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Chapitre 4. Les îles du Salut. Les internés. Sept mois au bagne (1931)

Henri-Marie-Pierre Berryer

Sept mois au bagne. Chap. 4
 

Décembre 1929

(p. 58) Accostée à l’appontement vermoulu de Saint-Laurent la chaloupe « La Mana » qui assure le service régulier tous les quinze jours entre Saint-Laurent du Maroni et Cayenne attend sous pression l’heure du départ. Sa cheminée qui ressemble à un long tuyau de pipe lance paresseusement vers le ciel qui s’estompe déjà des couleurs du soleil couchant, des volutes de fumée noires et épaisses. Sur les planches disjointes du Warf parmi l’entassement des caisses, des sacs et de tout un monticule de mobiliers hétéroclites, une foule bariolée de nègres et de négresses s’apprête à embarquer. Tout ce monde est bruyant et encombré de toutes sortes de bagages variés. Certains portent à la main un pot de chambre. Cet ustensile inséparable qu’emporte toujours avec lui le guyanais en voyage est employé à ce moment solennel comme panier à provisions en attendant d’autres usages.

Sur ce pont minuscule où on a de la peine à se frayer un passage, un treuil ronfle et trépide. Il enfourne à chaque palanquée dans la cale peu profonde du petit bâtiment les caisses, les sacs et le mobilier disparate qui encombrent là-haut (p. 59) le plancher de l’appontement. Penché à la rambarde de l’ouverture béante, le commandant du bord, un nègre obèse, hurle des ordres aux hommes qui arriment le chargement.

Le bâtiment, aux dimensions réduites, n’offre aux passagers qu’un confort des plus sommaires. A l’entrepont, quelques cabines munies de couchettes crasseuses ouvrent leurs portes sur un étroit couloir où un escalier donne accès au pont supérieur où se trouve aménagé une sorte de salon muni de banquettes circulaires et d’une table en son milieu. Ce réduit donne asile le plus souvent, pendant les douze ou quinze heures que dure la traversée, à toute une séquelle de nègres et de négresses qui s’entassent comme des harengs dans cet étroit espace où il est impossible à l’européen d’y mettre les pieds, car ces noirs pédants et mal élevés ne s’occupent guère des voisins. Tandis que d’autres s’empilent n’importe où sur le pont et dans l’étroit couloir des cabines, allongés à même le plancher roulés dans leur couverture obstruant ainsi le passage à ceux qui veulent circuler. Tout en haut sur le spardeck de l’avant, les internés qu’on emmène aux îles feront le voyage accroupis ou allongés à même le plancher. En attendant le départ, ils sont tous enchaînés deux par deux, on ne leur enlève les menottes qu’une fois en mer. A côté d’eux leurs maigres bagages s’entassent un peu partout. Ils sont généralement confiés à la garde des surveillants qui rejoignent leur poste, soit aux îles ou bien à Cayenne. Tous ces hommes parqués là comme un troupeau de bétail n’ont pas précisément le sourire aux lèvres. Certains d’entre-eux s’en vont là-bas, à la réclusion, ce sont les futurs hôtes de l’île Saint-Joseph. D’autres, de retour d’évasion vont aussi purger à Royale une peine de cellule et rétablir leur santé dans ce sanatorium forcé du bagne.

Sur l’appontement, les bagages disparaissent peu à peu dans la cale. La foule des partants s’est augmentée de ceux qui sont venus voir car à Saint-Laurent, le départ du Mana, du courrier ou d’un cargo quelconque, c’est tout un événement et les fonctionnaires quittent l’ombre bienfaisante de leur bureau pour venir se griller au soleil voir le départ ou l’arrivée d’un bateau petit ou grand. Tout est enfin prêt, la sirène mugit au grand effroi des urubus penchés sur la toiture moisie de la caserne des chefs qui s’envolent lourds en poussant des croassements lugubres. Les amarres sont larguées et le petit bâtiment s’écarte doucement (p. 60) du Warf, à quelques mètres du bord, il vire lentement, et puis le voilà parti par là vers la grande courbe du fleuve qui ferme l’horizon emportant avec lui les internés qui regardent d’un air navré s’éloigner la Grande Terre où avaient mûri dans leurs esprits des espoirs de liberté.

De son étrave effilée le petit navire déchire l’eau boueuse du fleuve, à l’arrière son sillage laisse une large trace sinueuse, sur les eaux calmes, comme des rides qui vont en s’atténuant lentement s’effacer tout à fait sous les épaisses frondaisons de la rive où le léger clapotis remue toute une vase infecte. Tout là-bas, le large estuaire, et puis c’est la mer houleuse et immense. Le léger bâtiment roule et tangue à la grande déception des nègres et des négresses tout à l’heure si joyeux et si bruyants, et qui maintenant penchés sur leur inséparable pot de chambre qui a enfin presque retrouvé son usage propre, vomissent à qui mieux mieux. Sur le spardeck avant balayé par la brise du large, les surveillants ont enlevé les menottes des hommes qui libres de leurs mouvements, se préparent à camper pour la nuit sur cet étroit espace. Quelques uns assis sur leur séant cassent une croûte, d’autres accoudés aux bastingages fument les yeux rivés sur la côte basse et traître semée de palétuviers sans fin qui s’estompent là-bas, bien loin, dans la nuit naissante.

Après la longue nuit monotone, c’est enfin l’aube radieuse. Dans le ciel tout rose, à l’horizon, mais encore bien loin, là où la mer et le ciel semblent se rejoindre, apparaît la silhouette encore toute vaporeuse de l’île Royale.

A l’avant, les hommes, sur l’ordre impérieux des surveillants rangent leur barda. Ils ont encore les yeux pleins de sommeil et leurs membres engourdis par la brise fraîche du large leur donnent des allures d’automates. Bientôt, la cloche du bord annonce l’escale et la sirène mugit, elle réveille tous ces passagers hétéroclites qui roulés dans leurs couvertures dorment n’importe où. Tout ce monde s’agite. Des couvertures émergent des têtes crépues d’hommes et de femmes. Des matelots circulent sur le pont, ils (p. 61) enjambent tout un paquet de dormeurs en grommelant des injures à l’adresse de ces tas de couvertures d’où émanent encore des ronflements sonores.

Enfin, voici l’Ile Royale. Au premier abord, elle ressemble presque à un éden tant son aspect est engageant. Partout, sur ce monticule rocheux, règne la luxuriante végétation équatoriale d’où émerge sur un promontoire la toiture de l’hôpital surmonté d’un phare à feu fixe. Un peu au-dessous, tout comme sur une étagère, s’élève le clocheton d’une chapelle dont le reste du bâtiment disparaît dans le fouillis d’une oasis de cocotiers. Tout de suite après avoir dépassé le promontoire de l’hôpital, une immense crique en arc de cercle. Point de plages sablonneuses, partout rien qu’un éboulement de rochers où les vagues viennent se briser avec fracas. Au fond de la crique, tout au fond de la mer, s’aligne sous les cocotiers géants, une rangée de bâtiments. On trouve là, le logement des canotiers, la boulangerie et le service du port. Point de quais où peuvent accoster les navires, ils accostent en mer à quelques centaines de mètres de la côte à un ponton placé là tout exprès. Et plus loin, à l’autre extrémité de Royale, séparée par un bord de mer émerge l’île Saint-Joseph. Tout en face, par beau temps, il est possible à l’œil nu d’apercevoir la côte basse de la Grande Terre où se trouve situé le camp de Kourou à quelques trente kilomètres de Cayenne qui est plus au sud.

