L’action des prisonniers politiques pendant la Seconde Guerre mondiale est jalonnée de temps forts. Les manifestations appartiennent à deux catégories : celles qui interviennent en riposte à des circonstances propres à chaque prison (comme l’hommage patriotique à Duprillot voir galerie) ou celles dictées par la mise en œuvre de mesures générales de répression aggravant le régime des prisonniers. D’autres sont des manifestations commémoratives chargées d’une dimension symbolique comme celle du 11 novembre ou des journées mêlant divertissements et meeting politique comme la fête de la jeunesse à Eysses le 16 janvier 1944 (voir le diaporama n°5).
Les manifestations sont de nature et d’origine diverses. Les révoltes revêtent souvent des formes analogues aux manifestations traditionnelles de droit commun en milieu carcéral (elles sont dictées par la topographie même de l’espace : obstruction au réfectoire, refus de quitter les cellules ou les ateliers, jet de projectiles comme les sabots, bris de clôtures ou prise de clefs…). Les mobiles sont défensifs, comme le refus de se laisser avilir ou l’action pour contrer la mise en œuvre de la politique répressive. La majorité des commémorations s’inscrit dans l’histoire nationale et a vocation patriotique et républicaine. Elles ont une double fonction : lancer un défi à l’autorité, contribuer à la formation politique et à l’élévation constante du moral.
L’insurrection des 9, 10 et 11 décembre 1943, au cours de laquelle 1450 hommes sont engagés, a pour but d’empêcher le transfert en zone nord sous autorité allemande des internés administratifs ; elle se solde par une victoire totale (les 150 internés administratifs étant envoyés à Sisteron avant de former une unité participant aux combats de la Libération).
Ces trois journées appelées « Trois Glorieuses » par les détenus, font figure d’événement fondateur du bataillon d’Eysses : première victoire remportée sur les autorités répressives. Elles marquent aussi la découverte par la hiérarchie pénitentiaire de l’organisation clandestine des détenus. Le préfet du Lot-et-Garonne parle « …d’incidents graves du 10 décembre, survenus en présence de M. l’Intendant de police Hornus, qui a pu constater personnellement la rapidité avec laquelle huit à neuf cents individus avaient pu sortir des dortoirs et se rendre dans la cour à proximité de la porte charretière »1
. Le transfert dans cette centrale réputée bien gardée, de cent soixante-huit internés administratifs « irréductibles 1 et 2 », entre le 23 octobre et le 27 novembre 1943, en provenance de Saint-Sulpice la Pointe, Saint Paul d’Eyjeaux et, pour quelques-uns, de Toulouse et Limoges est imposé au directeur M. Lassalle. Suite à ses protestations, le transfert des internés est prévu pour le 8 décembre. Mais ce départ échoue car la Résistance avertie de la destination zone nord du convoi, décide de ne pas fournir les wagons nécessaires. Les internés sont donc réintégrés à Eysses au bout de plusieurs heures.
Le 9 décembre 1943, le sous-préfet de Villeneuve-sur-Lot précise au préfet : « il est certain qu’auraient pu être évités les graves difficultés rencontrées ce jour pour le transfèrement qui n’a pu de nouveau avoir lieu, en raison du refus catégorique opposé par les internés à sortir de l’établissement pénitentiaire sous le prétexte que la plupart d’entre eux, dès que le convoi aura passé la ligne de démarcation, seront pris comme otages par les autorités allemandes et fusillés par ces derniers »2
. Cet épisode nous renseigne aussi sur la mentalité des détenus. Fin 1943, le système pénitentiaire français en zone sud (pourtant occupée) est perçu comme protecteur : il leur garantit - pense-t-on - la vie sauve face à des prisons de zone nord, réservoirs d’otages. Dès lors, l’action commune rendue possible par la liaison entre condamnés, internés, surveillants à l’intérieur de la prison et la Résistance à l’extérieur, se coordonne pour faire échec à un nouveau départ.
Le lendemain du départ raté, le 9 décembre, l’action se poursuit dans la prison. Le départ étant remis à 13 heures, les détenus font obstruction dans le réfectoire, tant que l’assurance formelle que leurs camarades ne seront pas dirigés en zone nord ne leur est pas donnée3
. Cette action constitue une première victoire, puisque les délégués obtiennent la promesse du capitaine de gendarmerie qu’ils resteraient à Eysses, jusqu’à la construction d’un camp en zone sud. Mais il s’agit d’un repli stratégique. Le lendemain 10 décembre à six heures trente du matin, M. Hornus intendant de police de Toulouse, tente de prendre possession des internés par la force, accompagné de deux cent cinquante GMR et gendarmes. Les internés s’étant barricadés à l’intérieur, la troupe fait usage de grenades lacrymogènes, ce qui suscite l’intervention de l’ensemble des condamnés des autres préaux, à l’exception du quartier cellulaire 1 qui reste en dehors de l’action4
.
C’est la première action de ce que les détenus nomment le « bataillon d’Eysses » et qui est perçu par les forces de l’ordre comme militairement organisé. Les GMR, gendarmes et gardes extérieurs, sont impuissants face à des hommes préparés militairement mais désarmés : « …en peu de temps, les portes furent défoncées et arrachées, des châlits furent démontés, des barres de fer furent enlevées et les détenus se précipitèrent dans les couloirs armés de débris de portes et de lits [...] la garde intérieure fut débordée et bousculée [...] les détenus se répandirent dans la cour. Aucune violence grave ne fut exercée contre les gardiens ; dans la cour, les détenus se rangèrent en bon ordre, en colonne, en chantant la Marseillaise et déclarèrent se solidariser avec les internés pour les empêcher de partir en zone nord »5
.
