10. Le temps troublé des guerres : de 1914 aux années 1960

Plan du chapitre

La pratique de la peine capitale 1901-1974

La tendance longue à la diminution des condamnations et exécutions capitales est fortement contrariée pendant les périodes de guerre et leurs lendemains. Dès la fin du conflit, les arrêts de mort explosent et les exécutions se font également plus nombreuses.

En 1914 : fusillés pour l’exemple

En situation de guerre, une grande part de la répression des mouvements susceptibles de porter atteinte au pays, relève des autorités militaires qui ont des pouvoirs exceptionnels, y compris en matière de justice. Conseils de guerre et cours martiales répriment tout ce qui est considéré comme rébellion par le commandement. Entre septembre 1914 et la fin du conflit, 2300 condamnations à mort ont été prononcées par les conseils de guerre, 550 soldats ayant été passés par les armes, dont 180 dans les premiers mois de la guerre. La lettre du caporal Henri Floch illustre les cas les plus dramatiques, quand le commandement, face aux premières défaites, ne trouve d’autre moyen, pour maintenir l’ordre et forcer les troupes à partir au front, que de prendre des hommes au hasard et les passer en cours martiales : ils sont fusillés pour l’exemple. Tel est le cas des six soldats de Vingré qui seront réhabilités par la Cour de cassation, le 29 janvier 1921.

 

« Ma bien chère Lucie,

Quand cette lettre te parviendra, je serai mort fusillé.

Voici pourquoi :

Le 27 novembre, vers 5 heures du soir, après un violent bombardement de deux heures, dans une tranchée de première ligne, et alors que nous finissions la soupe, des Allemands se sont amenés dans la tranchée, m'ont fait prisonnier avec deux autres camarades. J'ai profité d'un moment de bousculade pour m'échapper des mains des Allemands. J'ai suivi mes camarades, et ensuite, j'ai été accusé d'abandon de poste en présence de l'ennemi.

Nous sommes passés vingt-quatre hier soir au Conseil de Guerre. Six ont été condamnés à mort dont moi. Je ne suis pas plus coupable que les autres, mais il faut un exemple. Mon portefeuille te parviendra et ce qu'il y a dedans.

Je te fais mes derniers adieux à la hâte, les larmes aux yeux, l'âme en peine. Je te demande à genoux humblement pardon pour toute la peine que je vais te causer et l'embarras dans lequel je vais te mettre...

Ma petite Lucie, encore une fois, pardon.

Je vais me confesser à l'instant, et j'espère te revoir dans un monde meilleur.

Je meurs innocent du crime d'abandon de poste qui m'est reproché. Si au lieu de m'échapper des Allemands, j'étais resté prisonnier, j'aurais encore la vie sauve. C'est la fatalité

Ma dernière pensée, à toi, jusqu'au bout.

Henri Floch »

Source : Paroles de Poilus. Lettres et carnets du front. 1914-1918, Paris, Librio, 2001, p. 87, citée par Jean-Pierre Guéno et Yves Laplume

Pour en savoir plus : Voir l'exposition virtuelle des Archives départementales de l'Allier. La page dédiée aux fusillés de Vingré sur le site Canopé – dossier Les fusillés de la Grande Guerre.

L’exécution de Mata Hari (L’Excelsior, 16 octobre 1917)

Les affaires d’espionnage relèvent de la justice militaire. Mata Hari, condamnée à mort le 24 juillet 1917 par le 3e conseil de guerre de Paris, est fusillée le 15 octobre au polygone de tir de Vincennes. De son vrai nom Margareth Gertrude Zelle (1876-1917), danseuse érotique, idole de toutes les capitales européennes, c’est une courtisane qui collectionne les amants de la haute société sans distinction de nationalité. Elle est arrêtée par le contre-espionnage français – qui avait sollicité ses services – et jugée sur un dossier très peu consistant. Son procès est expédié en un jour.

Pour en savoir plus : Gabriella Asaro, Exotisme et érotisme à la Belle Époque : Mata-Hari au Musée Guimet (2011) sur le site L'histoire par l'image.

La dernière exécution publique (16 juin 1939)

Le journal Le Matin – 24 octobre 1978 – reproduit la photographie de la dernière exécution qui s'est déroulée en public, aux portes de la prison de Versailles, le 17 juin 1939. Le condamné Eugène Weidmann, né à Francfort en 1908, avait commis avec l’aide de complices, plusieurs kidnappings suivis d’assassinats dans la capitale parisienne lors de l’Exposition universelle de 1937. Il a six victimes à son actif quand il est arrêté en décembre de la même année.
Suite à une confusion dans les horaires, l’exécution est retardée et la clarté du jour permet aux photographes de prendre de nombreux clichés aussitôt publiés. Cela fait scandale, bien plus que les quelques trois cents personnes venues assister au supplice, et le gouvernement décide alors, en adoptant le décret du 24 juin 1939, de faire exécuter dorénavant les condamnés à mort à l’intérieur de la prison, sans publicité.