Ce groupe d’îles qui se compose de Royale qui est la plus étendue, de Saint-Joseph et du Diable, séparée également de Royale et de Saint-Joseph par un bras de mer, s’appelle les îles du Salut.

Lentement et avec d’infinies précautions, le Mana accoste le ponton tout en tôles qui se dandine (p. 62) au gré du ressac. Des hommes saisissent les amarres qu’ils fixent solidement aux bornes de ce quai mouvant. Tout à côté se dandine une longue embarcation montée par des canotiers et des surveillants dont l’un tient la barre. Elle attend la fin de l’accostage pour faire son chargement. A bord du Mana les hommes encombrés de leur barda s’apprêtent à débarquer, en attendant par-dessus le bordage, ils échangent leurs impressions avec les copains du canot. Certains sont de vieilles connaissances alors s’engagent entre eux toutes sortes de questions.

- « Et p’tit Louis t’es canotier maintenant ?

- Comme tu vois. C’est le filon ! … Et toi. Qu’est ce qui t’amène ici ?

- C’est toute une affaire ! j’te raconterai un peu plus tard. J’reviens d’évasion !

- Combien qu’t’a pigé ?

- Six mois de cellotte ! Dis donc Bébert t’envoie le bonjour.

- Qui ça Bébert?

- Tu te rappelles pas, Bébert. Celui là est cuistot à Saint-Laurent ?

- Ah !oui. Alors ?

- Y réclame le hamac qui t’as prêté quand tu nous as quitté pour venir aux îles.

Mais le Mana a enfin accosté et les surveillants abrègent les conversations.

- Allez ! ouste ! Tout le monde en bas. »

Un par un, ils sautent sur le ponton et de là dans le canot où le commissionnaire de Bébert le cuistot a tout le loisir de terminer sa conversation interrompue avec son copain P’tit Louis. Des caisses et des sacs de vivres sont aussi débarqués à leur tour et entassés pêle-mêle sur le ponton où on viendra les chercher plus tard, et le canot qui a pris son chargement humain s’en va à force de ramer vers le fond de la crique où s’élèvent les bâtiments administratifs et où stationne une foule d’internés et aussi de surveillants curieux de voir les nouveaux arrivants. La barque vient accoster dans un petit chenal étroit, une amarre est jetée à un homme. On saute du canot sur la terre ferme. Ouf, çà y est ! Cette fois, on est bien à Royale aux îles du Salut.

(p. 63) Royale la plus importante du groupe des îles du Salut est d’une superficie peu étendue. On a le loisir d’en faire tout le tour en fumant une cigarette. Elle se compose d’une masse rocheuse formant pour ainsi dire deux plateaux, l’un situé au bord qui est le plus étendu, ne mesure pas moins de trois cents mètres de large sur deux cent cinquante mètres de long. L’autre situé au sud ne forme qu’une sorte de mamelon au sommet duquel un bouquet de cocotiers ressemble à une touffe de cheveux plantée sur un crâne dénudé.

C’est donc sur le premier plateau que s’élèvent les bâtisses principales du bagne.

En bordure d’une sorte d’esplanade bien ombragée par des manguiers s’alignent de chaque côté les coquets pavillons du personnel. Tout au fond, côté nord, s’érige une grande bâtisse à étages entourés de vérandas circulaires, surmontée d’un phare à feu fixe. C’est l’hôpital réservé au personnel. Il est entouré d’un jardin où voisinent d’autres corps de bâtiments plus petits qui sont les dépendances. Sur la gauche, 1 enfoui sous les cocotiers, c’est la chapelle surmontée d’un clocheton à l’intérieur duquel une cloche qu’actionne un interné toutes les heures. Tout en face, parallèlement à l’hôpital du personnel, un bâtiment très long et trapu recouvert en tôles ondulées et percé de petites fenêtres grillagées à intervalles réguliers sert de logement aux internés. Ce bâtiment en forme d’« U » encercle une cour intérieure. Ces deux constructions parallèles sont soudées ensemble, coté nord par un autre bâtiment transversal sous lequel un porche grillé donne accès à la cour centrale. Sous le porche de chaque côté s’ouvrent les portes de la cuisine du camp et du poste de surveillance. Tout au fond de la cour, un mur accolé aux deux corps de bâtiments ferme l’horizon, tout contre, un appentis abrite un bassin. Les deux bâtisses qui servent de logement aux internés s’ouvrent directement sur la cour et se composent de deux longues cases rectangulaires où de chaque côté des parois latérales s’aligne une rangée de hamacs, tout au fond un réduit est réservé aux latrines. Dans ces cases, longues d’environ quarante mètres sur dix ou douze mètres de large s’entassent chaque jour dans chacune d’elles quatre vingt condamnés. Les premières et deuxièmes classes occupent celles de droite, les troisièmes classes celles de gauche. Devant le porche s’étend une vaste place herbeuse où broutent des bœufs. Un certain endroit qui est dallé et qui (p. 64) résonne quand on frappe du pied, indique que le sous-sol est creux. C’est une citerne d’eau de pluie. Un parapet en pierre surplombe à cet endroit la pente des rochers qui dévalent jusqu’à la mer. Un peu sur la gauche une autre bâtisse à étages et aux fenêtres grillées est occupée par l’hôpital des internés, et un peu plus loin, un autre corps de construction identique à celui que je viens de décrire et parallèle aux pavillons du personnel renferme les cellules, le service des prisons, le service du centre et le magasin à matériel. Au premier étage, des chambres assez spacieuses servent de logement aux surveillants célibataires. Devant ce bâtiment, une allée transversale au plateau donne accès à chaque extrémité à un chemin tortueux, sorte de raidillon, dont l’un aboutit vers la coopérative et l’autre vers le port. Du fait que, quand on se trouve placé dans l’axe de cette avenue qui est largement en dos d’âne, on aperçoit la mer aux deux extrémités. Du côté ouest, une esplanade bordée aussi d’un parapet en pierre surplombe la pente rocheuse et à pic à cet endroit découvert qui permet de voir très loin à l’horizon la côte de la Guyane et au sud une partie de l’île Saint-Joseph. A l’opposé, sur le libre espace, la vue s’étend alors sur la pleine mer. A l’est, séparée de Royale par un petit détroit émerge la masse sombre de l’île du Diable toute minuscule. Elle porte bien son nom. Les rochers qui la composent ont une teinte grise ou noire et forment un monticule qui lui donne la forme d’une gigantesque tortue. Elle est couverte de cocotiers aux stipes élancés. Cette végétation d’un vert tendre égaie le sinistre îlot entouré des flots toujours tumultueux peuplés de requins voraces.

Un certain auteur a dit d’elle, qu’elle serait l’éden choisi par Juliette et Roméo pour y couler leur existence. Mais je ne vois pas Juliette et Roméo habitant l’île au Diable. Les deux surveillants qui y sont à demeure et les transportés politiques qui y sont tous internés ne partagent certainement pas cet avis-là.

