dans le but de mettre en évidence le moindre indice susceptible de révéler l’identité d’un cadavre ; il poursuit ainsi des études approfondies consacrées aux divers stigmates professionnels visibles sur les mains des ouvriers ou des artisans et établit un répertoire précis rassemblé sous la forme d’albums photographiques. Parallèlement, ses efforts se concentrent sur l’enregistrement des traits distinctifs des cadavres retrouvés sur les scènes de crime, à l’aide notamment des procédés de la photographie métrique.
Le Carnet anthropométrique des nomades, 1912.
À la fin du XIXe siècle, les autorités réalisent qu’un des principaux obstacles au contrôle des personnes est l’absence d’instruments permettant de connaître avec certitude leur identité lorsqu’elles se déplacent. Ce phénomène contribue à rendre tout particulièrement problématique l’identification des vagabonds, forains et ambulants. Précisément, ces catégories suscitent, à cette période, l’inquiétude des observateurs et la fébrilité des forces de l’ordre.
Les craintes provoquées par cette « population flottante » sont amplifiées par la presse à grand tirage qui multiplie les reportages sur l’insécurité dans les campagnes : la société républicaine en voie de construction voit dans ces populations jugées marginales, mobiles et criminelles, un « ennemi de l’intérieur » qui déchaîne les passions.
Progressivement, la nécessité d’attribuer une identité fiable à ces « traînards » devient un enjeu politique de premier ordre, comme en atteste la mise sur pied d’un recensement général, en mars 1895, des « nomades ». Cette initiative, décidée par le gouvernement et défendue par de nombreux parlementaires, marque un virage radical de la République vis-à-vis de ces populations aux origines incertaines.
En dépit d’un enracinement séculaire dans les campagnes françaises, les populations tsiganes sont alors considérées comme allogènes et suscitent une hostilité croissante. Elles subissent à la fois l’amplification des mesures de police contre toutes les formes de vagabondage et sont progressivement cernées par un dispositif spécial de contrôle qui contribue à la création de la catégorie des « nomades ».
Au tournant du siècle, les migrations tsiganes transfrontalières suscitent un fort mouvement d’opposition et jouent un rôle important dans le déclenchement d’un lent processus fait de surveillance et de rejet. De nouvelles forces de police sur le territoire, les « brigades mobiles » créées en 1907, concentrent leurs activités sur le contrôle des Tsiganes et plusieurs affaires retentissantes mettent en lumière l’absence des moyens d’identification nécessaires à l’encadrement de ces populations.
Peu à peu, l’idée de les obliger à se munir d’un document d’identité spécifique voit le jour : en 1908, le député républicain Marc Réville propose officiellement l’imposition d’un « carnet anthropométrique des nomades ». Une loi qui reprend les grandes lignes de cette proposition est finalement votée à l’Assemblée le 16 juillet 1912. Alphonse Bertillon est nommé membre de la Commission chargée de préparer les projets de règlement d’administration publique prévus par cette loi : à bien des égards, le carnet anthropométrique des nomades prolonge les méthodes et les techniques d’identification imposées aux criminels depuis le début des années 1880. Des populations, jugées uniquement sur leur mode de vie, sont dès lors soumises pour la première fois à l’obligation du port d’un document qui les stigmatise et renforce leur exclusion de la communauté nationale.
Bertillonnage et identification civile des populations
Dès les premiers moments de son application aux individus suspectés de récidivisme, des observateurs perçoivent tout l’intérêt que le recours au bertillonnage pourrait revêtir dans le domaine de l’identification civile. Dès 1883, un article publié dans le journal La Presse suggère de mettre en œuvre une méthode inédite, fondée sur le recours aux mensurations anthropométriques, qui permettrait d’identifier de manière certaine l’ensemble de la population française et de la numéroter « comme un troupeau de moutons ou les différents articles d’une maison de commerce bien tenue ». L’idée d’indiquer le signalement anthropométrique de chaque individu en marge de son acte de naissance émerge également dans les années 1890. La possibilité de mobiliser l’anthropométrie pour s’assurer de la véritable identité des personnes à qui l’on délivre des lettres, des valeurs et des mandats de poste est aussi discutée lors des différents congrès de l’Union postale organisés à travers le monde autour de 1900.
Alphonse Bertillon lui-même n’est d’ailleurs pas insensible à l’idée d’étendre ses inventions à des fins d’identification civile et administrative. Pour remédier au problème de la substitution d’enfants dans les maternités, il suggère par exemple de réaliser une photographie de l’oreille de chaque nouveau né. De même, il étend l’application de l’anthropométrie à la morgue afin de faciliter la reconnaissance de certaines personnes décédées. C’est cependant surtout en matière de mise en carte des individus que ses propositions s’avèrent les plus nombreuses. Après avoir préconisé l’inscription, en temps de guerre, d’une ou deux mensurations sur le passeport, il se prononce en faveur de l’introduction du signalement anthropométrique dans « toute pièce où la personnalité est établie dans l’intérêt de l’individu, des tiers ou de l’État, tels que : passeports, livrets militaires, contrats d’assurance, rentes viagères, lettres de change, de circulation, actes de mariage, de décès, certificats d’examen, lettres d’obédience, etc. ». Parallèlement, Alphonse Bertillon recommande d’adjoindre des photographies rigoureusement normalisées sur les documents d’identité afin de les rendre plus fiables. La plupart des solutions qu’il met en avant en vue de parfaire l’identification de chacun par le papier se concrétisent à travers la forme que revêt le carnet anthropométrique des nomades institué en 1912.