« Le Président de la République française,
Sur le rapport du président du conseil, ministre de la Défense nationale et de la Guerre, du garde des Sceaux, ministre de la Justice, et du ministre de l'Intérieur,
Vu la loi du 19 mars 1939 accordant au Gouvernement des pouvoirs spéciaux ;
Le conseil des ministres entendu,...

... Décrète :
Art. 1er . - L'article 26 du code pénal est modifié ainsi qu'il suit : Art. 26. - L'exécution se fera dans l'enceinte de l'établissement pénitentiaire qui sera désigné par l'arrêt de condamnation et figurant sur une liste dressée par arrêté du garde des Sceaux, ministre de la Justice. Seront seules admises à assister à l'exécution les personnes indiquées ci-après : 1° Le président de la cour d'assises ou, à défaut, un magistrat désigné par le premier président ; 2° L'officier du ministère public désigné par le procureur général ; 3° Un juge du tribunal du lieu d'exécution ; 4° Le greffier de la cour d'assises ou, à défaut, un greffier du tribunal du lieu d'exécution ; 5° Les défenseurs du condamné ; 6° Un ministre du culte : 7° Le directeur de l'établissement pénitentiaire ; 8° Le commissaire de police et, s'il y a lieu, les agents de la force publique requis par le procureur général ou par le procureur de la République ; 9° Le médecin de la prison ou, à son défaut, un médecin désigné par le procureur de la République.
Art. 2. – L'alinéa 2 de l'article 13 du code pénal est abrogé.
Art. 3. – L'article 378 du code d'instruction criminelle est modifié ainsi qu'il suit : Art. 378. – Le procès-verbal d'exécution sera, sous peine de 100 fr. d'amende, dressé sur-le-champ par le greffier. Il sera signé par le président des assises ou son remplaçant, le représentant du ministère public et le greffier. Immédiatement après l'exécution, copie de ce procès-verbal sera, sous la même peine, affichée à la porte de l'établissement pénitentiaire où a eu lieu l'exécution et y demeurera apposée pendant vingt-quatre heures. Aucune indication, aucun document relatifs à l'exécution autres que le procès-verbal ne pourront être publiés par la voie de la presse, à peine d'une amende de cent à deux mille francs. Le procès-verbal sera, sous la peine prévue à l'alinéa 1er, transcrit par le greffier dans les vingt-quatre heures au pied de la minute de l'arrêt. La transcription sera signée par lui et il fera mention du tout, sous la même peine, en marge du procès-verbal. Cette mention sera également signée et la transcription fera preuve, comme le. Procès-verbal lui-même.
Art. 4. - Le présent décret sera soumis à la ratification des Chambres conformément aux dispositions de la loi du 19 mars 1939.
Art. 5. - Le président du Conseil, ministre de la Défense nationale et de la Guerre, le garde des Sceaux, ministre de la Justice, et le ministre de l'Intérieur sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l'exécution du présent décret, qui sera publié au Journal officiel de la République française.
Fait à Paris, le 24 juin 1939. »

Source : Décret du 24 juin 1939 supprimant la publicité des exécutions capitales, Journal officiel 25 juin 1939

Les cours martiales de Vichy

Le régime de Vichy a multiplié les juridictions politiques d’exception : Cour suprême de justice – pour juger les anciens ministres –, Cour martiale de Gannat, Cour criminelle spéciale – pour les trafiquants de marché noir –, Tribunaux spéciaux, Sections spéciales, Tribunal d’État – avec ses deux sections de Lyon et Paris – et deux « juridictions » établies en 1944, les Cours martiales et les Tribunaux de maintien de l’ordre. Les Cours martiales – loi du 20 janvier 1944 transcrite ci-après – ont pour objectif de réprimer les individus arrêtés en flagrant délit d’assassinat commis par armes et explosifs pour favoriser un acte terroriste. Relevant de la Milice, réparties sur tout le territoire, jugeant de manière particulièrement expéditive – absence d’instruction, d’avocat, d’appel et de pourvoi en cassation – elles n’appliquent qu’une seule peine : la mort. De tous les tribunaux d’exception mis en place par le régime, elles ont été de loin les plus meurtrières : deux-cents condamnations à mort mises à exécution en six mois d’existence, de la fin janvier au début d’août 1944. Elles sont le fait d’un régime aux abois usant de la terreur pour enrayer l’action de la Résistance. On jugera du climat de haine contre celle-ci en lisant l’extrait du journal collaborateur qui justifie sans état d’âme des « procès » jugés en quelques minutes, se réduisant à un interrogatoire d’identité et suivis d’une exécution immédiate, avec à peine le temps d’écrire une dernière lettre à la famille.

