La critique du flagrant délit par un juge d’instruction, 1884
« La citation directe peut soulever bien des critiques; si on l’admet, il faut admettre le droit de saisir de même le juge d’instruction. La citation directe, comme tous les procédés de justice expéditive, offre de graves dangers, aussi bien de la part du plaignant que de celle du ministère public. Elle soumet au Tribunal des affaires mal préparées. L’instruction préalable, au contraire, diminue ces périls, et supprime les risques d’erreur qui s’attachent aux choses qui n’ont pas subi l'épreuve d’un examen approfondi.
S’il est une procédure qui puisse favoriser le chantage et les procès téméraires, c’est la citation directe, et non la plainte au juge d’instruction. Ces hommes, dont parle le rapporteur, qui ne poursuivent qu’un but de scandale et de vengeance, ne seront pas ceux qui prendront le chemin de la chambre d’instruction. Ils se garderaient bien d’aller remettre entre les mains du juge la direction de leur affaire, de lui dire : je ne veux ni des hasards, ni des surprises de l’audience, je vous livre ma plainte, mes moyens, mes témoins, mes pièces pour que vous puissiez les soumettre à un examen minutieux et prolongé. Ils ne voudront pas de cette procédure discrète et prudente, qui ne s’avance qu’avec précaution, avec ménagement pour les personnes, sans bruit, sans publicité. Ils iront tout de suite à l’audience, dont les portes leur sont ouvertes; ils jetteront comme une pâture leurs accusations à la foule; à défaut d’autres succès, ils auront au moins la satisfaction d’avoir pu, dans des plaidoiries retentissantes, reproduites par la presse, porter à l’honneur de leur adversaire une irréparable atteinte....
On ne saurait trop le répéter, la droit de citation s’exerce sans contrôle, tandis que la plainte adressée au juge se trouve soumise aux épreuves de l’enquête et subordonnée à l’appréciation des magistrats...
... Nous ne comprenons pas que le ministère public, pouvoir politique, puisse venir se mettre devant le juge et dire à la partie lésée : Tu ne t’adresseras à lui que si je te le permets; il n’examinera tes preuves, il n’entendra les témoins, il ne fera la lumière que si cela me convient... [...]
Nous devons aussi nous demander si, dans les dispositions destinées à assurer la défense des inculpés, la loi n’a pas omis une classe très nombreuse de prévenus; nous voulons parler de ceux vis-à-vis desquels l’instruction est faite par le ministère public, en exécution de la loi sur les flagrants délits, et qui, aux termes de l’article 187 du projet, doivent être immédiatement traduits devant lui.... par un étrange oubli, ni dans le projet ni dans la discussion, aucune déclaration semblable [droit pour l’inculpé de ne pas répondre] n’a été faite en faveur de ces milliers d’individus interrogés et placés sous mandat de dépôt par le procureur de la République. Le projet s’est contenté d’insérer, sous les n° 185, 186 les deux premiers articles de la loi du 1er juin 1863 sur les flagrants délits, sans se référer aux dispositions des articles 100, 138 et suivants, déterminant la forme de l’interrogatoire. Si on a cru nécessaire de prendre des garanties contre les juges d’instruction, d’assurer à l’inculpé la protection d’un défenseur, de le prévenir qu’il a le droit de se taire, ne doit-on pas lui donner les mêmes garanties vis-à-vis du ministère public ? Si les périls signalés par le projet sont vraiment à redouter, n’est-ce pas surtout dans ce cas particulier où la loi, dans un intérêt de célérité plutôt que de justice, confond, dans la même personne, les fonctions de partie poursuivante et de juge.