Néanmoins, à partir du début du XXe siècle, les empreintes digitales apparaissent de plus en plus comme un moyen idéal de résoudre dans le domaine civil le problème des dissimulations, fausses déclarations d’identité ou usurpations d’état-civil. Nombre de pays s’orientent vers la constitution d’offices nationaux dactyloscopiques et vers une large diffusion de documents d’identité comprenant les empreintes digitales de leurs titulaires. Progressivement, Alphonse Bertillon convient, lui aussi, des avantages inhérents à un tel usage des empreintes non seulement pour renforcer la force probante des titres d’identité mais aussi celle des chèques bancaires par exemple. Indéniablement, le rôle qu’il a joué dans l’extension de savoirs et de méthodes initialement appliquées aux criminels à nombre d’actes de la vie courante apparaît donc décisive.
La police d’identification dans l’espace colonial français
Le rôle du service parisien de l’identité judiciaire dans la généralisation des nouvelles méthodes d’identification ne se limite pas aux frontières métropolitaines. À partir des années 1890, des services d’identification apparaissent dans la plupart des grandes villes de l’empire colonial sur le modèle développé par Bertillon à Paris. Installés auprès des autorités de police ou d’immigration rattachés à l’administration coloniale, ces services appliquent les méthodes de l’identité judiciaire aux délinquants et criminels, mais servent aussi au renforcement des barrières catégorielles et raciales propres au régime des colonies. Certains d’entre eux développent d’ailleurs des systèmes techniques innovants qui accompagnent bien souvent l’extension des méthodes d’identification aux populations civiles.
Les premiers services d’identification hors métropole sont initialement institués en Algérie (1888), en Tunisie (1890) et en Indochine (1897). Par la suite, dans les années 1910 et 1920, des services apparaissent également dans les grandes métropoles d’autres territoires de l’empire au Maroc, en Afrique Occidentale française à Dakar, en Afrique Équatoriale française à Brazzaville, mais aussi sur l’île de Madagascar, et, dans l’entre-deux-guerres, à Lattaquié, capitale portuaire d’un des États créés par la France durant son mandat sur la Syrie et le Liban. Deux services d’identification, en Algérie et en Indochine, se distinguent cependant à la fois par les objectifs qui leur sont assignés et par le rôle stratégique important qu’ils jouent dans la mise en place des politiques d’empire.
En octobre 1895, dans le cadre d’un programme de sécurisation du territoire destiné à renforcer l’autorité des administrations, un nouveau service centralisé est instauré à Alger. Il est placé au centre d’un réseau de bureaux progressivement installés sur l’ensemble du territoire : Oran et Constantine en 1895, Bône et Tizi-Ouzou en 1896, Blida, Orléans-ville et Sétif en 1898. Dès lors, des opérations d’identification sont étendues à tous les migrants étrangers vers l’Algérie, aux militaires et plus largement à la catégorie illimitée de « suspect ». Des propositions voient aussi le jour qui recommandent d’employer l’anthropométrie pour remédier aux lacunes de l’état civil des populations indigènes et permettre aux autorités de mieux « s’assurer de l’identité des agitateurs, intrigants ou adeptes de sectes qui troublent le pays et entretiennent, chez les indigènes, l’esprit de révolte ». Dans les années 1920, un fichier anthropométrique des suspects fonctionne régulièrement, il est fréquemment utilisé dans la mise en œuvre d’opérations de contrôles policiers et de maintien de l’ordre. Plus largement, dans tous les pays du Maghreb, les services d’identification servent ainsi une politique de séparation ethnique et permettent d’exercer une surveillance particulière sur certaines catégories de la population « indigène » : cireurs de chaussures, porteurs, employés des administrations, prostitués, etc.