« 20 janvier 1944. Loi instituant des cours martiales – Journal officiel, 21 janvier 1944, p. 238.
Le chef du gouvernement,
- Vu les actes constitutionnels n° 12 et 12bis ;
- Le conseil de cabinet entendu, Décrète
Art. 1er. le secrétaire général au maintien de l’ordre est autorisé à créer une ou plusieurs cours martiales.
2. Sont déférés aux cours martiales les individus agissant, isolément ou en groupes, arrêtés en flagrant délit d’assassinat ou de meurtre, de tentative d’assassinat ou de meurtre, commis aux moyens d’armes ou d’explosifs, pour favoriser une activité terroriste.
3. Tout individu arrêté dans les conditions prévues à l’article précédent est mis immédiatement à la disposition de l’intendant de police de la préfecture régionale du lieu de l’arrestation. L’intendant de police le place sous mandat de dépôt et prend toutes dispositions utiles pour le traduire sur-le-champ devant la cour martiale.
4. Des cours martiales se composent de trois membres désignés par arrêté du secrétaire général au maintien de l’ordre.
5. L’application des lois sur l’instruction criminelle est suspendue à l’égard des individus déférés aux cours martiales. Si la cour martiale constate que les conditions prévues à l’art. 2 de la présente loi sont réalisées et que la culpabilité est nettement établie, les coupables sont immédiatement passés par les armes. Dans le cas contraire, les inculpés sont mis à la disposition du procureur de la République afin qu’il soit requis par lui ce qu’il appartiendra.
6. La procédure et les conditions de fonctionnement des cours martiales, ainsi que toutes les mesures d’exécution de la présente loi, seront réglées par arrêtés du secrétaire général au maintien de l’ordre.
7. La présente loi est applicable jusqu’au 30 juin 1944.
8. Le présent décret sera publié au Journal officiel et exécuté comme loi de l’État. »

 

Devant les réticences des premiers intendants de police, le texte est remanié le 11 février :
« 11 février 1944. Loi relative à la procédure devant les cours martiales – Journal officiel, 13 février 1944, p. 475

Le chef du gouvernement,

- Vu les actes constitutionnels n° 12 et 12bis ;
- Le conseil de cabinet entendu, Décrète
Art. 1er. L’article 3 de la loi du 20 janvier 1944, relatif à la procédure devant les cours martiales, est abrogé et remplacé par les dispositions suivantes : “Tout individu arrêté dans les conditions prévues par l’article précédent est mis à la disposition du secrétaire général au maintien de l’ordre qui décerne contre lui mandat de dépôt et prend les dispositions nécessaires pour le traduire devant la cour martiale. Jusqu’à la délivrance du mandat de dépôt, l’inculpé sera, nonobstant les dispositions de l’article 509, c. instr. crim., retenu à la maison d’arrêt où il aura été conduit au vu d’une réquisition provisoire d’écrou décernée par les agents de la force publique qui auront opéré l’arrestation, à charge par eux d’en informer immédiatement le secrétaire général au maintien de l’ordre.”
2. Il est ajouté à l’art. 4 de la loi du 20 janvier 1944 un second paragraphe, ainsi conçu : Le secrétaire général au maintien de l’ordre désigne un ou plusieurs commissaires près les cours martiales.”
3. Le présent décret sera publié au Journal officiel et exécuté comme loi de l’État. »

Pour en savoir plus : Guy Krivopissko, La vie à en mourir : lettres de fusillés, 1941-1944, Paris, Tallandier, 2003, 367 p.

Une séance de la Cour martiale de Lyon, 1er ou 2 février 1944, salle de l’anthropométrie de la prison Saint-Paul, A.D. Yvelines, 1603 W 31. Comité français de Libération nationale, Bulletin d’informations générales, n° 200, 16 février 1944

[Deux jeunes FTP, interpellés à Vienne par les gendarmes pour un contrôle de papiers, prennent la fuite en tirant quelques coups de revolver pour couvrir leur retraite (selon les Résistants) – ou déchargent leurs revolvers sur les gendarmes avant de s’enfuir (selon la presse collaborationniste). Poursuivis par des miliciens et des agents de la Gestapo, ils sont arrêtés et accusés de tentative de meurtre sur les gendarmes.]