En descendant le raidillon côté est, on trouve à droite les bâtiments de la caserne d’infanterie de marine qui est le centre de la section de discipline. Un peu plus bas, surmonté par de grands bras de signaux morse qui servent à correspondre avec le camp de Kourou situé sur la côte de la Grande Terre s’élève le baraquement de la poste où un surveillant assure le service téléphonique et le service postal. Tout à côté la coopérative et (p. 65) l’habitation du Cndt des îles. Plus bas dans la partie de terrain incurvée entre les deux plateaux, les bureaux de la gestion et le magasin à vivres. Là on trouve la route circulaire, promenade préférée des fonctionnaires qui le soir venu avant d’aller dîner, se plaisent à faire leur tour de l’île. Elle contourne à cet endroit le plateau coté sud. On passe successivement devant l’abattoir, le service des travaux, les locaux réservés aux aliénés, la boulangerie et on retrouve le port. Sur ce plateau nulle habitation sauf à flanc de coteau un pavillon qui est occupé par le surveillant chargé de la boulangerie.

L’île Saint-Joseph est exclusivement réservée aux réclusionnaires. Elle possède un camp composé de cellules et des pavillons pour le logement du personnel.

L’île du Diable est habitée par les déportés politiques sous la garde de deux surveillants célibataires qu’on relève tous les six mois. Le Diable est relié à Royale par un câble aérien au-dessus du petit détroit qui sépare les deux îles. Une sorte de chariot comportant une caisse en tôle circule sur ce câble de façon à permettre le ravitaillement journalier des occupants isolés sur ce monticule rocheux où à certains endroits se dresse encore le mirador qui servait autrefois à surveiller les allées et venues de Dreyfus qui était à cette époque un interné de marque.

C’est à Royale que se trouvent concentrés tous les différents services administratifs : commandement, justice, ravitaillement, le service médical et pharmaceutique.

Le climat des îles du Salut est salubre, sans cesse balayées par les vents du large qui soufflent parfois avec une grande violence ce qui permet aux fonctionnaires qui y séjournent de refaire un peu leur santé. C’est en somme un peu un sanatorium. En revanche la vie y est difficile, on consomme beaucoup de viande de bœuf et des conserves. Environ chaque fin de mois, débarque à Royale un troupeau  de bœufs qui viennent directement du Vénézuéla. On les fait paître en liberté dans les terrains herbeux de l’île. Deux fois par semaine, on abat une bête. Il arrive fréquemment que l’animal abattu dont on fait à chaque fois l’analyse de sang, soit atteint de jaunisse alors ses restes sont jetés à la mer à la grande joie des squales. Si la bête est saine la viande est alors répartie entre les habitants de Royale, de Saint-Joseph et du Diable. A la saison des pluies, des corvées d’internés ensemencent (p. 66) les terrains réservés aux cultures maraîchères dont l’un est situé près de l’abattoir et l’autre derrière l’hôpital du personnel. Il est évident que cette terre sablonneuse sous le climat équatorial ne donne naissance qu’à des légumes rachitiques malgré les soins attentifs. On arrive tout de même à avoir du chou et des salades de la grosseur du poing. Quant à la pêche, elle est problématique dans ces endroits infestés de requins.

 PLAN DE "ROYALE" (p. 66-67)

(p. 67) Il est cinq heures et demi du matin, la cloche du camp carillonne à toute volée dans le clair matin embué de vapeur toute rose. La mer immense toute embuée elle aussi miroite sous les premières clartés du jour. A l’horizon le disque rouge du soleil levant dissipe peu à peu cette brune marine qui enlinceulait les îles. Sous les premiers rayons solaires l’île du Diable entourée de ses éboulis rocheux qui parsèment son pourtour comme une gigantesque ceinture qui s’avance bien avant dans la mer sur laquelle les lames furieuses s’écrasent avec un bruit de tonnerre en jaillissant, brille de mille reflets et le vert tendre de ses cocotiers semble tout fraîchement revernis. Sur le plateau de Royale des chèvres gambadent follement dans l’herbe tendre et humide aux senteurs marines de l’esplanade. Un Arabe qui fait office de berger, rassemble là en un troupeau toutes les bêtes du personnel qu’il emmène paître sur l’autre plateau, celui du mamelon. Dans les basses-cours des pavillons, les coqs chantent gaiement. Sur le raidillon qui mène à l’abattoir, des surveillants (p. 68) essoufflés montent la rude déclivité, ils se hâtent car la cloche a cessé de carillonner et l’appel des condamnés va commencer.

Dans la cour, entre les deux cases, les internés par groupe sont alignés en files de quatre. Devant chaque groupe, un surveillant carnet en main fait l’appel. Celui-ci terminé, c’est au tour du capitaine d’armes à répartir les corvées : celle-ci ira faire la toilette de la route circulaire, celle-là est réservée au nettoyage du plateau, une autre ira au quai décharger des sacs de farine etc. Certains hommes qui ont des corvées spéciales, comme les vidangeurs, les porteurs d’eau et les gardiens préposés à la surveillance des bœufs s’en vont individuellement à leurs travaux quotidiens tout comme les ouvriers des travaux, des cuisines, les employés de bureau et les magasiniers.

Sans se presser, tout comme pour aller a une promenade hygiénique, les corvées flanquées d’un surveillant et d’un porte-clef déambulent l’une vers la route circulaire et les autres vers le plateau et vers le port. Chaque homme porte nonchalamment sur l’épaule un balais ou une pelle.

Arrivé sur les lieux, le surveillant commence par s’asseoir bien à l’ombre pendant que les hommes qui ont posé leurs balais se débarrassent de leur treillis pour être plus à l’aise. Alors commence le nettoyage de la route circulaire qui consiste à ramener toutes les noix de coco sèches tombées un peu partout et de les lancer à la mer. Les hommes prennent goût à ce genre d’exercice. Ils s’amusent à lancer par-dessus les roches battues par la houle toutes les noix qui jonchent le sol. Des paris s’engagent à celui qui les lancera le plus loin possible. Mais à la longue, les hommes se lassent de ce sport qui fortifie pourtant les pectoraux, s’allongent ou s’assoient eux aussi à l’ombre et les conversations vont leur train jusqu’à dix heures moins un quart. Alors, le surveillant rassemble les hommes de sa corvée qui heureux de leur matinée qui s’est écoulée en douceur à l’ombre bienfaisant des cocotiers charitables déambulent en flânant vers le camp.

Sur le plateau, la corvée chargée (p. 69) du balayage a elle aussi depuis bien longtemps terminé sa tâche. Les brancards du petit tomberau vide reposent sur le sol où ils servent de siège aux deux hommes chargés de ce véhicule qui eux fument béatement en attendant l’heure de la soupe. A l’ombre d’un manguier, les autres accroupis sur leurs balais discutent camelote pendant que sous l’auvent de la petite chapelle le surveillant avec un collègue commentent les traitements nouveaux et les congés à venir. Tout à côté dans la cour de l’hôpital, le fameux Motillon hurle comme un possédé après ses deux buffles récalcitrants qui véhiculent le baquet d’eau douce destiné à la pharmacie. Sur l’esplanade circulent en tous sens des hommes à la tenue respectable, chaussés de souliers blancs et porteurs sous le bras d’une chemise en cartonnage renfermant immanquablement des paperasseries administratives. Ce sont les employés de bureau qui sous prétexte de service font ainsi chaque matin leur petite promenade comme de paisibles citoyens. Tout autour de la place, dans les pavillons, des bambins piaillent et les épouses des surveillants qui font leur ménage s’interpellent d’un logement à l’autre.

