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10. Un registre de conciliations et l'analyse du contentieux prud'homal (1811-1911)

- Présentation du thème





Extrait du registre des délibérations du Bureau de conciliation du Conseil des prud’hommes du Mans, section industrie, 20 août 1884.

« Bureau de conciliation du 20 août 1879.

n° 66
Présents
MM. Vétillard, Pt, Brière, Chaignon.

Clément Joseph, apprenti couvreur à Savigné l’Evêque
c. Lesort Eugène, couvreur au Mans, impasse Mahon, 11.
Lettre du 14 août 1879
Réclamation de salaire et d’outils
Affaire conciliée. Lesort va payer ce soir à Clément 3f pour solde et va lui remettre ses outils.

n° 67
Rouchetel Jacques, terrassier au Mans
c. Pichard, Entrepr au Mans rue d’Accès
Lettre du 17 août 1879
Compte à régler.
Pichard est remplacé par Bonnet son surveillant.
Affaire conciliée. Pichard va payer à Rouchetel ses heures de travail à raison de 35c. Bonnet a payé à l’audience un à compte de 37f80.

[...]

N° 71
Loison René, maçon au Mans, route de Ruandin
c. Gouault, Entrepr au Mans, route de Ruandin
Lettre du 18 août 1879
Compte à régler.
Les parties ne se sont pas présentées.

N° 72
Blond Pacifique, contremaître coupeur au Mans, r. d’Alger, 11
c. Ledru Constant, fabt de chaussures au Mans, rue du Port.
Lettre du 20 août 1879
Réclamation de 160f solde d’un mois de salaire au 5 septembre, devenu exigible par suite de renvoi.
Ledru prétend que Blond lui a causé du dommage par suite de mauvais ou de non emploi de certaines parties de peaux et se refuse à payer.
Blond dit avoir employé tout ce que les besoins de la fabrication lui permettaient d’utiliser.
Les parties ne pouvant s’entendre, le bureau les invite à faire vérifier les débris de cuirs restant des coupes, par des experts de leur choix qu’elles préviendront réciproquement et qui devront remettre leur rapport pour le 27.
A l’audience du 27, Blond présente pour expert M. Rocheron, contremaître de MM. Ménin et Clavière.
Et Ledru, M. Vérité, contremaître chez M. Boy.
Ces deux experts qui ont vérifié ensemble les débris des coupes de cuirs faisant l’objet des reproches de Ledru, n’ont pas dressé de rapports écrits. Ils déclarent d’accord n’avoir rien trouvé d’anormal dans le résultat du travail de Blond qui n’a produit que le déchet que l’on rencontre dans toute fabrication de même nature.
Affaire conciliée. Ledru paiera les 160f réclamés par Blond. »


Source : Registre de conciliations du Conseil de prud’hommes du Mans, section industrie, 9 octobre 1878 au 9 avril 1884, Archives départementales de la Sarthe, 778 W 5 ainsi que 778 W 10 (registre des jugements, avec un jugement du 7 septembre 1904)


 

 

 

 

 

 

 

 

 











Commentaire


Les conseils de prud’hommes offrent l’exemple d’une juridiction d’exception, spécialisée dans le règlement des contestations entre patrons et salariés, dont le développement accompagne celui du capitalisme industriel. La suppression des corporations par le décret d’Allarde (1791) et le libéralisme économique suscitent des oppositions entre patrons et ouvriers, ces derniers étant placés dans une position d’infériorité et de subordination, sans pouvoir compter, pour faire valoir leurs droits, sur une justice de droit commun qui est favorable à leurs adversaires, tant par son personnel de magistrats propriétaires que par la législation qu’elle fait respecter, puisqu'à prendre l’exemple de l’article 1781 du Code civil “le maître est cru sur son affirmation” pour toute contestation portant sur le paiement des gages. C’est dans le souci de régler ces contestations que vont naître les juridictions du travail, au début du 19e siècle, à une époque où l’industrie, faiblement concentrée, conserve encore beaucoup de traits anciens (comme le travail domicile contrôlé par des fabricants). Le premier conseil de prud’hommes est institué à Lyon par la loi du 28 mars 1806, “pour terminer, par voie de conciliation, les petits différends qui s'élèvent journellement, soit entre des fabricants et des ouvriers, soit entre des chefs d’atelier et des compagnons ou apprentis” (art. 6) dans les fabriques de soieries. L’originalité de ce nouveau tribunal réside dans l'élection de ses membres - le principe électif, très en vogue pendant la Révolution, avait été remplacé par la nomination des juges par l’exécutif lors de la réforme de la justice en l’an VIII - et plus encore dans le bipartisme de sa composition, qui réunit des élus patronaux et des élus ouvriers. L’accent mis sur la conciliation et la simplicité de la procédure vont lui donner la réputation d’une justice de paix du travail.
L’extrait du registre de conciliations du Conseil de prud’hommes du Mans, pour la journée du 20 août 1879 témoigne à la fois de la simplicité d’organisation des conseils de prud’hommes et de leur tâche essentielle, la conciliation. Les statistiques publiées dans le Compte général de l’administration de la justice civile et commerciale permettent de prendre la mesure et l'évolution de cette justice. La simplicité de la procédure réduit l’intérêt des décisions prud’homales et le commentaire doit nécessairement puiser à d’autres sources pour décrire l’organisation et le fonctionnement des prud’hommes.