En Indochine, un service d’identification anthropométrique est créé en 1897. Dès sa fondation, il est rattaché au service de l’immigration. Ce service devient rapidement un instrument auquel les autorités ont recours pour contrôler les « engagés indigènes au service des Européens ». Il permet surtout d’apporter une « réponse anthropométrique » au contrôle de l’immigration de masse des Chinois, appelés à travailler aux grands travaux lancés par l’administration coloniale. Depuis les années 1860, des mesures spéciales de contrôle étaient appliquées à cette population afin de réguler le marché du travail et répartir les travailleurs en fonction des divers secteurs de l’économie. En 1874, la création d’un bureau d’immigration fixait de nouvelles mesures de police générale et entraîna l’application d’un système de cartes et de registres destiné à enregistrer tous les immigrants chinois. Après la création du service anthropométrique, le renforcement progressif de ce système s’accompagne d’une application généralisée de la dactyloscopie. Entre 1898 et 1903, près de 110 000 immigrants chinois sont ainsi enregistrés, ce qui suscite de vives contestations de la part des puissantes congrégations chinoises critiquant les usages de cette technologie judiciaire. L’administration coloniale consent alors un assouplissement des procédures et les empreintes digitales ne sont plus exigées systématiquement. Par la suite, le service d’identification en Indochine conserve cependant un rôle prédominant dans l’application d’un régime spécial de contrôle visant les populations indigènes et les immigrants chinois en particulier. Sans recourir à des techniques jugées humiliantes, comme la dactyloscopie, un système complexe de cartes d’identité à la fois ethniques et professionnelles se développe après la Première Guerre mondiale afin de garantir une stricte administration des identités.
Bertillon au regard de la presse
Le développement des nouvelles techniques policières d’identification au sein de la police française s’accompagne immédiatement de nombreuses publications dans la presse. L’anthropométrie judiciaire exerce en effet, dès les années 1880, une grande fascination. L’irruption dans le domaine policier d’instruments et de techniques relevant de la science laisse entrevoir la possibilité de résoudre la question de la criminalité, alors considérée dans l’espace public comme un problème crucial.
Les titres concernés par cette diffusion du « bertillonnage » dans la presse sont de toutes sortes. Il s’agit d’abord des journaux de nature juridique qui enregistrent l’évolution des lois et règlements, des discussions parlementaires et des administrations (Le Feuilleton du journal des débats ; Le Journal des débats politiques et littéraires ; Le Journal des débats et des décrets ; Le Constitutionnel) ; des grands quotidiens nationaux de toutes tendances politiques (Le Figaro, Le Temps, La Presse, Le Gaulois, La Lanterne, Le Matin, L’Aurore, Le Siècle) ; des journaux spécialisés dans l’actualité parisienne (Le Petit parisien, Le Feuilleton de la Ville de Paris, Le Cri de Paris) et des journaux illustrés qui connaissent alors un essor considérable (Le supplément illustré du Petit parisien, du Petit journal, L’Illustration, Le Grand illustré, La Vie illustrée).
Tandis qu’une grande partie des articles publiés entre 1882 et 1914 exposent les aspects novateurs de l’identité judiciaire et mettent en avant la contribution de ces méthodes dans la résolution des affaires criminelles, une tendance critique se développe aussi en parallèle. Dans les journaux proches du mouvement ouvrier ou anti-militaristes, Bertillon est pris pour cible et les projets de fichage généralisé de la population, attribués aux partis au pouvoir, sont ouvertement dénoncés. Son rôle durant l’affaire Dreyfus entraîne par ailleurs une campagne de presse durant laquelle se multiplient les articles les plus virulents à l’encontre de Bertillon dont les compétences sont ouvertement contestées.
En 1909, L’Assiette au beurre publie par exemple un recueil remarquable de caricatures qui insistent sur les défauts du système anthropométrique, sa complexité et la personnalité controversée de son inventeur.
L’identité judiciaire, un phénomène culturel
À la fin du XIXe siècle, l’identité judiciaire investit l’espace public et s’impose progressivement comme un phénomène culturel. Les nouvelles techniques employées pour identifier les personnes suscitent en effet l’intérêt de la presse qui multiplie les articles et reportages sur le service d’identification de la Préfecture de police et sur les techniques qui y sont employées.
Bertillon lui-même alimente cette diffusion et entretient des relations directes avec de nombreux journalistes tenus informés des récentes techniques en la matière. Par ailleurs, le service qu’il dirige participe à de très nombreuses expositions internationales et universelles dans les espaces réservés aux innovations policières.
À Amsterdam (1883), Paris (1889), Moscou (1891), Chicago (1893), Anvers (1894), Paris (1900), Londres (1908), Dresde (1909) ou Turin (1911), un public de toutes les nationalités est confronté aux planches d’images et aux instruments de l’anthropométrie exposés pour l’occasion. Un répertoire visuel qui recourt à des formes spectaculaires marque l’imagination et suscite l’étonnement des visiteurs.
Toutefois, l’identité judiciaire n’est pas toujours accueillie avec respect et les caricaturistes et chansonniers de l’époque se plaisent à évoquer les abus de l’identification et les erreurs commises par Bertillon ou ses échecs. Dans des chansons grivoises, l’ironie pointe ainsi l’obsession des mensurations, tandis que les polémistes raillent la manie des calculs et la complexité mathématique d’un système impuissant devant les ruses des criminels.
Simultanément, l’identité judiciaire acquiert un statut d’icône au service de causes opposées : les mensurations, les photographies de face et de profil, les empreintes digitales, les fiches anthropométriques judiciaires symbolisent la modernisation en marche de la police, mais elles symbolisent aussi peu à peu le pouvoir policier et ses abus, l’emprise exercée par l’État sur les individus et ses dérives possibles.
Assemblage et mise en ligne : Marc Renneville
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