Vraiment cette esplanade ressemble à cette paisible placette d’un village de braves gens. On ne s’en fait pas à Royale, c’est la bonne vie.

Que font donc d’utile les internés aux îles du Salut ? Rien ! Pourtant outre les corvées, on voit des hommes circuler armés de pinceaux et d’un pot de peinture ou bien d’autres d’une scie et d’un rabot pendant qu’un acolyte derrière, porte une planche. Et là-bas, près de l’hôpital deux hommes, deux maçons gâchent du plâtre. Ce sont les ouvriers des travaux. Devant une case, un surveillant, revolver en bandoulière, le casque en arrière et un mètre en main prend des mesures qu’il inscrit sur un carnet. Ce qu’il va faire, il n’en sait rien et tous les hommes qui déambulent un outil à la main, ce qu’ils vont faire, ils n’en savent rien, c’est tout dire. Car aux îles, tous les bâtiments tombent en ruine, tous ont besoin de réparations mêmes urgentes mais on ne les répare jamais. Pourquoi ? Manque de matières (p. 70) sans doute ? Il y a tout ce qu’il faut. Alors ? Alors, on ne répare jamais.

Quand le surveillant chargé des travaux quitte son service pour une raison quelconque, il passe toutes les réparations à exécuter à son successeur tout comme un héritage. Le nouveau chef de service qui arrive se frotte les mains. Ah ! Il va en mettre un coup. Et puis tout à coup son enthousiasme tombe et il fait comme son prédécesseur, il laisse tout en plan et son suivant procèdera de la même manière.

J’ai vu un malheureux commis logé avec sa nombreuse famille dans un véritable taudis dont la toiture était une écumoire, réclamer à corps et à cris à ce qu’on répare son logement. Naturellement, le surveillant est venu, son inséparable double mètres en main, plusieurs fois de suite. Et, alors me direz-vous ? On a réparé ? Que non ! D’abord le surveillant n’avait pas d’ordres pour le faire. Dame pour réparer une toiture, c’est grave et cela nécessite sans doute beaucoup de paperasseries sans nombre et alors, la bâtisse est restée intacte avec sa toiture crevée.

Les transportés ne rapportent rien à la bonne « tentiaire » qui les loge et les nourrit à l’œil. Aucun atelier n’existe aux îles ou ailleurs pour occuper tous ces condamnés qui n’ont en tête que des idées d’évasion et de camelotage et cherchent par tous les moyens à se procurer de l’argent en trafiquant la bonne camelote de mère « tentiaire » qui les regarde faire avec un sourire béat.

L’interné qu’on envoie aux îles à la suite d’évasion ou bien pour raison de santé car il y a comme partout ailleurs des privilégiés, cherche immédiatement une embusque. Ce qu’il y a d’employés aux îles, c’est fantastique ! A croire que tous les fonctionnaires installés là sont incapables ou presque de faire leur besogne. Au service du centre, c’est un interné aux allures de notaire qui tranche pour ainsi dire toutes les questions relatives aux règlements, il sait tout sur le bout des doigts. Parmi ses congénères, ce « Monsieur » est un haut personnage qui trafique, mais pas la vulgaire camelote. Son trafic à lui se borne à un simple (p. 71) graissage de pattes. L’interné qui veut obtenir une embusque quelconque, moyennant évidemment des espèces sonnantes, obtient de ce personnage l’emploi désiré. Il va sans dire que le quémandeur une fois titulaire de ce qu’il désirait est astreint à verser mensuellement à ce genre de bureau de placement une redevance, une espèce d’impôt selon l’importance de la place occupée, sinon il se voit dégommer tout simplement sans autre forme de procès. Et le plus fort, c’est qu’on le sait ! Mais que voulez-vous, il connaît tous les règlements sur le bout des doigts et ce n’est pas une petite affaire car il y en a.

D’autres internés occupent des emplois de comptable. Ils sont certainement à vrai dire plus à la page que le surveillant qu’on a collé là par piston car il est nécessaire de dire que la direction ne s’occupe nullement des capacités de ses agents. Un surveillant qui est terrassier de son état ou berger dans le maquis corse se voit attribuer par un coup de piston la responsabilité d’une gestion ou autre. Tout au moins ces emplois nécessitent un tant soit peu quelques connaissances, il est donc bien aisé de comprendre avec quelle facilité tous ces employés pris dans l’élément pénal tripotent à leur profit et au détriment de l’administration qui éprouve beaucoup plus de pertes que de gains. Il faudrait donc être sensé et mettre les agents bien à leur place, le terrassier à la corvée avec le berger du maquis et tout irait bien.

D’autres encore occupent des emplois différents : d’infirmier, de pharmacien, de boucher, de lampiste et de boulanger. Là aussi tout ce monde trafique la came à qui mieux mieux : l’un les médicaments, l’autre la viande, le pétrole et les boulangers la farine avec laquelle certains, pâtissiers de métier confectionnent des gâteaux secs qu’ils revendent à leur congénères et voir même au personnel. Au bagne c’est normal, celui qui ne fait pas de came, c’est un malhonnête homme.

Rien n’est plus curieux qu’une case la nuit à Royale. Après l’appel du soir, les (p. 72) condamnés sont enfermés dans les deux cases du camp sous le porche, dans la petite calle du poste faiblement éclairée par une lampe fumeuse. Un porte-clef assis et accoudé à la table crasseuse sommeille là. C’est le porte-clef de service. De temps à autres, passe en flânant le surveillant chargé lui aussi du service de mise au camp et aux quartiers de l’emprisonnement. Il vient voir si tout va bien. Il griffonne sa signature sur le cahier en poste et s’en va traîner ses semelles ailleurs.

