Extraits du rapport de Nicolas Bergasse, 17 août 1789
« ...Afin que le pouvoir judiciaire soit organisé de manière à ne mettre en danger ni la liberté civile ni la liberté politique, il faut donc que, dénué de toute espèce d’activité contre le régime politique de l’Etat, et n’ayant aucune influence sur les volontés qui concourent à former ce régime ou à le maintenir, il dispose, pour protéger tous les individus et tous les droits, d’une force telle que, toute-puissante pour défendre et pour secourir, elle devienne absolument nulle, sitôt que changeant sa destination, on tentera d’en faire un usage pour opprimer.
Cela posé,
Le pouvoir judiciaire sera donc mal organisé, s’il dépend, dans son organisation, d’une autre volonté que celle de la nation
[...] si les dépositaires de ce pouvoir ont une part active à la législation, ou peuvent influer, en quelque manière que ce soit, sur la formation de la loi
[...] or, si le ministre de la loi peut influer sur sa formation, certainement il est à craindre qu’il n’y influe qu'à son profit, que pour accroître sa propre autorité, et diminuer ainsi soit la liberté publique, soit la liberté particulière.
Le pouvoir judiciaire sera donc mal organisé, si les tribunaux se trouvent composés d’un grand nombre de magistrats, et forment ainsi des compagnies puissantes
[...] ; de telles compagnies, dans un État libre, finissent nécessairement par composer de toutes les aristocraties la plus formidable, et on sait ce que l’aristocratie peut engendrer de despotisme et de servitude dans un État quelconque lorsqu’elle s’y est malheureusement introduite. Le pouvoir judiciaire sera donc mal organisé, si le nombre des tribunaux et des juges se trouvent plus considérable qu’il ne convient pour l’administration de la justice.
[...] Si dans un État les tribunaux étaient tellement constitués, si leur compétence était tellement réglée ou tellement embarrassée qu’une action civile ou un délit pût y ressortir de plusieurs tribunaux à la fois, que beaucoup de tribunaux encore d’espèces différentes fussent employés à faire ceci pourrait être fait par une seule espèce de tribunaux, il y aurait là des pouvoirs publics qui ne seraient pas nécessaires, il y aurait donc là des pouvoirs publics qui tendraient à nuire à la liberté, et il faudrait réduire le nombre des tribunaux et de leurs espèces jusqu'à la limite du besoin, jusqu’au terme où leur établissement serait démontré rigoureusement indispensable. Le pouvoir judiciaire sera donc mal organisé s’il est la propriété d’un individu qui l’exerce ou la propriété d’un individu qui en commet un autre pour le faire exercer.
[...] Le pouvoir judiciaire sera donc mal organisé, si le peuple n’influe en aucune manière sur le choix des juges.
[...] Le pouvoir judiciaire sera donc mal organisé, si son action n’est pas tellement étendue sur la surface de l’empire, que, présent partout, il puisse être à la portée de tous les citoyens, et ne soit vainement imploré par aucun.
[...] Il convient donc que les tribunaux et les juges soient tellement répartis, que la dispensation de la justice n’occasionne que le moindre déplacement possible au citoyen...
[...] Le pouvoir judiciaire sera donc mal organisé, si la justice n’est pas gratuitement rendue.
[...] il faut former des institutions qui mettent celui qui n’a rien en état de lutter avec égalité de force contre celui qui a. De plus encore, si la justice n'était pas gratuite, elle corromprait en quelque sorte elle-même son propre ministre ;le juge voyant dans l’exercice de la justice un moyen d’acquérir, pourrait être tenté d’ouvrir son âme à l’avarice ; et un juge avare est toujours l’esclave de celui qui paie et le tyran de celui qui ne peut pas payer. Le pouvoir judiciaire sera donc mal organisé, si, dans les tribunaux, l’instruction des affaires, soit civiles, soit criminelles, n’est pas toujours publique.
[...] Le pouvoir judiciaire sera donc mal organisé si le juge jouit du dangereux privilège d’interpréter la loi ou d’ajouter à ses dispositions. Car, on s’aperçoit sans peine que si la loi peut être interprétée, augmentée, ou, ce qui est la même chose, appliquée au gré d’une volonté particulière, l’homme n’est plus sous la sauvegarde de la loi, mais sous la toute puissance de celui qui l’interprète ou qui l’augmente... Enfin, le pouvoir judiciaire sera donc mal organisé, si les juges ne répondent pas de leurs jugements
[...] Ainsi donc, en revenant sur tout ce que j’ai dit ; afin que le pouvoir judiciaire soit bien organisé, il faudra :
En premier lieu, que dans son organisation, comme dans les changements qu’il peut subir, le pouvoir judiciaire ne dépende essentiellement que de la volonté de la nation.