« Les deux prévenus furent appelés. Après interrogatoire d’identité, il leur fut exactement demandé ceci :
   - Reconnaissez-vous avoir tiré sur la Milice ?
   - Oui
   - Vous n’avez rien à dire pour votre défense ?
   - Non.

La cour se retire pour délibérer et revient au bout de deux minutes exactement :
   - Vous êtes condamnés à mort. Exécution immédiate. »

Leur condamnation est prononcée à 15h10, l’exécution effective à 16h10. Les deux résistants ont le temps d’écrire une lettre à l’adresse de leurs familles : « Nous sommes condamnés à mort. Nous ne regrettons rien. Ce serait à recommencer, nous agirions exactement de même. Nous tâcherons de mourir en bons Français. » L’aumônier les accompagnant au poteau d’exécution eut du mal à parler tant il était ému. »

 

Extrait du journal collaborateur Le Nouvelliste, 12 et 13 février 1944 (cité, p. 157-158) :

« Le 30 janvier 1944, au hameau d’Antraigues, commune de Saint-Jean-d’Arves (Savoie), le nommé Jean Bertrand déchargeait son revolver sur le Maréchal-des-logis-chef Jean B…, commandant la brigade de gendarmerie. Bertrand, âgé de vingt-neuf, titulaire de deux condamnations en correctionnelle, précédemment interné au camp de Saint-Sulpice-la-Pointe, pour activité antinationale, a été déféré, pour meurtre, devant la cour martiale française siégeant à Lyon le 9 février 1944.

Condamné à mort, il a été passé par les armes.

Le même jour, à Lyon, comparaissait également, devant la cour martiale française, le nommé Recouras-Massaquant, vingt-huit ans, coupable de l’assassinat de M. Ribot-Chapuis, commis le 25 janvier, dans un but terroriste.

Condamné à mort, il a été passé par les armes. »

Source : Extrait de Virginie Sansico, La Justice du pire. Les cours martiales sous Vichy, Paris, Payot, 2002, p. 156-157.

 

La répression des collaborateurs à la Libération

La répression des collaborateurs, par son ampleur, est souvent qualifiée d’épuration. Plus d’une centaine de milliers de personnes ont été jugées, plusieurs milliers de condamnations capitales ont été prononcées par les Cours de justice et l’on compte un peu moins de 1 500 exécutions légales, la justice de la Libération ayant été relativement clémente, dans la mesure où l’épuration « sauvage » avait procédé, auparavant, à nombre d’exécutions sommaires. Les procès des principaux responsables de Vichy, des journalistes et écrivains ayant soutenu le régime posent des problèmes de conscience aux intellectuels qui, ayant participé à la Résistance, sont profondément hostiles à la peine de mort. Tel est le cas d’Albert Camus acceptant d’intervenir auprès du garde des Sceaux pour obtenir la grâce des journalistes de Je suis partout.

« Monsieur le Garde des Sceaux,

On me prie de joindre ma signature à la demande de grâce qui a été faite en faveur des journalistes de Je suis partout condamnés à mort. Je le ferai dans cette lettre en vous exposant mes raisons aussi brièvement que je le puis.

Mon intention n’est pas de diminuer la faute de Rebatet et de son compagnon. Si je puis me permettre une allusion personnelle, vous m’avez rencontré à un moment où nous tenions ces journalistes pour des ennemis mortels qui, sans aucun doute, n’auraient pas ménagé nos propres vies. Vous savez donc que rien, ni dans ces écrivains ni dans ces hommes, n’a jamais fait naître en moi quoi que ce soit qui ressemble à de l’indulgence. Pour tout dire, comme vous, et comme la Cour de justice, je les juge coupables.

Cependant, ces hommes, aujourd’hui, attendent tous les matins le moment de leur mort, et j’ai assez d’imagination pour savoir qu’ils payent alors, dans l’angoisse et la mauvaise conscience, le prix le plus haut qu’un homme puisse payer pour ses crimes. Et si j’ai combattu ces hommes jusqu’au bout, un mouvement plus fort que toute justice m’oblige maintenant à souhaiter qu’on épargne ces condamnés et qu’on leur rende seulement cette vie que dans leur folie ils ont méprisée pour en faire bon marché quand il s’agissait des autres.

J’ai longtemps cru que ce pays ne pouvait pas se passer de justice. Mais je ne vous offenserai pas, ni personne autour de vous, en disant que la justice depuis la Libération s’est révélée assez difficile pour que nous ne sentions pas maintenant que toute justice humaine a ses limites et que ce pays, finalement, peut aussi avoir besoin de pitié.