Dans la cour pleine d’ombre, les cases éclairées au pétrole retentissent des rumeurs. Là-bas, tout au fond de l’une d’elles, un « jazz » résonne de toute sa ferraille. C’est l’orchestre de la case et aussi celui du personnel car quand on organise une sauterie à Royale entre fonctionnaires, c’est le « jazz-band » du bagne qui fait valser les invités. Des sons de violon et de guitare mêlent leurs accords à ceux d’un tambourin. On ne se figurerait pas au bagne mais à Montmartre la nuit devant une boîte nocturne. Et si on entre dans la case, c’est tout un remous d’hommes qui valsent sous la lumière pâlotte des quinquets fumeux. Leurs silhouettes se détachent sinueuses et gesticulantes comme des ombres chinoises sur les murs enduits à la chaux du vaste local. Dans un angle, d’autres accroupis autour d’un hamac jouent à la « Marseillaise ». Devant eux s’amoncellent des piles de monnaie et des tas de billets crasseux. Une vieille sébile pleine de sous qui figure la cagnotte, voisine avec une petite lampe à pétrole confectionnée avec une boîte de lait condensé vide. On ne croirait pas qu’il y a autant d’argent dans une case. Evidemment, c’est la débrouille. Un peu plus loin, des hommes gravent des morceaux de cuivre. Sur le hamac encombré d’outils divers, un autre accroupi fabrique des fume-cigarettes avec des morceaux d’os. Et tout à côté sur un autre hamac, un môme et son homme se bécotent tandis que là-bas, une vieille touque à pétrole sert de four au pâtissier qui confectionne des gâteaux secs. Sur un hamac, une planche et un rouleau de bois qui servent à étendre la pâte voisinent avec un récipient encore plein de farine et qui fait office de pétrin et tout en face près de la porte d’entrée, un comptoir. Oui ! Un comptoir ?... Tout comme chez un respectable bistro. Derrière s’élèvent des casiers renfermant des livres de lecture divers qu’on loue moyennant de la cantine par jour au gardien de case qui fait office de mastroquet, de buraliste, d’épicier et de bibliothécaire car en outre de la location de ses bouquins l’honorable tenancier débite également à boire, du café froid ou chaud, sucré ou non, il vend aussi de l’épicerie (p. 73) et du tabac. Il délivre moyennant cinquante centimes une toute petite cuillère d’huile ou de vinaigre, de l’ail, du poivre et du sel pour relever les aliments toujours fades car il est fort probable que les épices de la cuisine passent certainement dans l’officine du peu scrupuleux gardien de case. Mais il ne s’en fait pas une miette, son commerce marche à merveille et pas un instant il ne sait où donner de la tête. Devant un comptoir, des hommes assoiffés attendent le gobelet commandé. Oh ! Pas bien grand, rempli de café ou plutôt d’une eau noirâtre car ce mercanti ne manque pas d’exploiter son monde. Si le client désire du sucre dans sa boisson, il est évident qu’il paie un supplément. Dame ! Le luxe se paie au bagne comme partout ailleurs. Bien souvent dans les moments de presse, il embauche un garçon et ce dernier ne cesse pas de courir de l’un à l’autre à travers la case où on l’appelle de partout. Par ici ! Deux cafés sucrés. Et là-bas, trois cafés sans sucre !

Dans la case embuée par la fumée de tabac, tous ces hommes le torse nu s’agitent, dansent, travaillent le cuivre ou l’os, pétrissent la farine administrative ou bien se livrent aux délices de Vénus et au plaisir des jeux. Pendant qu’un bar leur permet de s’offrir des tournées à volonté et du tabac. La case qui sert à la fois de « Music Hall », d’ateliers, de tripot et de bar retentit de rumeurs de coups de jazz et de grincements de violon bien avant dans la nuit.

Pendant ce temps, toutes les heures, le surveillant passe faire sa ronde au poste, sous le porche, il émarge le cahier de service en y ajoutant cette mention : R.A.S (Rien à signaler).

Je relate ici les impressions d’un nommé B… condamné à perpétuité pour meurtre. B… est un garçon débrouillard. Après avoir traîné dans les différents camps de la Grande-Terre où la vie du forçat n’a rien de folâtre, il est venu échouer un beau jour à Royale non pas comme interné mais comme convalescent.

Hospitalisé à l’hôpital de Royale, B… y passa des jours heureux et à jamais mémorables (p. 74) dans la vie d’un bagnard. Bien soigné et presque choyé par un médecin charitable, notre homme ne demandait qu’à se laisser vivre. Mais un beau matin, B… qui se sentait revivre et dont la santé chancelante s’était tout à fait améliorée, se vit tout bonnement mettre exeat. Il est bien évident que les jours se suivent mais hélas, ils ne se ressemblent pas. Adieu donc les beaux jours de douce farniente et de réconfortant régime de l’hôpital et à sa grande déception, il dut rejoindre la case toute proche. Mais je laisse la parole ou la plume comme vous voudrez à notre honorable narrateur.

« J’ai trois ans de bagne et pourtant je fus dépaysé en entrant dans la case où grouillaient quatre-vingts internés. Il était cinq heures du soir et les hommes se préparaient à sortir pour l’appel. Ils m’étaient tous inconnus la plupart ayant déjà plusieurs années d’île. Tout ahuri, je cherchais mais vainement un endroit pour m’installer mais aucun espace n’était libre, et comme de juste, j’allais trouver le gardien de la case à seule fin d’avoir une place où me loger. Lorsque soudain, je m’entendis appeler. Oh ! Surprise. L’homme qui m’avait interpellé était un copain de l’hôpital sorti quelques jours avant moi. Immédiatement, il eut vite fait de me faire un espace libre tout à côté de lui où j’installais mon hamac et mon barda, et puis, la cloche sonna l’appel.

Quand un transporté inconnu entre dans une case, il ne trouve jamais de place, à moins qu’il soit jeune, alors, il trouvera dix places pour une. – (sic). Toujours la mentalité vicieuse du milieu. Je n’avais d’ailleurs pas échappé à la règle commune, l’homme, le copain m’avait tout gentiment fait installer tout près de lui dans l’intention de me « sonner ».

Après l’appel, mon voisin m’offrit le café. J’acceptais. Il appela donc le gardien de case auquel il commanda deux cafés sucrés en mon honneur et on fuma une cigarette tout en dégustant notre moka. Tout à côté de nous le teneur de jeu agitait sa cagnotte où s’entrechoquaient les Marqués 2 tout en invitant les amateurs de la « Marseillaise ». Tout au fond de la case, d’autres (p. 75) joueurs assis en tailleur sur une couverture étendue à même le ciment sur laquelle, en son milieu trônait la cagnotte et la boîte de lait condensé vide qui servait de lampe, commençait le jeu qui devait durer de soir là jusqu’au lendemain à l’aube. D’autres s’étaient livrés à leur occupation favorite, certains jouaient le café à la belotte pendant que deux cordonniers tapaient à tour de bras sur de vieux godillots. Tout près de moi, un homme le torse nu et admirablement tatoué gravait des noix de coco. Et puis tout à coup, la musique fit son entrée mêlant tous ses accords divers. Un de mes voisins me glissa à l’oreille : « c’est le jazz-band à  S… le plus renommé en Guyane ». En effet, l’orchestre était au complet. Un violon, deux mandolines et un triangle accompagnaient le jazz et le cercle des auditeurs faisait cohue tous en frappant avec le dos de leur cuillère le bois dur des hamacs, eux aussi accompagnaient l’orchestre. Et ce soir-là, tous les airs à la mode y passèrent successivement jusqu’à une heure fort avancée dans la nuit, et à chaque instant c’était des appels à l’adresse du barman, le garçon courait de l’un à l’autre les mains embarrassées de gobelets. Las de la musique, j’allai jeter un coup d’œil sur le jeu, le cercle des joueurs avait augmenté, ils étaient là maintenant une vingtaine les yeux rivés sur les cartes crasseuses. Devant eux s’empilaient des billets de cinq francs, de « vingt-cinq francs » 3   et voire même des billets de cent francs voisinaient avec une boîte pleine de cigarettes et un plateau de berlingots et de gâteaux secs. Le banquier, une espèce de colosse ne se lassait pas de crier d’une voix enrouée : « Encore cinq francs ! Encore deux francs ! Encore cinquante centimes ! » Et les cartes tirées : « Envoyez banquier ! », et les billets disparaissaient tour à tour dans la cagnotte.