L’organisation des conseils de prud’hommes

L’extension de leur nombre

Le tableau sur les activités des conseils de prud’hommes souligne le succès de l’institution : le nombre de conseils est en constante et régulière augmentation tout au long du 19e siècle, mouvement qui se poursuit avec encore plus de vigueur dans la première décennie du siècle suivant. Alors que celui de Lyon avait été créé seulement en 1806, dix autres conseils sont établis dans les grandes villes industrielles les deux années suivantes, et l’on en compte 32 à la fin de l’Empire. Dans la Sarthe, le conseil des fabriques textiles de Mamers a été créé en 1812 (celui de la ville du Mans ne fut créé qu’un demi-siècle après). Au milieu du 19e siècle, on compte 78 conseils de prud’hommes, plus d’une centaine vingt ans plus tard, et sans doute le double à la veille de la première guerre mondiale (195 en 1911).
Cette forte croissance du nombre de tribunaux répond manifestement à une forte demande, particulièrement à celle du patronat au cours du premier 19e siècle. On le voit dans les dossiers constitués par les chambres de commerce et les conseils municipaux pour obtenir la création d’un conseil, dans lesquels on développe la nécessité d’avoir un tribunal capable de résoudre rapidement les multiples conflits individuels survenant dans les ateliers et fabrique afin d'éviter le danger des coalitions comme les conséquences d’une trop forte mobilité ouvrière. Le conseil est institué par un décret qui précise le nombre de ses membres (en rapport à l'évaluation du nombre de justiciables), son ressort et les branches d’activité qu’il aura à connaître. Ainsi pour la capitale, le premier conseil établi par la loi du 29 décembre en 1844 n’est compétent que pour la seule industrie des métaux, trois autres conseils étant créés par l’ordonnance du 9 juin 1847, l’un pour les tissus, l’autre pour les produits chimiques, le dernier pour les industries nouvelles. Par cette création tardive, Paris, pourtant grande ville industrielle, fait exception au succès rapide des conseils de prud’hommes, car le gouvernement craignait que ceux-ci soient utilisés à des fins politiques par les ouvriers et participent à l’agitation révolutionnaire.

Des conseillers patronaux et ouvriers élus

Cette crainte est naturellement liée à l'élection des conseillers prud’homaux. Cependant, pendant tout le premier 19e siècle, le corps électoral est resté très restreint pour les salariés. La loi du 28 mars 1806 limitait ainsi la représentation salariée à celle des chefs d’atelier de la fabrique lyonnaise, lesquels sont des entrepreneurs d’ouvrage, distribuant aux ouvriers, pour les faire travailler, les matières premières reçues des maîtres-fabricants. Si un décret de 1809 étend le corps électoral aux contremaîtres et “ouvriers patentés”, c’est-à-dire à ceux qui dirigent le travail des ouvriers et aux travailleurs à domicile (payant une patente), les ouvriers des ateliers - de loin les plus nombreux - sont exclus du vote. On a donc un suffrage censitaire, d’ailleurs en harmonie, avec celui pratiqué sur le plan politique jusqu’en 1848. Les conditions de l'élection renforcent le poids des fabricants : la liste électorale étant unique, comportant peu de noms, la participation étant faible, les patrons peuvent peser sur le choix des conseillers “ouvriers”, vu le petit nombre de contremaîtres et ouvriers patentés assistant à l’assemblée électorale. De plus, aux termes du décret du 11 juin 1809 les marchands fabricants “auront toujours dans le conseil un membre de plus” que les chefs d’atelier et contremaîtres.
La Seconde République met un terme à l’inégalité de la représentation ouvrière, en instaurant le suffrage universel et la parité. Le décret du 27 mai 1848 supprime la condition de patente et donne le droit de vote à tous les patrons, chefs d’ateliers, contremaîtres, ouvriers et compagnons âgés de 21 ans et résidant depuis au moins 6 mois dans la circonscription du conseil. De plus, les chefs d’ateliers, contremaîtres et patentés sont rangés dans la catégorie patronale. Les conditions d'éligibilité repoussent l'âge à 25 ans, exigent de savoir lire et écrire et d'être domicilié depuis un an dans le ressort du tribunal. L’assemblée électorale unique est abandonnée au profit d’un vote séparé en deux collèges, avec un système d'élection croisée témoignant de l’esprit de fraternisation très en vogue au printemps 1848 : l’assemblée des ouvriers élit les prud’hommes patronaux, celle des patrons désigne les prud’hommes ouvriers. Ces dispositions tendaient à favoriser les ouvriers, d’autant plus que la parité est instaurée, les prud’hommes devant toujours être en nombre pair, avec voix prépondérante au président, mais ce dernier, alternativement à un patron et à un ouvrier, ne restait en place que pendant 3 mois.