Dira-t-on ? A quoi bon s’occuper de ces vagabonds, de ces mendiants, de ces escrocs, de ces voleurs vulgaires, de ces misérables ramassés sur le pavé ? La justice doit être également scrupuleuse pour tous; les erreurs judiciaires ne sont jamais tant à redouter que dans cette procédure accélérée, où ne se rencontre même pas l’action tutélaire et modératrice du magistrat instructeur; c’est peut-être à cette foule sans cesse renouvelée que peuvent se trouver le plus facilement mêlés des innocents, des malheureux qui méritent plus de compassion que de sévérité. Les procédés sommaires du petit parquet sont exclusifs d’une défense sérieuse et réfléchie; souvent l’inculpé, s’il était conseillé, s’il avait un avocat, réclamerait une instruction qui pourrait le sauver, au lieu de consentir à être traduit tout de suite devant le tribunal, où sa condamnation est presque fatalement assurée, où il semble que l’idéal à atteindre est de consacrer le moins de temps possible à l’examen des affaires »
Source : Adolphe Guillot. Des principes du nouveau Code d’instruction criminelle (Discussion du projet et commentaire de la loi), Paris, L. Larose et Forcel, 1884, p. 82-89, 172-173.
Mode d’introduction en correctionnelle des poursuites à la requête du ministère public.
Commentaire
Les débuts de la Troisième République, quand les républicains accèdent à tous les centres du pouvoir, voient naître une série de projets visant à réformer la justice. Parmi eux, celui touchant à la procédure pénale eut à la fois une grande ambition et des résultats limités et tardifs. Peu de modifications avaient été jusqu’alors apportées au Code d’instruction criminelle de 1808, reprenant en grande partie, pour ce qui est de l’instruction préparatoire notamment, les dispositions de l’ordonnance criminelle de 1670 (procédure écrite, secrète et non contradictoire). La loi du 17 juillet 1856 avait supprimé la chambre du conseil, dont les compétences décisionnelles sont données au juge d’instruction; celle du 14 juillet 1865 avait quelque peu modifié la détention préventive et la liberté provisoire. Mais l’instruction se faisait toujours dans les mêmes conditions, si ce n’est qu’une partie des affaires lui avaient été retirées par la loi sur les flagrants délits en 1863. Pour les républicains, il convient donc de mettre en harmonie la procédure pénale avec le régime nouveau, favorable au développement des libertés, et donc accorder davantage de droits aux inculpés au stade de l’instruction où ils étaient quasi inexistants.
Une commission de réforme dirigée par le grand pénaliste Faustin Hélie se mit au travail en octobre 1878 et rédigea un vaste projet de réforme de plus de 200 articles sur cette question. S’inspirant de ce rapport, un projet de loi d’inspiration très libérale est déposé au Sénat, à la fin de 1879, par le garde des sceaux Le Royer : réfutant l’adoption d’une procédure accusatoire, il propose d’accorder au prévenu un avocat dès les débuts de l’instruction et de développer la liberté provisoire, tout en donnant plus de pouvoirs au juge instructeur par rapport au parquet. Le projet est remanié dans un sens conservateur par le Sénat qui le vote en août 1882.
Très vite, les magistrats critiquent cette réforme qui diminue les pouvoirs du juge d’instruction au détriment de la défense. C’est dans ce contexte qu’Adolphe Guillot, juge d’instruction au Tribunal de la Seine depuis 1874, publie, en 1884, une analyse critique de la réforme proposée sous le titre Des principes du nouveau Code d’instruction criminelle (Discussion du projet et commentaire de la loi). Les extraits cités montrent un juge d’instruction sur la défensive, s’inquiétant du développement de procédures rapides comme la citation directe et le flagrant délit qui, donnant un rôle accru au pouvoir politique, lui paraissent dangereuses pour les droits des justiciables. Les données publiées dans le Compte général de l’administration de la justice criminelle, quant au mode d’introduction des poursuites devant les tribunaux correctionnels, permettent d'éclairer l’argumentation de ce magistrat hostile à la réforme envisagée par les républicains.
Le juge d’instruction sur la défensive
L’ouvrage d’Adolphe Guillot prend la défense du magistrat instructeur : à l’encontre des attaques dont il est l’objet et d’un rôle en voie de diminution dans la chaîne pénale, il souligne les avantages de l’instruction pour rendre une bonne justice.