Où serait aussi bien la supériorité de ce que nous défendons si nous n’étions pas capables de surmonter notre légitime ressentiment. Beaucoup disent, je le sais, que la mort est un exemple. Je n’en crois rien pour ma part. Mais de ce point de vue, de grands et graves exemples ont déjà été donnés. Je sais aussi qu’il y a de l’injustice à exécuter Brasillach et à laisser vivre Rebatet. Mais il n’y en a pas moins à épargner des hommes politiques qui ont couvert Rebatet en même temps que bien d’autres, et, de ce point de vue encore, ne pouvant tout égaliser dans le châtiment suprême, il faut reconnaître que nous ne pouvons nous passer de la clémence.

Ce n’est donc pas la justice que je viens vous demander par cette lettre, mais la simple pitié pour des coupables qui ne relèvent plus que de la pitié, et dont j’espère, qu’au lieu d’une mort honteuse et misérable, nous aurons contribué ainsi à leur fournir l’occasion de mieux mesurer l’étendue de leur faute.

En vous demandant de recevoir favorablement une démarche dont je voudrais vous dire seulement qu’elle n’est pas facile pour moi, je vous prie de croire, Monsieur le Garde des Sceaux, à l’assurance de mes sentiments de considération.

Albert Camus

Source : Lettre d’Albert Camus au ministre de la Justice, Pierre-Henri Teitgen, 5 décembre 1946, in Arthur Koestler, Albert Camus, Réflexions sur la peine capitale, Paris, Gallimard, Folio, 2002, p. 250-252.

 

Les femmes à nouveau guillotinées

La dernière exécution publique d’une femme pour crime de droit commun avait eu lieu à Romorantin (Loir-et-Cher) en 1887. Le régime de Vichy interrompt cette clémence relative, et le journaliste de Paris-Soir peut, à bon droit, remarquer que dans la capitale bordelaise, il faut remonter à 1858 pour trouver la date de la dernière exécution d’une femme. Mais les tribunaux des débuts de la IVe République continuent sur la lancée de Vichy et sept femmes ne bénéficieront pas de la grâce du président de la République et seront exécutées en quatre ans, la dernière – Germaine Godefroy – l’étant en 1949, à Angers.

La guerre d'Algérie

La répression des nationalistes algériens, dans le contexte d’une guérilla, incite le commandement de l’armée française à reprendre l’emprise qu’il avait perdue depuis l’entre-deux-guerres sur les conseils de guerre qu’il contrôle pleinement. Dans ces conditions, la légalité n’est pas le souci premier, la torture est appliquée par les détachements chargés du renseignement, et la peine de mort est prononcée dans un souci d’exemplarité par les conseils de guerre : dans cette statistique dont les chiffres doivent être considérés comme des minima, les conseils de guerre ont prononcé plus de 1 400 condamnations à mort pendant la guerre d’Algérie et en ont fait exécuter près de 200. Les exécutions sommaires ont fait bien plus de victimes. Certaines condamnations par un tribunal militaire ont également eu un fort retentissement, telle celle d'Abderrahmane Taleb, en 1957 (voir texte ci-dessous de Sylvie Thénault)

L’exécution de Bastien-Thiry

À la fin de la guerre d’Algérie, une partie des cadres de l’armée française en Algérie refuse l’indépendance et constitue une organisation terroriste – OAS, organisation de l’armée secrète – qui multiplie les attentats en Algérie comme en France, contre ceux qui ont œuvré en faveur de la paix en Algérie ou contre les autorités accusées de trahison. Le colonel Jean-Marie Bastien-Thiry (1927-1963), ingénieur militaire, ancien élève de l’École Polytechnique, organisa contre le général de Gaulle l’attentat du Petit-Clamart le 22 août 1962. Jugé par une cour militaire du 28 janvier au 4 février 1963 il est condamné à mort et fusillé à la prison de Fresnes, le 11 mars 1963. C’est la dernière exécution politique que la France ait connue.

Pour en savoir plus : Voir la notice biographique de Bastien-Thiry sur le site Herodote.

Écrivains contre la peine de mort : Albert Camus

Albert Camus (1913-1960), écrivain, considéré comme le philosophe de l’absurde, prend la direction du journal Combat en 1943. Né en Algérie, son père meurt suite aux combats de la bataille de la Marne en 1914. Ne l’ayant pas connu autrement par une photographie et des anecdotes rapportées par sa mère, il se rappelle particulièrement celle évoquant son assistance à une exécution : c’est par ce récit que commence ses Réflexions sur la guillotine. Ce désir de montrer la réalité de l’exécution, dont la nécessité est affirmée à plusieurs reprises tout au long du livre, est significative d’une des approches des abolitionnistes voulant mettre les partisans de la peine de mort en face de la réalité de l’assassinat juridique. Jean Cocteau (1889-1963), qui s’associera au combat d’Albert Camus aura cette formule : « Nous ne devons jamais donner la mort parce que nous ne savons pas ce que c’est ».