Le Second empire, par la loi du 1er juin 1853, revient sur ces dispositions. Si le suffrage universel et la parité sont maintenus, l'âge pour être électeur et conseiller est relevé (respectivement 25 et 30 ans) et les conditions de domicile renforcées (3 ans) pour écarter la population ouvrière la plus mobile, toujours suspecte. Les chefs d’atelier et contremaîtres retournent dans le collège ouvrier. Le vote est séparé, les patrons nommant leurs prud’hommes, les ouvriers les leurs, avec un renouvellement par moitié tous les trois ans. Le président est désormais nommé pour trois ans par l’Empereur qui peut faire son choix en dehors des conseillers, l’objectif recherché étant d’avoir au sein du conseil de prud’hommes un président “neutre” capable de jouer le rôle d’arbitre en cas de blocage.

L’organisation du tribunal

Ce modèle est encore en place en 1879 quand le bureau de conciliation du conseil du Mans délibère, avec ses deux membres et le président. Ce bureau de conciliation ou bureau particulier, composé d’un élu ouvrier et d’un élu patronal, avait pour tâche de concilier les parties. La loi de 1806 avait prévu qu’il devait se tenir “ chaque jour, depuis onze heures du matin jusqu'à une heure”, afin de régler les réclamations au plus près du travail, aux heures des repas, et le plus rapidement possible. Les audiences sont ensuite plus espacées, le décret du 27 mai 1848 fixant leur nombre à un minimum d’une par semaine.
Si la conciliation ne peut avoir lieu, l’affaire est renvoyée devant le bureau général ou bureau de jugement “jusqu'à la somme de soixante francs, sans forme ni frais de procédure, et sans appel” (loi de 1806, art. 6). Ce bureau général est composé de tous les conseillers prud’hommes, les jugements devant être rendus à la majorité absolue. La compétence est illimitée en premier ressort, le seuil du jugement susceptible d’appel ayant été ensuite relevé à 200 francs en 1853, l’appel étant porté devant le tribunal de commerce - ou le tribunal de première instance en faisant fonction - du ressort du conseil.
La procédure est des plus réduites. Devant le bureau de conciliation - comme le montre l’exemple du Mans - comme devant le bureau général, les parties sont convoquées verbalement ou par lettre, les délais variant en fonction de l’urgence, de 3 jours à moins d’une semaine au Mans, à considérer les affaires citées à l’audience du 20 août 1879. Elles comparaissent en personne, sans conseil ou mandataire professionnel, échangent leurs arguments, les “comptes à régler” de faible valeur ne nécessitant pas d’instruction. Quand l’affaire est plus complexe, comme celle de ce contremaître coupeur au Mans, renvoyé pour malfaçon dans son travail, le conseil fait appel à des experts, nommés par les parties, qui font part de leurs conclusions verbalement (c’est le cas dans cette affaire) ou part écrit. Cette simplicité de la procédure, favorisant une solution très rapide des contestations, est pour beaucoup dans le succès de cette juridiction.