“L’action tutélaire et modératrice du magistrat instructeur”
Magistrat du siège, donc indépendant, le juge d’instruction mène une enquête et apprécie son résultat. Il dispose en effet de tous les pouvoirs pour faire un “examen approfondi” d’une plainte adressée par un particulier et transmise par le parquet. Il instruira l’affaire en se transportant éventuellement sur les lieux du délit commis, ordonnera des perquisitions pour saisir les pièces à conviction, interrogea les suspects, convoquera les témoins, organisera des confrontations avec l’objectif de rechercher la vérité. Adolphe Guillot estime que le Code d’instruction criminelle en l'état garantit la qualité de l’information ainsi conduite, car elle est réalisée sereinement, en dehors de toute publicité, puisque secrète, chaque témoin étant entendu séparément et hors de la présence du suspect. La partie civile est certaine de voir sa plainte faire l’objet d’un “examen minutieux et prolongé” sans que l’inculpé soit jeté en pâture à l’opinion publique. Instruisant à charge et à décharge, interrogeant chacun avec loyauté, confrontant les arguments, le juge d’instruction semble donc apte à modérer les passions vindicatives comme à protéger ceux qui pourraient en être les victimes.
Une fois l’enquête terminée, il “apprécie” comme magistrat son résultat, considérant ou qu’il y a matière à renvoi devant la juridiction pénale. Avant 1856, il communiquait son instruction à la chambre du conseil (réunion à huis clos des magistrats) du tribunal devant laquelle il en présentait les principaux éléments et proposait sa conclusion. De fait, meilleur connaisseur de l’affaire, la chambre du conseil le suivait généralement. La suppression de cette chambre en 1856 lui permet de prendre directement une ordonnance de non-lieu ou de renvoi devant le tribunal pénal. Il cumule donc depuis cette date les pouvoirs de l’enquêteur et ceux du juge. Son éthique professionnelle de magistrat libre, neutre, par principe, entre la défense de la société qu’a en charge le ministère public et les prévenus, paraissent donc garantir, selon d’Adolphe Guillot, une instruction satisfaisante pour toutes les parties en cause.
La défiance à l'égard du juge d’instruction
Or c’est justement cette garantie donnée aux justiciables qui lui semble remise en cause dans le projet de réforme de l’instruction préparatoire discuté au Sénat depuis 1879. L’entrée de l’avocat dans le cabinet du juge d’instruction ne suscite pas directement de critiques, sans doute parce que le Sénat a fortement amendé, en 1882, le projet initial. Le Garde des sceaux Le Royer, reprenant les principales conclusions de la commission Faustin Hélie, avait proposé, dans son projet de loi, de donner au prévenu un conseil dès le début de l’instruction et de donner à celui-ci communication de toutes les pièces de la procédure, afin d’organiser un véritable débat contradictoire entre le prévenu, la partie civile et le ministère public. La défense pouvait même demander au juge de procéder à toute mesure qu’elle jugerait utile pour faire découvrir la vérité et faire réaliser des expertises. Le Sénat revient sur ces dispositions et ferme le cabinet du juge d’instruction à l’avocat, ne donnant à ce dernier que le droit d’obtenir communication du dossier 24 heures avant un interrogatoire. Les critiques d’Adolphe Guillot visent surtout le ministère public, dispensé de tout contrôle de la défense alors qu’il instruit, de fait, les affaires de flagrants délits et dont les pouvoirs étaient renforcés dans le sens d’un contrôle sur l’instruction, par le projet.