Les premières pages de Réflexions sur la guillotine (1957) d’Albert Camus

« Peu avant la guerre de 1914, un assassin dont le crime était particulièrement révoltant – il avait massacré une famille de fermiers avec leurs enfants – fut condamné à mort à Alger. Il s’agissait d’un ouvrier agricole qui avait tué dans une sorte de délire du sang, mais aggravé son cas en volant ses victimes. L’affaire eut un grand retentissement. On estima généralement que la décapitation était une peine trop douce pour un pareil monstre. Telle fut, m’a-t-on dit, l’opinion de mon père que le meurtre des enfants, en particulier, avait indigné. L’une des rares choses que je sache de lui, en tout cas, est qu’il voulut assister à l’exécution, pour la première fois de sa vie. Il se leva dans la nuit pour se rendre sur les lieux du supplice, à l’autre bout de la ville, au milieu d’un grand concours de peuple. Ce qu’il vit, ce matin-là, il n’en dit rien à personne. Ma mère raconte seulement qu’il rentra en coup de vent, le visage bouleversé, refusa de parler, s’étendit un moment sur le lit et se mit tout d’un coup à vomir. Il venait de découvrir la réalité qui se cachait sous les grandes formules dont on la masquait. Au lieu de penser aux enfants massacrés, il ne pouvait plus penser qu’à ce corps pantelant qu’on venait de jeter sur une planche pour lui couper le cou.

Il faut croire que cet acte rituel est bien horrible pour arriver à vaincre l’indignation d’un homme simple et droit et pour qu’un châtiment qu’il estimait cent fois mérité n’ait eu finalement d’autre effet que de lui retourner le cœur. Quand la suprême justice donne seulement à vomir à l’honnête homme qu’elle est censée protéger, il paraît difficile de soutenir qu’elle est destinée, comme ce devrait être sa fonction, à apporter plus de paix et d’ordre dans la cité. Il éclate au contraire qu’elle est n’est pas moins révoltante que le crime, et que ce nouveau meurtre, loin de réparer l’offense au corps social, ajoute une nouvelle souillure à la première. »

Source : Arthur Koestler, Albert Camus, Réflexions sur la peine capitale, Paris, Gallimard, Folio, 2002, p. 143-144

Avocats contre la peine de mort : Albert Naud

Albert Naud (1904-1977), d’origine modeste, fit ses études à la Sorbonne et entra comme journaliste à l’Écho de Paris, tout en suivant des cours de droit. Il s’inscrit au barreau en 1933, et, comme premier secrétaire de la Conférence du stage, fait en 1935 l’éloge de Chenu. Il accomplit son stage d’avocat auprès de Me Campinchi. À la Libération, il est commis d’office pour défendre des responsables de la collaboration, dont Pierre Laval, Henri Béraud et Céline. Il sera également l’avocat d’Henri Charrière – Papillon –, Lucien Léger et Ahmed Dlimi, chef de la sûreté marocaine, accusé de l’assassinat de Medhi Ben Barka. Il commence son plaidoyer contre la peine capitale par le récit d’une exécution qui eut lieu à la prison d’Arras, la veille de la fête nationale de 1951 – d’où le titre de ce premier chapitre “Fête de la fraternité”. Daniel est le prénom d’emprunt d’un jeune homme du Nord qui, ayant appris à tuer avec son père, en tirant, à l’âge de 14 ans, sur les soldats allemands en fuite, avait assassiné deux chauffeurs de taxi, assassinat pour lequel il est condamné à mort.

Extrait de la première partie “Fête de la fraternité”.

« C’est fini. Il y a eu deux chocs ferrailleux et, maintenant, une corde brimbale toute molle et désœuvrée le long d’un montant de la guillotine. Le sang a jailli très loin...