Mon voisin qui avait eu la gentillesse de me caser à côté de lui se nommait T…. C’était un brave garçon déjà ancien qui avait dix ou douze ans de bagne. Il m’avait fait installer à côté de lui dans l’espoir que je deviendrais son « amie » (sic). Il m’offrit des gâteaux et plusieurs tournées de café. J’acceptais. Mais je lui parlais carrément dès le premier soir lui faisant comprendre que je n’étais pas ce qu’il pensait. Déçu, il m’avoua qu’il s’était trompé tout en me déclarant que cela ne faisait rien, que j’avais quand même acquis toute sa sympathie et nous restâmes depuis lors bons camarades ».

(p. 76) La vie au deuxième peloton, car les deux cases au camp de Royale renferment chacune un peloton, le peloton n°1 et le peloton n°2  y est, paraît-il, moins monotone que dans les cases des chantiers à la Grande Terre.

Comme on vient de le voir nos bagnards à Royale mènent joyeuse vie. Mais la mentalité y est toute autre, parce que tous les hommes qui vont aux îles, les évadés, n’espèrent plus rien. Ils ont alors l’esprit ombrageux et la main leste, pour peu de chose les couteaux sortes de leur planque. Combien de meurtres ne sont-ils pas commis entre les quatre murs des latrines. Ces lieux sont admirablement bien choisis pour y commettre des assassinats, séparées de la case dont elles sont le prolongement, par un étroit couloir d’un mètre cinquante de large sur quatre mètres de long et éclairé la nuit par une lampe à pétrole le plus souvent éteinte par les courants d’air qui circulent sans cesse dans cet étroit espace. C’est donc là, dans ces réduits que se règlent les différents et se commettent les meurtres. Trop souvent les hommes de la case sont réveillés au milieu de la nuit par un grand cri, ils savent tout de suite d’où cela provient. Quelques instants après, les surveillants revolvers aux poings, flanqués de portes-clefs pénètrent dans la case, immédiatement ils devinent de quoi il s’agit. Et là, dans les latrines ils trouvent râlant sur le ciment un homme lardé de coups de couteaux. Il n’y a plus qu’à le cocouner et l’envoyer à l’hôpital. Si la victime n’est pas trépassée, elle ne dénonce jamais son agresseur. Combien de ces crimes sont restés impunis ? Lorsque le coupable est connu, alors il se trouve une quantité de témoins qui n’ont alors absolument rien vu, tous témoins à décharge pour le meurtrier, d’ailleurs cela leur permet d’aller faire un tour à Saint-Laurent, où ils pourront tenter l’évasion et à l’autre de s’en tirer à bon compte.

Je laisse ici la jactance à B…, l’ami du pédéraste de tout à l’heure.

(p. 77) « La plupart des meurtres ont pour cause bien souvent une petite question d’amour propre, de jeu ou alors le môme. Le crime est peu réprimé au bagne, j’ai comparu plusieurs fois devant le conseil maritime spécial comme témoin. Les peines infligées ne varient guère, entre six mois à deux ans de réclusion, plus souvent six mois que deux ans avec la conditionnelle accordée au quart de la peine, cela ne vaut vraiment pas la peine de s’en passer. Si la victime est décédée, c’est un avantage sérieux pour le meurtrier. Si par malheur, elle n’est que blessée elle comparait devant le tribunal, alors dans ce cas pas de témoin et pour cause. Les témoins à décharge de l’un deviennent les ennemis de l’autre. Donc comparaissent devant le tribunal que les deux hommes, le meurtrier et la victime, et l’agresseur s’en tire dans de bonnes conditions. Tandis que la victime étant décédée, le meurtrier invoque alors à la fantaisie ce qui lui plait : le cas de légitime défense. Il y a des quantités de témoins qui confirmeront ses dires car il est de règle, au bagne de sortir le meurtrier et d’enfoncer la victime qui elle n’a plus besoin de rien. »

Parmi tous ces crimes, il en est un qui est resté célèbre au bagne, celui de Muratti dit « le fou ».

Lorsque le forçat a plusieurs mois de bagne, il connaît par oui dire et par les anciens les noms de quelques célébrités du milieu, populaires par leurs exploits d’évasion ou par leur facilités à jouer du couteau ou par leur mépris de la mort.

Il y a quelques années, plusieurs transportés se partageaient le titre de « terreur ». C’était « Cassepain », « Briolot » (dit la brioche) et Muratti dit « le fou », ce dernier était corse et quoique de petite taille, il ne se gênait pas pour attaquer un homme en pleine case, n’importe lequel. Combien de fois, il lui est arrivé la fantaisie de s’emparer de la cagnotte des terreurs de jeu et puis une fois en possession de l’argent qu’elle contenait, il s’écriait menaçant : « que celui qui se sent capable de la reprendre qu’il vienne donc la chercher ? » Comme bien on pense personne ne bronchait, car tous savaient que pour reprendre la cagnotte des mains de Muratti il fallait aussi (p. 78) lui prendre la vie qu’il était bien décidé à défendre.

A cette époque Muratti venait d’être libéré de la réclusion où il avait purgé deux ans pour meurtre (son quatrième). Il était alors affecté au deuxième peloton à Royale où il était la terreur de la case.

La cloche de l’appel du soir venait de sonner. Les hommes rangés par groupes en file de quatre dans la cour furent tout à coup surpris par l’apparition inopinée sous le porche d’entrée d’un homme embarrassé de son barda. Tout aussitôt un nom couru sur toutes les lèvres Balestra dit « le niçois » et toutes les têtes se tournèrent vers Muratti impassible. Quelle haine donc séparait les deux hommes ?

Muratti et Balestra dit « le niçois » s’étaient connus là-bas à Saint-Joseph, à la réclusion, et pour des raisons restées inconnues une haine implacable était née entre eux. Balestra avait tenté, paraît-il, d’empoisonner Muratti et ce dernier avait juré qu’il le planterait à la prochaine occasion. Et voilà que l’occasion se présentait. Le hasard avait voulu que Balestra libéré lui aussi de la réclusion le matin même fut affecté au même camp et donc la même case commune habitée par Muratti son ennemi, et chacun pensait en frémissant à ce qui allait se passer.

Après l’appel, sous le crépuscule couleur de sang, les hommes du deuxième peloton regagnent leur case comme chaque soir les joueurs reprennent leur place tout autour de la couverture sur le ciment. Muratti qui était du nombre entame la partie. Tandis que Balestra installé plus loin buvait le café avec ses amis, tout deux ne s’étaient même pas regardés et devant l’attitude indifférente des deux hommes les occupants de la case s’étaient un peu rassurés.

Très tard dans la soirée Balestra se dirige vers les latrines et après avoir passé tout près du groupe des joueurs parmi lesquels figurait Muratti, il s’engage dans l’étroit couloir de communication. Muratti qui ne l’avait pas perdu de vue sans en avoir l’air depuis son arrivée, quitte à son tour le jeu sans être remarqué et pénètre sur les talons de Balestra dans le réduit réservé aux latrines.