Pour les magistrats du siège, en majorité conservateurs lors du vote au Sénat du projet - on est à la veille de la grande épuration de 1883 -, cette réforme accentue une tendance affirmée dans la pratique, Adolphe Guillot relevant dans son livre les empiètements du parquet sur la nomination du magistrat instructeur, sur la conduite de son information (par ses réquisitions et conclusions), et surtout par la réduction de plus en nette des affaires mise à l’instruction. Comme le ministère public est le représentant du “pouvoir politique”, l’accentuation de cette tendance dans le texte du Sénat est perçue comme une volonté de mainmise du gouvernement républicain sur la justice pénale. La statistique criminelle est éloquente à ce point de vue, malgré l’absence de données pour le premier 19e siècle. Toutefois, on sait que dans les premières décennies la très grande majorité des affaires pénales étaient mises à l’instruction. Au milieu du siècle, alors que les poursuites à la requête du parquet ne comportent que deux modalités - sur citation directe ou après instruction -, la première donnée disponible pour 1855 donne encore 40 % d’affaires instruites. Mais si les juges d’instruction traitent plus de 50 000 dossiers correctionnels au début des années 1850, ils en ont moitié moins au début du siècle suivant. Le graphique montre bien la diminution du rôle des magistrats instructeurs dans le traitement de ce type de contentieux pénal tout au long du 19e siècle - ils en instruisent moins de 15 % dans les années 1890 -, le début du siècle suivant marquant une légère remontée de leur rôle. Sans doute le juge d’instruction connaît-il obligatoirement des crimes, mais encore faut-il remarquer une forte tendance à la correctionnalisation. Et massivement, les délits font l’objet de procédures expéditives, particulièrement après le milieu du 19e siècle.
Le développement d’une justice pénale expéditive
La citation directe comme le flagrant délit deviennent les procédures les plus utilisées dans la poursuite des délits : toutes les deux témoignent du renforcement du rôle du parquet dans la justice pénale.
“La citation directe peut soulever bien des critiques”
Le procureur, la partie civile et les administrations peuvent saisir le tribunal correctionnel par voie de citation directe si les faits paraissent suffisamment établis et si les prévenus présentent des garanties suffisantes pour être laissées en liberté. Ceux-ci disposent d’un délai de trois jours, éventuellement augmenté en fonction de la distance, pour se présenter au tribunal. Les parties civiles comme les administrations n’ayant plus qu’une place résiduelle dans l’action publique après le milieu du 19e siècle, la citation directe est la voie la plus utilisée par le parquet, sa part dans les affaires jugées à sa requête tendant à s'élever légèrement à partir de la fin du siècle.
Sans doute s’agit-il d’un contentieux simple, portant principalement sur des atteintes mineures à l’ordre public. Les quelques études faites pour la fin du 19e siècle montrent que la citation directe est principalement utilisée pour convoquer au tribunal les contrevenants à la police du chemin de fer et à celle du roulage, les chasseurs sans permis ou utilisant des engins prohibés, les auteurs de délits de pêche, de bris de clôtures, de blessures par imprudence, d’outrages à agents de la force publique voire les prévenus de vols mineurs, comme les vols de récolte. Le simple procès-verbal de la gendarmerie suffit à prouver les faits, les auteurs en conviennent et la mise à l’instruction est inutile.
Adolphe Guillot porte sa critique sur cette procédure quand elle est utilisée par les parties civiles principalement. Le contentieux porte alors sur des violences personnelles, physiques ou morales (injures, diffamation), voire des atteintes mineures à la propriété (délits de chasse sur le terrain d’autrui). Dans les premières décennies du 19e siècle, les particuliers sont nombreux à vouloir porter leur différend en correctionnelle, utilisant le tribunal pénal comme un instrument de “vengeance”. Les autorités judiciaires tentent d’ailleurs de refouler les parties civiles du procès et le parquet joue à cet égard un rôle décisif en filtrant les plaintes, en classant une bonne partie sans suite, et en orientant une autre vers la justice civile ou la simple police. Dans la seconde moitié du siècle, la saisine du tribunal correctionnel diminue beaucoup et, dans les villes, elle concerne surtout des affaires de diffamation par voie de presse. Cela explique le sens des critiques faites à la citation directe par Guillot : elle est instrumentalisée par les parties en conflit pour “porter atteinte à l’honneur de leur adversaire” ou donner matière à des “plaidoiries retentissantes”. Autrement dit, le procès véritable se joue dans les comptes rendus de presse et non à la barre. Pour un tel usage de la justice, il est évident que l’on doit se dispenser de l’instruction préalable ! Il en tire argument pour souligner les dangers d’une procédure qui présente au tribunal “des affaires mal préparées”, source de confusions et d’erreurs.