En second lieu, que les dépositaires du pouvoir judiciaire ne participent en rien à la puissance législative.
En troisième lieu, que les tribunaux ne soient composés que d’un petit nombre de magistrats.
En quatrième lieu, qu’il ne soit pas créé plus de tribunaux que ne l’exige le besoin de rendre la justice.
En cinquième lieu, que les charges de magistrature ne soient pas vénales, et que le droit de faire rendre la justice ne soit la propriété ou la prérogative d’aucun citoyen dans l'État.
En sixième lieu, que le prince seul nomme les juges ; mais qu’il ne puisse les choisir que parmi les personnes qui lui seront désignées par le peuple [note : c’est-à-dire, par les représentants du peuple].
En septième lieu, que les tribunaux soient, le plus qu’il sera possible, rapprochés des justiciables.
En huitième lieu, que la justice soit rendue gratuitement.
En neuvième lieu, que l’instruction des affaires, tant criminelles que civiles, soit toujours publique.
En dixième lieu, qu’aucun juge en matière civile ou criminelle n’ait le droit d’interpréter la loi, ou d’en étendre les dispositions à son gré.
En onzième lieu, qu’en matière criminelle, les formes de la procédure soient telles qu’elles procurent une instruction qui soit autant à la décharge qu'à la charge de l’accusé ; et parce qu’il n’y a que les formes du jugement par jurés ou par pairs, qui, à cet égard, satisfassent le vœu de la raison et de l’humanité, qu’en matière criminelle, nulle autre procédure ne soit admise que la procédure par jurés.
En douzième lieu, que dans cette partie de l’administration de la justice où il faut laisser quelque chose à faire à la prudence du juge, c’est-à-dire en matière de police, le juge soit amovible après un temps désigné, et qu’il ne soit choisi que par le peuple, sans aucune intervention du prince.
Enfin, et en dernier lieu, qu’en quelque matière que ce soit, les juges soient responsables de leurs jugements. »
Archives parlementaires, tome VIII, séance du 17 août 1789, p. 440-446.
Commentaire
La résistance des Parlements aux réformes judiciaires tentées par le chancelier Maupeou en 1770-1771 et le garde des Sceaux Lamoignon en 1788, comme les combats de Voltaire lors des affaires célèbres (Calas, Sirven, chevalier de La Barre) ont placé la justice au coeur du débat politique des dernières décennies du XVIIIe siècle, en illustrant l’affaiblissement du pouvoir monarchique. Très présente dans les voeux émis dans les cahiers de doléances, la justice est un enjeu essentiel de la nouvelle organisation des pouvoirs que l’Assemblée nationale constituante, née le 9 juillet 1789 du vote majoritaire des États généraux, entreprend dès ses premières séances de travail, en élaborant une nouvelle Constitution. Nicolas Bergasse (1750-1832), avec son ami Brissot, s’est illustré pendant les années 1780, dans la lutte contre le despotisme. Élu député aux États généraux par le tiers État de Lyon, acteur important des premiers mois de la Révolution, il est chargé de présenter le premier rapport du comité de Constitution sur l’organisation du pouvoir judiciaire dès le 17 août 1789. Il y développe, en termes volontaristes bien en accord avec l’esprit d’une ère nouvelle voulant satisfaire “le voeu de la raison et de l’humanité”, les principes essentiels d’une nouvelle justice autour des questions centrales de la place du pouvoir judiciaire, - qu’il souhaite limitée - et de l’organisation des tribunaux et de leur personnel.
Un pouvoir judiciaire limité
La nouvelle justice s'élabore tout à la fois en réaction à celle de l’Ancien régime, dans le contexte politique de l’instauration d’un nouveau pouvoir encore fragile qu’il faut préserver de ses adversaires, et en fonction des conceptions philosophiques et juridiques qui animent les révolutionnaires.