(p. 79) Soudain, parmi les rumeurs de la case, là-bas, vers les latrines un grand cri et puis des râles. Tout aussitôt la même pensée jaillit comme une étincelle dans les esprits : « c’est Muratti qui arrange le niçois ! » Comme par enchantement les lampes s’éteignent, les joueurs ramassent précipitamment leurs deniers, la couverture disparaît et tout le monde bondit à son hamac effaré. Et puis c’est le silence de paisibles dormeurs roulés dans leurs couvre-pieds. Seuls là-bas, les râles du blessé troublent la tranquillité de la case qui semble endormie.

Muratti, son forfait accompli, sort tranquillement de l’étroit couloir et vient se laver les mains et aussi son treillis souillé de sang dans le baquet d’eau potable, et comme si rien d’anormal ne s’était produit, il s’en va s’étendre à son tour sur son hamac.

Quelques minutes plus tard, les surveillants alertés par le porte-clef de service envahissent la case suivis du capitaine d’arme qui donne tout aussitôt l’ordre à tout le monde de se tenir debout au pied des hamacs, pendant que d’autres surveillants explorent les latrines où ils trouvent Balestra moribond, râlant dans une mare de sang, le corps percé de plusieurs coups de couteau.

Et puis, c’est la fouille des occupants pour retrouver l’arme du crime. Mais tout à l’heure en bondissant à leur place, tous ces hommes ont eu le temps de planquer leurs couteaux et leurs outils. L’enquête sommaire à laquelle se livre immédiatement le capitaine d’armes et l’interrogatoire où Muratti passe un des premiers ne donnent aucun résultat. L’ordre est ensuite donné aux vidangeurs d’aller chercher le brancard au poste de garde pour enlever l’homme si lâchement assassiné. Muratti spécialisé à cette corvée s’en va tranquillement le chercher au poste et comme si rien n’était, il y étend sa victime pantelante tout en ayant soin de souiller ses mains et son bougeron dans le sang du niçois de façon à ce que si on venait à l’inculper du meurtre de Balestra, il serait à même de répondre sur la provenance des tâches sanglantes.

Au bagne, ce sont les vidangeurs qui sont chargés des corvées imprévues : transport des malades (p. 80) et des libérés, et comme aux îles, il n’y a pas de cimetière pour les condamnés l’espace étant trop restreint, ce sont eux qui sont également chargés de l’immersion des cadavres, opération que l’on appelle « mouillage ».

Muratti comme nous venons de le voir avait l’honneur de faire partie de cette corporation. Cette corvée n’exige environ qu’une heure de travail chaque jour et permet donc aux hommes de se livrer à d’autres occupations personnelles entre temps. Muratti avec trois autres de ses acolytes se trouvaient donc le lendemain réquisitionnés pour amener le cadavre de Balestra à l’amphithéâtre de l’hôpital au quai.

Muratti s’acquitte de cette corvée macabre le sourire aux lèvres, tout en fumant une cigarette et en devisant gaiement avec ses compagnons. Au quai, le canot attendait. Muratti et les trois autres porteurs embarquent. C’est encore lui qui attache la lourde pierre aux pieds du niçois et c’est lui encore qui une fois au large mouille le cadavre. Son emploi de vidangeur lui permit donc de ne pas quitter d’une semelle l’homme qu’il avait lâchement assassiné jusqu’au moment où enfin le corps disparaissait à tout jamais dans les eaux profondes et translucides où se profilent les silhouettes rondes des squales.

En débarquant, au retour Muratti se frotte les mains. Le voilà tranquille désormais et sûr de l’impunité, car qui osera le dénoncer lui, Muratti la terreur du bagne !

Balestra avait de nombreux amis parmi les occupants de la case du deuxième peloton et ceux-ci avaient juré de le venger. Tous étaient outrés de l’impunité dont jouissait Muratti qui n’avait même pas était soupçonné dans les enquêtes qui suivirent le crime. Mais leur mentalité d’homme du milieu leur interdit de dénoncer le coupable. Ils avaient alors résolu de le supprimer eux-mêmes à la prochaine occasion. Muratti n’ignorait rien de tout cela et il prenait ses précautions. Tout d’abord, il abandonna sa place au jeu. La nuit, il ne dormait pas, il restait allongé sur son hamac un couteau à proximité de sa main. (p. 81) Il guettait les allées et venues des amis du niçois, prêt à défendre sa peau. Il dormait le jour lorsque les hommes étaient au travail et veillé encore par un de ses rares amis. Cela dura des jours, mais cette existence de bête traquée lui devenait intolérable, il fallait une solution. Or un jour, il alla trouver le commandant des îles et lui déclara que s’il ne l’envoyait pas à la Grande Terre, il ferait un malheur au deuxième peloton. Quelques jours plus tard ayant donné suite à sa demande, le commandant l’expédiait à Cayenne. Mais pendant qu’il fuyait les îles, sur le même vapeur plusieurs « biftons » partaient également adressés aux copains de Cayenne le signalant.

Muratti, vieux bagnard averti n’ignorait rien des coutumes du milieu. Il savait qu’à Cayenne tout comme aux îles, il aurait à veiller sur sa peau. Aussi, il n’eut qu’une seule idée, s’évader le plus rapidement possible et fuir la vendetta.

Muratti arrivait à Cayenne chargé, c’est-à-dire avec un plan bien garni. Il eut donc sans difficulté une place de terreur de jeu. Les amis de Balestra lui avaient fait assez bon accueil, ce qui ne lui paraissait pourtant pas de bon augure, ce qui l’avertissait de se tenir à carreaux. Mais il savait qu’à Cayenne, on ne tue pas un homme impunément comme aux îles et que tant qu’il resterait sur le camp, il n’avait en somme rien à craindre. Et un beau jour, il organisa une évasion par mer. Mais bravade ou folie, il décida de s’évader en compagnie de plusieurs des camarades du niçois qu’il connaissait pour être ses ennemis implacables. Espérait-il qu’en s’évadant ceux-ci oublieraient leur vengeance, espérait-il commettre d’autres crimes ? Mystère ?

Toujours est-il qu’un soir quarante jours après le meurtre du niçois, Muratti manquait à l’appel du camp de Cayenne, il avait disparu avec six autres transportés.

Ce n’est que deux jours plus tard, que des indigènes découvrirent sur la plage deux cadavres dont l’un était en partie dévoré par les requins. L’administration pénitentiaire aussitôt avisée identifiait les corps, celui qui avait été dépecé par un squale, c’était (p. 82) Muratti. Après l’autopsie, le médecin major déclara que Muratti avait succombé à un coup de poignard reçu sous l’omoplate gauche, l’arme lui avait traversé le cœur. Il n’y avait donc aucun doute, l’homme avait été bel et bien assassiné et jeté à la mer ensuite. Quant à l’autre, il était mort par immersion.

Que c’était-il passé pendant la nuit tragique ? Toujours est-il que le redoutable bandit avait payé sa dette vis-à-vis de la société.

Comme on vient de le voir, il se commet au bagne des crimes atroces. Tout au moins en France un crime a une suite sérieuse où on cherche l’auteur qui n’échappe pas au châtiment.