La loi sur les flagrants délits
La loi du 20 mai 1863 sur le flagrant délit marque un tournant important dans l'évolution de la procédure pénale. Au motif de supprimer la détention préventive, ou du moins d’en réduire la durée, dans les cas où une instruction orale, au tribunal, suffit, les inculpés arrêtés en flagrant délit sont immédiatement conduits devant le procureur qui les interroge, les traduit sur le champ devant le tribunal correctionnel ou les place “sous mandat de dépôt” en attente de leur jugement à l’audience du lendemain. Telles sont les dispositions essentielles “des deux premiers articles de la loi” qui sont repris dans le projet du Sénat critiqué par Guillot. Les articles suivants règlent la convocation verbale des témoins (art. 3), accordent à l’inculpé un délai de trois jours au moins pour préparer sa défense. Si un article évoque la possibilité d’un renvoi du tribunal pour plus ample information, il est clair que la comparution immédiate des prévenus répondait à un “intérêt de célérité”. Même si la pratique des parquets avait en partie anticipé ce dispositif dans les grandes villes, la loi de 1863 restreint le champ d’action des juges d’instruction qui n’ont plus désormais à informer sur les délits flagrants.
La nouvelle procédure connaît un succès rapide, à considérer les données publiées dans le Compte général de l’administration de la justice criminelle. Elle monte rapidement en puissance, concernant près du quart des affaires portées à la barre à la fin du Second Empire, et plus du tiers dans les années 1880, soit plus double des délits mis à l’instruction dans ces mêmes années. Si l'écart se maintient dans la décennie suivante, le début du 20e siècle marque un recul relatif du flagrant délit - mais non en chiffres absolus qui oscillent entre 90 000 et 100 000 délits jugés chaque année - par rapport aux affaires instruites, les deux modes de poursuite faisant jeu égal à la veille de la première mondiale. Mais à la parution du livre d’Adolphe Guillot, c’est bien la montée du flagrant délit et le recul de l’instruction qui fait l’actualité.
Les “procédés sommaires du parquet”
À ce moment, il a beau jeu de faire remarquer que l’instruction, lors du flagrant délit, est faite par le procureur : elle se réduit au procès-verbal de police et à l’interrogatoire du prévenu par ce magistrat. Non seulement le parquet empiète sur une fonction réservée jusqu’alors aux magistrats instructeurs - l’un des motifs de la loi est d’ailleurs de décharger les cabinets d’instruction d’affaires mineures qui les encombrent - mais Guillot peut à juste titre souligner que les précautions prises par le projet de réforme de l’instruction quant aux garanties à apporter à l’interrogatoire - avec notamment la présence de l’avocat -, tout cela est exclu pour l’instruction rapide menée par le procureur, en cas de flagrance. L’inégalité entre les deux magistrats traduit bien, en même temps que l’esprit de la réforme, la montée en puissance du parquet dans la justice pénale.
Le parquet dispose, par un droit qu’il s’est accordé lui-même, avec l’appui du ministère de la Justice, de l’opportunité des poursuites. Il classe sans suite les plaintes et procès-verbaux comme il l’entend, prenant certes acte de poursuites impossibles (auteur inconnu, faits non qualifiés) mais écartant du tribunal certaines infractions, parfois en facilitant l’arrangement entre parties en conflit. Ensuite, il oriente les affaires poursuivies, en confiant une partie à l’instruction, citant les autres directement à la barre du tribunal correctionnel par citation directe ou en flagrant délit. Indirectement, il influe sur l’instruction, par ses réquisitions et le contrôle de la nomination des magistrats en charge de cette fonction.