... Le mur de la courette gris en est éclaboussé. Par terre, une mare grandit, s’étire en tous sens, compose toute une géographie d’îles, de lacs, d’isthmes et de détroits au détour des pavés. Halluciné, je regarde le bourreau qui tient la tête de Daniel par les cheveux. Il l’emporte d’une main lasse, comme un colis négligeable. La gabardine couleur de poussière frotte contre la joue, morte et mouchetée de sang, de cette tête d’épouvante. Une envie de vomir ; de pleurer, de hurler, venue du fond de mon ventre – je ne sais plus si j’ai une âme – m’arrive à la gorge, mais je demeure immobile et muet. Que fait l’homme au chapeau marron et à la gabardine couleur de poussière ? Où va-t-il ? Est-il vrai qu’il emporte, collée à la cuisse une tête de vingt ans ? Est-ce pour la soustraire à cette boucherie qui monte au nez ? Est-ce pour la livrer à une autre Mathilde de la Mole que je vais soudain voir apparaître sublimée par son amour et sa cruauté ? Il la porte sur une petite table recouverte d’une nappe blanche, comme s’il allait servir un festin de cannibales.
Deux hommes, très dignes, le visage glacé, sont là qui attendent. L’un d’eux s’empare de cette tête, et la renverse, les yeux vers le ciel. L’autre, dont les mains sont armées de pinces étincelantes, a un tressaillement bref. Il ferme les yeux quelques secondes, emplit d’air sa poitrine et l’expire bruyamment d’un seul coup en faisant : peuff ! Il me souffle :
- Ne restez pas là, maître.
- J’ai promis. Il avait peur… Je plains et j’admire ces hommes qui travaillent dans l’horreur pour donner la lumière à un aveugle.
- Tourne-le vers la gauche, un peu plus… comme ça, très bien.
L’assistant obéit. “Tourne-le…”. C’est donc encore Daniel qui est là, toute son identité rassemblée dans ce visage criblé de taches rouges et si ridé, si vieux qu’on ne saurait dire s’il eût jamais vingt ans, et dans cet œil intact qui cligne dès qu’approche l’instrument chirurgical. Je me surprends à murmurer des mots de pitié et d’encouragement, à cette tête qu’on mutile et qui a exigé ma présence.
Indifférents, les bourreaux continuent leur boucherie. Ils ont jeté le corps de Daniel dans le panier d’osier et s’emploient maintenant autour de leur mécanique. Ils pataugent dans le sang. Le “pékin”, aux manches retroussées, lave paisiblement, soigneusement, le couperet et les pièces souillées de la guillotine. De temps à autre, il étreint une éponge dans un seau de ménagère et le sang fait le long de son bras de longues coulures, lorsqu’il recommence son travail. Petit à petit, l’eau devient rouge et épaisse. Le “pékin” y plonge les deux bras et serre, entre ses poings, l’éponge visqueuse qui se dégonfle en sifflant.
Les deux mains de cet homme m’obsèdent. Son camarade, le mécano, les a très blanches, grasses et boudinées. Le sang fait, sur elles, comme des blessures fraîches. Au fond de cette courette brune aux murs infranchissables, c’est un abattage clandestin où l’on découpe de l’homme, où l’on patauge dans le sang de l’homme, où les vêtements, les mains, les visages sont tachés du sang de l’homme, où l’on respire l’odeur du sang de l’homme. Les mains de ces trois bourreaux sont-elles admises sans répulsion dans les mains des autres hommes ? Leurs mains caressent-elles des mains de femmes ? Leurs mains tentent-elles parfois de flatter le cou d’une bête, sans que celle-ci ne s’écarte d’instinct, avertie par on ne sait quel sens de l’inhumain ? Leurs mains portent-elles, sans dégoût, à leur bouche, la nourriture de chaque jour ? Leurs mains ne leur font-elles pas rêver la nuit ? Dieu les recevra-t-il, pardonnées ?
Les chirurgiens ont achevé leur tâche. Le bourreau prend à nouveau la tête de Daniel par les cheveux – une tête de vieux aux orbites roses et la jette dans le panier.

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Et la nuit ne se terminera jamais. Malgré cette montée douce d’un nouveau 14 juillet vers un ciel qui sera bleu, la nuit demeure installée dans ce cimetière provincial où nous venons d’arriver, cimetière profané par nous tous, hommes de lois, policiers et bourreaux.
Lisez ce qui suit, chrétiens qui avez le culte des morts, et vous, de toutes les confessions, qui voulez maintenir votre guillotine rédemptrice ! Daniel a payé sa dette, comme dit le langage populaire. Il n’est plus qu’un mort. Les aides, aux ongles cerclés de sang caillé, prennent le corps du supplicié et, sans même le délivrer de ses liens infâmes, le jettent à plat ventre dans un cercueil aux planches disjointes qui ressemble à une caisse à œufs. Leur chef, le bourreau à la chemise bleu clair - laquelle détonne dans ce lieu – prend la tête mutilée et la pose en sens inverse du corps, sur l’épaule gauche, les yeux vers l’aube qui grandit. Personne n’a cherché à reconstituer une apparence de corps humain. Ma protestation tombe dans l’indifférence. Dans le même temps, le mécano lance, sur le visage aux yeux vides, la première pelletée imbibée de sang. Il plonge sa pelle dans le panier d’osier, qu’incline le pékin pour faciliter la vidange. Le cercueil s’emplit comme une poubelle.
Chacun paraît comprendre que les bourreaux ne sauraient que faire de ces mottes de sciure déjà solidifiées. Après la boucherie, l’équarrissage ! Et nous sommes tous là, magistrats, avocat et policiers, sans qu’aucun de nous ne crie son horreur, n’ameute le monde entier contre les équarrisseurs et ne demande pardon à Dieu pour tous les hommes.
Nous nous séparons, sans nous saluer, et partons, honteux, dans le rose de ce jour où l’on se prépare à fêter la fête de la fraternité. »