L’importance de la conciliation

Mesure de son importance

À l’audience évoquée du conseil des prud’hommes du Mans, en tenant compte des affaires non citées - n° 68 à 70 -, le bureau particulier a concilié cinq affaires sur sept, et parmi les deux autres, l’une a probablement été arrangée entre les parties qui ne se sont pas présentées. La conciliation est sans nul doute la caractéristique majeure de la justice prud’homale. On en prend la mesure à consulter les statistiques sur ses activités, publiées par le Compte général de l’administration de la justice civile et commerciale et présentées par A. Cottereau.
D’abord, premier constat, l’essentiel du travail des conseils de prud’hommes se fait au bureau particulier, en conciliation, le nombre de jugements étant très faible par rapport aux affaires enregistrées au bureau de conciliation, jusqu'à un rapport de 1 à 60 en 1831 ! À la veille du premier conflit mondial, le rapport est encore de 1 à 6.
Ensuite, le taux d’affaires conciliées est très élevé. Dans le premier 19e siècle, c’est autour de trois affaires sur quatre qui sont conciliées en bureau particulier, et toujours plus de 60 % pendant le Second Empire. Comme on peut à bon droit estimer que les affaires retirées avant audience ont été arrangées, les taux de conciliation sont plus élevés qu’il n’y paraît à partir de 1841 et dépassent 80 % - jusqu'à 95 % en 1841 - jusqu'à 1872 pour se situer ensuite entre 60 et 70 %. Au bureau général, on constate un nombre souvent important d’affaires retirées avant jugement. Là encore, une partie d’entre elles résultent probablement d’un arrangement qui a pu résulter des conseils avisés du secrétaire du conseil de prud’homme et qui de toute façon s’est fait sous l’influence indirecte du tribunal. Il faudrait donc, pour approcher au plus près l’importance de la conciliation, augmenter les taux qui viennent d'être donnés, et les porter à plus de 90 % jusqu’aux années 1860.
Les travaux réalisés sur l’histoire de cette justice du travail soulignent qu’il faut en outre prendre en considération les conseils et consultations données hors audience par les prud’hommes, dans les rapports quotidiens qu’ils ont avec les ouvriers. L’influence du tribunal va donc au-delà du contentieux qu’il est appelé à concilier et juger.

Les facteurs du succès

La raison en est que cette justice est appréciée pour sa procédure simple, rapide, presque sans frais, compétente parce que ses juges sont, de par leurs activités professionnelles, complètement impliqués dans le domaine dont ils ont à connaître les conflits. Leur connaissance des techniques, des usages des ateliers, des hommes, leur donne une qualité d'écoute aux réclamations que ne pourrait avoir un magistrat professionnel dont la formation et l’habitus professionnel sont très éloignés du monde du travail. Que la justice rendue soit une bonne justice aux yeux des intéressés est confirmé par le petit nombre d’appels.
Pour les ouvriers, il s’agit donc d’une justice de proximité, rendue par les pairs et apte à faire respecter leurs droits, car estimée neutre de par sa composition paritaire. Privilégiant la conciliation, jugeant en équité, faisant référence aux usages et aux coutumes locales, les conseillers prud’homaux peuvent satisfaire les réclamations individuelles, comme pour obtenir le règlement des salaires dûs, tel qu’on le voit au Mans dans les années 1870. À ce titre, c’est un moyen de pression appréciable. Des revendications plus collectives peuvent être défendues en matière de conditions de travail, notamment quand les conseillers contestent certaines dispositions des contrats d’apprentissage et de règlements d’atelier.
Pour les patrons, pourtant bien plus condamnés que les ouvriers par les prud’hommes, l’intérêt n’est pas moindre. Alors qu'à partir des années 1830, la question sociale transforme, dans les représentations des élites, les classes laborieuses en classes dangereuses et que l’industrialisation commence à multiplier les usines nécessitant une main-d'œuvre stable et disciplinée, les conseils de prud’hommes sont perçus comme le moyen de pacifier les relations au sein des ateliers, en contraignant les ouvriers à passer par cette voie médiatrice pour exposer leurs revendications individuelles. Ils espérer ainsi éviter grèves et conflits violents qui renforcent les tensions et développement l’influence des théories socialistes remettant en cause leur pouvoir. En même temps, le conseil de prud’hommes ayant des pouvoirs de police, pouvant infliger jusqu'à trois jours d’emprisonnement pour des délits troublant l’ordre ou la discipline des ateliers (disputes, injures, désobéissances), il est apprécié comme étant susceptible d’aider à discipliner une main-d’oeuvre très mobile.