L’importance du parquet est particulièrement visible dans les grandes villes, comme à Paris, où son organisation a permis d’anticiper l’accélération égale des poursuites. Guillot y fait allusion en évoquant les “procédés sommaires du petit parquet”. Né dans la capitale en 1820, il était alors constitué d’un substitut du procureur et deux juges d’instruction, le premier étant chargé d’examiner les procès-verbaux accompagnant les individus arrêtés par la police et de dresser en conséquence un réquisitoire, les seconds devant interroger les inculpés dans les vingt-quatre heures. Cette procédure accélérée permettait un jugement dans les quatre-huit heures, non seulement pour les cas de flagrance, car elle s'étendait aux infractions avouées ou dont la preuve paraissait suffisante. Elle bénéficiait de l’appui de la Préfecture de police qui mettait à la disposition du petit parquet des agents pour assurer rapidement les recherches nécessaires. À la fin du Second Empire, sur environ 30 000 individus arrêtés dans la capitale en année moyenne, la moitié sont relaxés par les substituts de service au petit parquet, et autant sont renvoyés devant les tribunaux, dont un millier et demi après avoir bénéficié de l’instruction traditionnelle. La loi de 1863 a finalement légalisé pour une grande part des pratiques mises sur pied depuis longtemps par le parquet dans les grandes villes.
Pour Adolphe Guillot, le renforcement de l’influence du parquet, confirmé dans le projet de réforme voté au Sénat, est dangereuse car elle tend à soumettre la justice pénale au “pouvoir politique” dont il est l’instrument. Elle est dangereuse également pour les intérêts d’une bonne justice, car les procédures expéditives dont il a la maîtrise, aboutissent de fait, à réunir entre les mains du procureur “les fonctions de partie poursuivante et de juge”. Le procureur, défenseur des intérêts de la société, est à la fois juge et partie, le prévenu étant à sa merci, sans pouvoir contester les faits avant d’arriver à l’audience. En fait, comme le relève bien Guillot, la loi sur les flagrants délits, et, avant elle, la constitution du petit parquet, visait en propriété les couches marginalisées de la population des grandes villes, vagabonds et mendiants en premier lieu, soit tous “ces misérables ramassés sur le pavé” lors des rafles périodiques de la police. Pour ces miséreux, l’instruction est considérée comme un luxe, et les “procédés sommaires” utilisés par cette justice expéditive sont, sans nul doute, source d’erreurs judiciaires, restées à jamais inconnues, le sort de ces condamnés n’intéressant personne, sauf quelques magistrats comme Guillot, et encore y fait-il une référence appuyée dans le but de défendre l’instruction contre la toute puissance du parquet.
Conclusion
Son livre, tout entier consacré à combattre le projet de loi réformant l’instruction préparatoire, qui lui semble amenuiser encore plus les pouvoirs et la compétence du juge d’instruction, constitue un bon témoignage sur le développement de la “procédure accélérée” en matière pénale au cours du 19e siècle. Développée à l’initiative du parquet, cette justice qui veut diminuer le plus possible le temps consacré “à l’examen des affaires”, s’appuie sur les petits parquets, la citation directe et la loi de 1863 sur le flagrant délit. Les procureurs en arrivent, dès le milieu du 19e siècle, à écarter de l’instruction la majorité des affaires jugées en correctionnelle, la marginalisation des magistrats instructeurs s’accentuant dans la seconde moitié du siècle. Ces “procédures sommaires”, dénoncées par Adolphe Guillot, sont certes adaptées à des infractions souvent aisément constatées par les agents de police judiciaire et non contestées par les prévenus. Il n’en reste pas moins que cette évolution réduit fortement la portée des réformes libérales que les républicains affirment vouloir introduire dans la procédure pénale, puisque que la majorité des prévenus - particulièrement les couches marginalisées de la population urbaine - ne peut bénéficier des garanties d’une instruction faite par un magistrat indépendant.
Bibliographie
Aubusson de Cavarlay (Bruno). Les filières pénales. Étude quantitative des cheminements judiciaires, Paris, C.E.S.D.I.P., Déviance et contrôle social, 1987, 299 p.
Lévy (René). Pratiques policières et processus pénal : le flagrant délit, thèse de doctorat, Sciences criminelles, Bordeaux 1, 1984, dact; Paris, C. E. S. D. I. P., 1984, Déviance et contrôle social, 588 p.
Lévy (René). Un aspect de la mutation de l'économie répressive au XIXe siècle : la loi de 1863 sur le flagrant délit, Revue historique, juillet-septembre 1985, 109e année, tome 274, n° 555, p. 43-77.