Les facteurs
Le contre-modèle - stigmatisé par la répétition de la formule “le pouvoir judiciaire sera donc mal organisé” - est naturellement celui de la justice léguée par le régime antérieur. La critique de cette dernière se lit en négatif dans le rapport de Bergasse, et, au plan des principes, elle repousse tout pouvoir judiciaire qui émanerait “d’une autre volonté que celle de la nation”, ce qui revient à remettre fondamentalement en cause la confusion des pouvoirs régnant sous l’Ancien régime avec une justice émanant directement du souverain, même si, en pratique, la justice retenue entre les mains du roi était relativement peu mise en pratique. Mais la lutte contre le “despotisme” impliquait nécessairement l’indépendance de la fonction judiciaire. Sur ce point, comme tous les députés qui interviendront dans la discussion de son rapport, Bergasse reprend à son compte le principe de la séparation des pouvoirs, théorisé par Montesquieu. Toutefois la “toute-puissance” du pouvoir judiciaire pour ce qui est de son domaine (“protéger tous les individus et tous les droits”) doit être équilibrée par les autres pouvoirs, et, idée fondamentale qui parcourt toute la période révolutionnaire, subordonnée à la volonté nationale, traduite par ses représentants élus. On perçoit nettement dans ce premier rapport du comité de Constitution la primauté accordée au pouvoir législatif, les juges devant se borner à appliquer la loi et à préserver la liberté des citoyens. En dehors de la fonction de juger, la puissance du pouvoir judiciaire doit être “absolument nulle”. Plus qu’un équilibre entre les pouvoirs, la thèse défendue vise à borner le pouvoir judiciaire dans d'étroites limites. C’est dire également qu’il ne saurait être toléré que les magistrats portent atteinte à la “liberté politique”. Manifestement, c’est l’expérience des dernières décennies qui rend compte, au-delà de l’application du principe de séparation des pouvoirs, de cette attitude. Les révolutionnaires n’ont pas oublié combien les Parlements - ces “compagnies puissantes” - ont contribué à ébranler le pouvoir de Louis XVI, ne serait-ce qu’en empêchant toute réforme judiciaire et en faisant reculer sur ce point le roi, en usant de leur pouvoir d’enregistrement des édits royaux. De plus, les parlementaires sont aussi, de par leur composition sociale, l'émanation de l’aristocratie en laquelle Bergasse voit un des principaux vecteurs du “despotisme”. Dans la mesure où la Révolution veut instaurer le règne de la liberté - ne pas “nuire à la liberté” est un leitmotiv du texte - elle risque de s’opposer aux forces sociales qui ont le plus intérêt à préserver leurs pouvoirs et privilèges. Ne peut-on pas craindre la résistance des parlementaires qui formeraient alors le fer de lance de l’opposition au nouveau régime comme ils l’ont été aux derniers temps du pouvoir monarchique ? La crainte est largement partagée par les Constituants et elle explique les propositions avancées par Bergasse pour diminuer l’influence du pouvoir judiciaire.
Les modalités
Ne pas porter atteinte à la liberté publique, c’est-à-dire à la puissance de l’exécutif, implique forcément la cessation de toute intervention du pouvoir judiciaire en matière de contrôle de l’exécutif. C’est la fin annoncée d’un pouvoir d’enregistrement des décisions gouvernementales tel que l’exerçaient les Parlements. Au-delà de la suppression de toute influence politique des cours souveraines (que Bergasse souhaite conserver dans son rapport, mais dont l’existence sera rapidement remise en cause), va se poser également le problème du règlement des conflits entre l'État, l’administration et les citoyens. La logique de la position défendue par Bergasse annonce l’exclusion d’une compétence des tribunaux en matière de contentieux administratif qui, de fait, sera dévolue à l’administration elle-même pendant toute la période révolutionnaire. Limités au jugement du contentieux strictement judiciaire, les tribunaux se voient interdire non seulement toute participation à la “formation” de la législation, mais également toute possibilité d’interpréter la loi, “dangereux privilège” qu’il convient de combattre. En réaction à l’arbitraire qui disposaient d’un large pouvoir d’interprétation d’une législation disparate et peu codifiée et adaptaient ainsi, en matière pénale, les sanctions aux circonstances -, la Révolution va célébrer le culte de la loi, faisant des juges ses “ministres” - comprendre le terme dans le sens actuel de “fonctionnaire” - chargés uniquement de l’appliquer sans jamais pouvoir l’adapter ou l’interpréter. C’est la reprise de la théorie du syllogisme judiciaire, en vogue au XVIIIe siècle, et selon laquelle le texte de la loi est la prémisse majeure du raisonnement, le fait la mineure et le jugement la conclusion. L’application de ce principe se traduira par le retour devant le législateur (procédure du référé législatif) en cas d’obscurité de la loi ou de difficulté d’application lorsque les cas concrets ne correspondent pas à ce qui a été prévu par les textes. L’affaiblissement du pouvoir des juges - on parlera de juge “bouche de la loi”, ou de juge “automate” - souligne ainsi, a contrario, la toute puissance du pouvoir législatif qui décide en dernier recours en cas de difficulté de mise en oeuvre des textes qu’il produit. Bergasse évoque également la réforme de la procédure qui doit devenir publique, l’instruction devant se faire “autant à la décharge qu'à la charge de l’accusé”. Avec la publicité des débats, la justice est ainsi placée sous le contrôle des citoyens, et donc susceptible d'échapper au soupçon d’arbitraire - au sens second du terme, celui d’une absence de contrôle - porté contre les magistrats de l’ancien régime. Si l’on ajoute que les juges devront être “responsables de leurs jugements”, ce qui suppose implicitement une motivation des jugements et un contrôle disciplinaire des magistrats, on mesure l'étendue des limites apportées au pouvoir judiciaire. Étroitement borné dans sa sphère d’influence, le pouvoir judiciaire tel qu’il est décrit par Bergasse rejoint la conception de Montesquieu pour lequel la justice est une “puissance nulle et invisible” (De l’Esprit des lois, livre XI, chap. 6). Les principes régissant l’organisation des tribunaux renforcent ce sentiment.
Des tribunaux diminués et rationnellement organisés
Mettre des “bornes” à l’influence des juges, ce n’est pas seulement, pour l’auteur de ce premier rapport du comité de Constitution, réduire l’influence du pouvoir judiciaire. C’est aussi proposer un “système des tribunaux” et une réforme de son personnel qui soient en accord avec cette position de principe. Ainsi se poursuit, derrière l’affirmation d’une volonté rationalisatrice, l’abaissement du pouvoir judiciaire et sa soumission à la “volonté de la nation”.
“Il faut réduire le nombre des tribunaux”
Nicolas Bergasse propose à la fois de réduire le nombre des tribunaux et d’adapter la carte judiciaire à la répartition de la population. Au premier chef, le souhait de rationaliser les tribunaux rejoint celui d'écarter le spectre de l’opposition éventuelle des “compagnies puissantes” à l’image des cours souveraines, estimées dangereuses par la trop forte concentration de magistrats qui les composent et l’esprit de corps qui en résulte nécessairement. Il rejoint également l’aspiration à l’unité nationale et donc à l’uniformisation de l’appareil judiciaire comme la volonté d'éliminer les chevauchements et concurrences entre les tribunaux multiples de l’ancien régime, source de nombreux conflits de compétence, d’allongement des délais et de pertes de temps et d’argent pour les justiciables. La diversité des juridictions existantes, de la justice seigneuriale de village au Parlement de Paris, en passant par les diverses juridictions d’exception, est ici en ligne de mire. “Une seule espèce de tribunaux” suffit. Bénéficiant d’une organisation plus simple et plus rationnelle, relevant d’un unique ordre juridictionnel, les tribunaux doivent “être à la portée de tous les citoyens”. La refonte de la carte judiciaire ainsi annoncée doit permettre à tous les habitants, quel que soit leur domicile, d’accéder sans frais de déplacements excessifs, à la justice. Elle est indispensable pour assurer l'égalité de chacun en la matière, autre principe cher aux révolutionnaires. Bergasse insiste, à ce niveau, sur la gratuité, condition indispensable pour rétablir l'égalité entre “celui qui n’a rien” et “celui qui a”. Dans le détail de son rapport, il propose d’organiser un bureau charitable de jurisconsultes et de citoyens remarqués pour leur probité. Ce “bureau de jurisprudence”, selon le modèle déjà mis en place par les ordres d’avocats des grandes cours, examinerait les causes des pauvres et conseillerait ces derniers dans la poursuite de leurs droits, assurant si besoin est leur défense au tribunal. La gratuité de la justice aurait aussi pour avantage d'éliminer toute source de corruption de la part des magistrats.