De source officielle, on explique cette solidarité par « une communion d’idées », « ce sont des condamnés à des peines de prison, mais il s’agit d’individus condamnés pour des actions subversives (communistes et gaullistes) et contre la sûreté de l’État et qui se trouvent donc là en communion d’idées avec les internés ». Devant l’attitude résolue des détenus, il apparût impossible de faire évacuer le dortoir des internés et de les diriger sur la gare, sans avoir recours à la force armée. L’Intendant de police prit contact téléphoniquement avec la préfecture régionale pendant que « deux délégués des détenus étaient reçus par le sous-préfet et le capitaine de gendarmerie […] le départ fut annulé et cette décision communiquée aux détenus qui exigèrent que la nouvelle soit confirmée par l’Intendant régional de Police qui reçut un délégué à cet effet… ».
Les détenus ne baissent pas la garde pour autant, dans la nuit du 10 au 11 décembre, les internés se sont mélangés dans les dortoirs avec les condamnés et une garde a été organisée aux portes des quartiers et des dortoirs. L’affaire fait du bruit en haut lieu comme l’indique le déplacement à Eysses, le 12 décembre 1943, du directeur général de l’Administration pénitentiaire. Avec le préfet, l’intendant régional de police, le directeur de la centrale6
, il entame des pourparlers avec les délégués des internés administratifs et des condamnés MM. Auzias et Fuchs. Les représentants des internés sont nommés « prévôts » pour employer un terme en vigueur dans les prisons, qui désigne les détenus de confiance choisis par la direction, alors que les deux délégués ont été élus par des détenus pour les représenter collectivement auprès de la direction. Un accord ayant été conclu, les cent vingt internés administratifs sont conduits, le 13 décembre 1943, au camp de Carrère, dépendance de la maison centrale, dans l’attente de leur départ pour un camp de zone sud. Ils sont transférés à Sisteron le 22 décembre 1943. Suite à ces « incidents », « aucune sanction disciplinaire n’est prise contre les internés et les détenus, la parquet d’Agen avisé n’a pas ouvert d’information judiciaire »7
. La victoire est totale.
Les conséquences de ces trois journées sont énormes. En imposant une négociation, et en empêchant le départ des internés en zone nord, des détenus, sans armes, portent atteinte à une souveraineté si chèrement défendue par Vichy. Du côté des détenus, cette première victoire constitue un encouragement à de nouveaux combats. Mais elle discrédite le directeur auprès d’une Administration pénitentiaire qui lui accordait, jusque-là, sa confiance et conduit à la perte d’un allié essentiel pour les détenus. Dès le 16 décembre, M. Lassalle sollicite en effet son affectation à un autre poste, son état de santé ne lui permettant plus de garder la direction d’Eysses. Or, M. Lassalle avait assuré aux détenus qu’il« …ne les livrerait jamais aux boches et qu’au besoin il partirait plutôt à leur tête »8
. L’Administration pénitentiaire met un certain temps avant de suspecter ce fonctionnaire méritant. Le 22 décembre 1943, son directeur « ayant l’impression que M. Lassalle n’a pas suffisamment en main sa maison », décide de lui accorder un congé d’un mois pour raison de santé, en attendant de l’affecter à un autre poste, et lui exprime « sa vive satisfaction pour les efforts qu’il n’a cessé de déployer depuis qu’il appartient aux cadres de l’Administration pénitentiaire » tout en le remerciant du dévouement dont il a fait preuve à Eysses. C’est le rapport accablant, envoyé le 31 décembre au Directeur général de l’Administration pénitentiaire par son successeur par intérim, M. Chartroule (directeur de la circonscription pénitentiaire de Toulouse) dénonçant le relâchement de la discipline, qui change la donne9
. Dès sa réception, M. Lassalle est relevé officiellement de ses fonctions et invité à quitter la centrale dans les quarante-huit heures. Le cas Lassalle sert désormais de référence pour les administrations du maintien de l’ordre. L’insubordination d’un serviteur expérimenté, en qui le régime gardait toute confiance, frappe autant que le relâchement disciplinaire qui l’accompagne. Forteresse sûre et imprenable, Eysses devient l’anti-modèle : le 4 février 1944 un rapport concernant le directeur du camp de Voves, adressée au Secrétariat général au maintien de l’Ordre est rédigé en ces termes : « tout en étant moins grave qu’à Eysses, il semble qu’il y ait des décisions à prendre en ce qui concerne Voves »10
.
Notes
1. | Archives nationales, Fontainebleau, dossier Lassalle op. cit., rapport du 4 janvier 1944. |
2. | Archives départementales Lot-et-Garonne, cote 3Z220, Sous préfecture de Villeneuve-sur-Lot, rapport officiel sur les journées du 8, 9 et 10 décembre 1943. |
3. | Rapport du commissaire principal, chef de la section de surveillance du territoire au commissaire principal chef de la 8e brigade régionale Toulouse, le 23 décembre 1943. Archives de M. Delarue. |
4. | Audition de monsieur Ludaescher, sous-directeur d’Eysses, par monsieur le commissaire principal de la 8e brigade de police de Toulouse, le 11 janvier 1944. Transmis par M. Delarue. |
5. | Rapport du commissaire principal, op.cit. |
6. | Ayant réintégré son poste alors qu’il était en maladie. |
7. | Rapport du commissaire principal, chef de la section de surveillance du territoire au commissaire principal chef de la 8e brigade régionale Toulouse, le 23 décembre 1943. Archives de M. Delarue. |
8. | Idem, témoignage de M. G. ex-surveillant, le 30 septembre 1944. |
9. | Archives nationales, Fontainebleau, dossier Chartroule, cote 19840465, art.244. |
10. | Archives nationales, cote F7 14/891, SGMO A131-132, chemise camp de Voves. |