Source : Albert Naud, Tu ne tueras pas, Paris, Morgan, 1959. Extrait de la première partie « Fête de la fraternité », in La mort de Daniel, 13 juillet 1951, prison d’Arras, p. 26-29

Pour en savoir plus : Consulter l’article de Frédéric Monnier sur le site louisferdinandceline.

L’Association française contre la peine de mort

Cet article de Paris Jour rend compte d’un meeting organisé à la salle de la Mutualité à Paris, par l’Association française contre la peine de mort, créée en 1959 et animée par Georgie Viennet, figure importante et méconnue de l’abolitionnisme. Les interventions citées sont représentatives des milieux participant au combat contre la peine de mort : intellectuels et scientifiques (Jean Rostand), dirigeants de la Ligue des droits de l’homme (Daniel Mayer), grands avocats (bâtonnier Thorp et Frédéric Pottecher) et quelques hommes politiques de droite, minoritaires au sein de leurs partis (Claudius Petit, André Philip).
L’Association française contre la peine de mort mène principalement son action en organisant des meetings – parfois contradictoires avec des avocats partisans de la peine de mort –, en faisant des conférences, et en publiant des brochures et ouvrages.

Des parlementaires de droite à l’initiative de l’abolition

Dans les débuts de la Cinquième République, les majorités conservatrices de l’Assemblée nationale permettent aux gouvernements de refuser sans problème un débat parlementaire sur la peine de mort, qui dans cette hypothèse, se conclurait pour un vote en faveur de son maintien, une minorité de députés de droite rejoint le combat abolitionniste à partir des années 1960, autour de quelques figures comme celle de Lecocq et Colette, en 1963 – dans le contexte du procès de Bastien-Thiry… –, et Claudius-Petit en 1967. Ces députés déposent des propositions de loi ; d’autres l’ont été en 1960 (René Lecocq), 1962 (Claudius Petit), 1965 (Charpentier), et 1966 (Lecocq-Collette), soutenues par la gauche, mais que les gouvernements en place se refusent à prendre en considération.

Pour en savoir plus : La liste des propositions déposées au Parlement est donnée dans le dossier sur l’abolition de la peine de mort sur le site Vie publique.

Les référendums de la presse

À la suite du procès de crimes suscitant une forte émotion dans l’opinion ou en écho à des propositions d’abolition déposées sur le bureau de l’Assemblée nationale, la grande presse publie périodiquement les points de vue opposés sur la peine de mort, et, reprenant une pratique inaugurée en 1907 par le Petit Parisien, organise des référendums auprès de ses lecteurs. En 1958, le procès de l’abbé Desnoyers, curé d’Uruffe – qui a assassiné sa maîtresse enceinte et l’a éventrée pour défigurer le fœtus – est l’occasion pour France-Soir d’interroger ses lecteurs sur le verdict – le prêtre échappe à la peine capitale – et sur le réquisitoire du substitut Parisot, qui, dans le procès d’un assassin à la cour d’assises de Meurthe-et-Moselle, a déclaré qu’il ne pouvait requérir la peine de mort après la clémence dont avait bénéficié le curé d’Uruffe, prenant également à partie les intellectuels abolitionnistes – le cinéaste André Cayatte, réalisateur de Nous sommes tous des assassins, est traité de menteur, Albert Camus qualifié d’anarchiste. Le résultat donne une majorité en faveur de la peine de mort – 54 %. En 1966, L’Aurore, journal militant pour le châtiment suprême, procède également à son propre référendum, suite au dépôt d’une proposition de loi abolitionniste par 87 députés appartenant à tous les partis – sauf les communistes qui ont été écartés. Le résultat, compte tenu des positions du journal et de son lectorat, est attendu : parmi les 17 500 réponses, 81,8 % sont pour le maintien de la peine de mort –résultats publiés le 24 février 1966.