Des juges émanant de la nation
La rationalisation des juridictions permettra donc de réduire le nombre des juges (“que les tribunaux ne soient composés que d’un petit nombre de magistrats”), estimé implicitement excessif et source d’un contentieux parfois artificiel, suscité par les magistrats eux-mêmes et les auxiliaires de justice. Pour nombre de révolutionnaires, l’esprit de chicane peut être ainsi combattu, dans le même temps où la nouvelle législation, estimée juste et en accord avec l'état des moeurs, bien acceptée par les habitants, diminuera les occasions de conflits, ce qui ne pourra, en retour, que réduire les besoins en personnel judiciaire. Moins nombreux dans chaque tribunal, les juges vont voir leur recrutement profondément modifié. Bergasse refuse que la fonction judiciaire soit “la propriété d’un individu qui l’exerce” : c’est la condamnation explicite de toute vénalité des offices, condamnation entérinée avec l’abolition des privilèges lors de la nuit du 4 août (article 7 du décret des 5 et 11 août 1789). La nation étant considérée comme source de tout pouvoir, les juges seront certes nommés par le “prince” (le roi, à la date du rapport) mais parmi des “personnes qui lui seront désignées par le peuple”. Le principe de l'élection des magistrats remplace donc celui de la vénalité, symbolisant la transformation sociale et politique que réalise la Révolution. L'élection permet l’accès de tous à la magistrature, sous conditions de capacité professionnelle qui seront définies : la profession n’est plus réservée à ceux qui avaient les moyens d’acquérir un office. Par ce mode de recrutement, la justice participe à l’exercice de la souveraineté nouvelle, l'élection montrant que désormais la justice émane du peuple (par le biais de ses représentants, précise Bergasse dans une note de son rapport) et non du roi, même si ce dernier nomme, mais formellement, les juges. A côté du transfert de souveraineté il faut insister sur la position nouvelle du magistrat qui perd l’indépendance que lui donnait la possession de sa charge : il est désormais soumis, par sa nomination à la volonté de la nation. Le projet de Bergasse n’avance pas encore l’idée d’une fonction temporaire : seul le juge de simple police, également “choisi par le peuple” sera soumis à réelection, étant amovible. Cette question, comme d’autres sur les modalités de l'élection, sera fortement discutée à la Constituante, tant elle marque une rupture décisive avec le régime antérieur. Qu’il faille y voir la traduction du principe révolutionnaire de la souveraineté de la nation autant que la manifestation d’une volonté de réduire l’influence du pouvoir judiciaire se retrouve dans l’introduction du jury en matière criminelle. Reprenant une institution anglaise, les Constituants par la voix de Bergasse veulent placer le procès pénal sous le contrôle de l’opinion : on a déjà relevé la publicité de l’instruction; les jurés assurent le jugement par les représentants du peuple. La encore, comme pour l'élection des juges, l’institution des jury - dont on proposera même d'étendre la compétence aux matières civiles - va susciter d’importants débats à la Constituante.
Conclusion
Mais ces débats n’ont pas lieu à la suite du rapport de Bergasse, présenté dans une période où l’actualité politique donne d’autres sujets de préoccupation aux Constituants, et qui ne sera pas soumis à la discussion. Le débat sur la réforme judiciaire aura lieu l’année suivante, après la réforme administrative, et sur un nouveau rapport du comité de Constitution, rédigé cette fois par Thouret à la fin de décembre 1789. Mais ce dernier reprend les principes majeurs développés dans le rapport de Bergasse. En fait, dès les lendemains immédiats de la nuit du 4 août, les Constituants souhaitent construire une justice à l’image de la société nouvelle qu’ils veulent bâtir, abolissant les privilèges et transférant la souveraineté du roi à la nation, au peuple. Dès cette époque ils sont largement d’accord sur la nécessité de limiter strictement le pouvoir judiciaire à sa fonction, sans possibilité d’interprétation de la loi. La rationalisation de la carte judiciaire, la diminution du nombre des tribunaux, l'élection des magistrats comme l’introduction des jurés sont autant de propositions qui, appliquées dès 1790, expriment à la fois la volonté de réduire l’influence du pouvoir judiciaire et d’en donner l’exercice à la nation.
Jean-Claude FARCY
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