L'évolution : l’amorce d’un déclin

Toutefois la conciliation recule après le Second Empire comme le montre bien tous les indices que nous avons utilisé pour commenter le tableau des activités des prud’hommes : l'écart entre jugements et affaires conciliées se réduit fortement, le taux d’affaires conciliées en bureau particulier s’abaisse à 40 % à la fin du 19e siècle, 60 % si l’on ajoute les affaires retirées avant l’audience.
Ce déclin relatif de la conciliation s’explique d’abord par les modifications apportées au fonctionnement de l’institution à l’avènement de la Troisième République. La principale porte sur l'élection du président du bureau de jugement qui , depuis la loi du 7 juillet 1880, est élu pour un an par l’assemblée générale des prud’hommes, ce qui, compte tenu du maintien de la parité, donne la majorité à l'élément ouvrier ou patronal selon son appartenance, le président ayant voix prépondérante en cas de départage des voix. Les conseillers patrons - retenus par leurs affaires - étant plus souvent absents que les ouvriers lors de l'élection du président, cette loi est très mal vue par le patronat, d’autant plus que les syndicats - qui seront reconnus en 1884 - cherchent à imposer aux conseillers ouvriers le “mandat impératif”, soit donner toujours raison à l’ouvrier dans les litiges jugés devant le tribunal. Ils constituent, lors des élections, des comités élaborant un programme et proposant des candidats qui signent à l’avance des lettres de démission pour le cas où les directives syndicales ne seraient pas respectées. Une telle pratique allait à l’encontre de la neutralité et de l’impartialité dont les juges devaient faire preuve. La résistance des patrons, inquiets de voir le conseil de prud’hommes se transformer en instrument de luttes de classes, se traduit par des grèves judiciaires (démissions collectives de leurs conseillers) et par une campagne d’opinion en faveur d’une réforme de la législation. La loi du 27 mars 1907, en interdisant le mandat impératif, leur donnera satisfaction d’autant plus qu’en cas de partage, l’affaire est renvoyée devant le juge de paix. Cette disposition contraint les conseillers, pour éviter d'être dépossédés de leur pouvoir, à faire des concessions mutuelles, les syndicats abandonnant peu à peu, les années suivantes, le mandat impératif, maintenu sous forme de clause secrète. On voit l’importance de cette crise dans la montée des appels : le taux, par rapport au nombre d’affaires jugées en premier ressort et donc susceptibles d’appel, passe de 18 % en 1881 à 25 % en 1891 et atteint un sommet - 75 % - en 1901, avant de diminuer après la loi de 1907, avec encore 56 % en 1911.
Les jugements des prud’hommes sont donc de plus en plus contestés par l’un ou l’autre des parties, et en même temps la conciliation régresse. Cette évolution résulte en fait - la crise du mandat impératif en est l’illustration - de la montée des tensions sociales liées à l’industrialisation. La multiplication des grèves dans les dernières décennies du 19e siècle et le développement d’un syndicalisme révolutionnaire dont l’objectif est l’abolition du capitalisme mettent au premier plan du mouvement ouvrier la lutte collective et l’utilisation de toutes les instances électives pour faire avancer la cause ouvrière. De son côté, le patronat fait de plus en plus appel au droit qui lui garantit la liberté d’entreprendre et privilégie le recours aux tribunaux au lieu de la négociation et des concessions qu’impliquaient les prud’hommes.

Conclusion

Par delà l'évolution législative, la chute du nombre d’affaires conciliées devant les prud’hommes s’explique par la montée des oppositions de classes à partir des débuts de la Troisième République.
Nés dans une économie de petites entreprises - ateliers et fabriques - les conseils de prud’hommes doivent s’adapter à une industrie concentrée en grandes unités, avec les fortes tensions sociales qui en résultent. La loi de 1907 élargit d’ailleurs leur compétence au commerce, aux mines et aux entreprises de transport. L'évolution respective de l’activité du bureau particulier et du bureau général traduit bien ces mutations économiques et sociales. Il reste que la conciliation demeure, et de loin, la caractéristique majeure de cette justice du travail qui donne aux représentants élus du patronat et du salariat le moyen de régler leurs différends en équité.

 

Jean-Claude FARCY

 

Bibliographie

Bouveresse (Jacques). Des élections malgré tout : l’histoire mouvementée des conseils de prud’hommes, in Krynen (Jacques) (dir.). L'élection des juges. Étude historique français et contemporain, Paris, P. U. F., 1999, p. 165-221.
Cottereau (Alain) (dir.). Les prud’hommes XIXe-XXe siècles, Le Mouvement social, octobre-décembre 1987, n° 141, Paris, Les Éditions ouvrières, 164 p.
Cottereau (Alain). Les prud’hommes au XIXe siècle : une expérience originale de pratique du droit, Justices. Revue de droit processuel, 1997, n° 8, p. 9-21.
Dubois (Bruno). Les Conseils de prud’hommes au XIXe siècle. Entre État, patrons et ouvriers : les linéaments de la justice du travail (1806-1868), thèse de doctorat, Histoire du droit, Lille 2, 2000, dact., 585 f°.