On envoie au bagne tous les criminels pour y subir leur peine et non pour y perpétrer leur forfait et là-bas, les meurtres devraient être relativement rares si l’organisation de l’administration pénitentiaire était tout autre. Le meurtre au bagne est peu réprimé. Comme le disait tout à l’heure notre honorable narrateur B… « Cela ne vaut vraiment pas la peine de s’en passer ». Pourquoi ne sélectionne-t-on pas tous ces individus dont certains ont le crime incarné dans la peau ? Pourtant on le sait, on fait de ces criminels d’autres criminels. On dirait aussi qu’on a peur de tous ces demi-fous car ce sont des détraqués. N’a-t-on pas vu tout à l’heure Muratti aller trouver le commandant des îles pour se faire désinterner et celui-ci exécuter le désir du bandit. N’aurait-il pas mieux fait d’isoler immédiatement ce dangereux individu et beaucoup d’autres ? Il suffit donc au bagne d’être un criminel notoire ou un assassin invétéré pour être presque choyé par l’administration pénitentiaire, Muratti n’avait plus aussi qu’à aller trouver le gouverneur de la Guyane et lui tenir se langage : « Monsieur le gouverneur, il faut absolument me renvoyer en France car au bagne je ne finirais pas de faire des malheurs ». Et puis, enfin voyons, peut-on admettre une chose aussi insensée, Muratti en était à son quatrième meurtre, on le relâche de la réclusion pour le rejeter dans la communauté d’une case. Il est à supposer que c’était suffisant (p. 83) et cet homme aux instincts de tigre devait être retranché de la vie commune de façon à n’être plus nuisible à autrui.

Le bagne n’a aucune organisation pratique et on ne peut s’imaginer les innombrables enquêtes auxquelles se livrent journellement les agents de la « tentiaire » et qui pour la plus grande part aboutissent à zéro. Toutes pour vols, coups et blessures, assassinats. Ceux-ci assassinent par habitude, ceux-là volent pour se faire un « soc » ou pour s’évader. Tout ce monde tue et vole à outrance toujours dans l’espoir de s’en tirer mais nullement effrayé des répressions relativement nulles.

Tout à côté du bâtiment de l’hôpital réservé au personnel, un peu en retrait, s’élève une construction toute délabrée et trapue d’où émane par ses ouvertures béantes une fumée ocre qui prend à la gorge et des odeurs de graillon. C’est la cuisine du personnel et des internés en traitement. A l’intérieur de ce local enfumé, en plein milieu, une immense cuisinière toute rafistolée en maints endroits en occupe toute la place. Cette vieille cuisinière toute cabossée et toute fendillée dont la plaque rivée sur un des côtés indique encore le nom du fabricant et la date de construction en 1856, montre clairement quelle n’est pas récente, et on se demande comment cet honorable fourneau du Second Empire est venu échoué là, à Royale. Tout autour, tout contre les murs, s’alignent des tables boiteuses et noires de crasse. Au-dessus de l’une d’elles, sur un cadre en bois couleur de suie pend toute une batterie de cuisine hétéroclite, cabossée et trouée sur laquelle repose en paix une épaisseur respectable de poussière noire. Dans un angle, un évier infect envoie des bouffées malodorantes. Tout à côté, une sorte de garde-manger branlant dont la toile métallique toute crevée et rafistolée avec du vieux fil de fer rouillé tient compagnie à une chaise toute démantibulée sur laquelle un matou galeux se livre aux douceurs de la sieste. Tout la haut, des poutres transversales s’enchevêtrent les unes entre les autres, elles supportent une toiture en ruine et les bardeaux disjoints laissent pénétrer à l’intérieur (p. 84) les rayons du soleil et la pluie qui en tombant éparpille sur les marmites ventrues toute la suie des poutres en deuil. La soupe n’en est pas moins succulente pour cela, ce qui attire beaucoup d’amateurs à l’hôpital des internés.

Dans ce taudis enfumé, deux hommes afférés circulent tout autour du fourneau disjoint sur lequel mijotent dans d’énormes chaudrons des quartiers de viande ou de poisson. C’est le cuisinier chef et son aide. Sous la véranda formant appentis, un Arabe fend des bûches de bois. A côté, sur un billot de bois rutilant de graisse un homme armé d’un grand couteau découpe en tranches fines un quartier de viande bouillie, entre ses jambes un chien maigre et vorace se régale des déchets tous chauds qui échappent du morceau de bidoche fumante. Sur le pas de la porte qui donne accès de la véranda à la cuisine, un grand diable d’homme au teint basané, aux cheveux noirs corbeau et à l’allure dégingandée, chaussé d’espadrilles et la taille ceinte d’un tablier blanc se frappe sur les cuisses avec exubérance en racontant des histoires mirobolantes à un petit vieux correctement vêtu d’un treillis soigneusement repassé et tenant à la main une casserole où voisinent un morceau de viande crue et une poignée de haricots secs. Le vieux hoche la tête à ce que lui raconte son compagnon exubérant car ce grand diable à l’allure dégingandée n’est autre que l’infirmier du personnel qui est natif de Bordeaux, et les gars de « Bordox » ont toujours des histoires drôlatres à raconter. Ah ! On ne s’embête pas à la cuisine de Royale quand on saura que le chef cuisinier est lui aussi un bordelais, et que son second, son aide, est lui, également du midi mais de Marseille. Après le coup de collier des heures de distribution, ce local nauséabond se métamorphose en un concert chantant où chacun pousse la sienne en dégustant en amateur le pinard de l’administration dont on a prélevé une forte dose sur la quantité prévue pour accommoder les pruneaux préparés pour le dessert du personnel en traitement.

M…, le chef cuisinier est un ancien artiste de café concert qui est venu au bagne après la guerre, il avait été condamné en 1917 à la suite d’une affaire (p. 85) de livret militaire falsifié et d’autres méfaits qui lui valurent les travaux à perpétuité. M… était matelot dans la marine de l’Etat où paraît-il, il était employé comme cuisinier au service d’un amiral. Mais M… est gascon, et comme tous ses pareils, il est doué d’un verbiage sans égal, c’est ce qui lui a permis au bagne d’exercer plusieurs professions : peintre décorateur à Saint-Laurent, après coiffeur et maintenant cuisinier aux îles. Evadé deux fois, M… qui était brouillé avec la chance, s’est vu à la seconde fois interner aux îles. Mais il ne désespère pas, tout en préparant les plats que nécessitent les différents menus des régimes M… sifflote des airs en vogue ou fredonne des couplets qui jadis lui valurent d’innombrables applaudissements quand il s’exhibait sur les planches des « Folies bordelaises » ou bien de « L’alcazar ».

Son aide L…, le marseillais, est un homme tout rondouillet et sa face épanouie montre aussi qu’il n’a pas l’air de s’en faire. Tout comme son chef, L… s’est évadé deux fois, là-bas au Brésil. Mais les affaires marchaient très mal et L… eut un beau jour maille à partir avec la police de l’endroit qui paraît-il, ne badine pas. Il fut donc arrêté, ramené au bagne et interné aux îles. L… n’est pas un criminel mais un carambouilleur. Mais dame ! Comme il le dit lui-même, c’est un métier qui a ses risques et qui a rapporté à notre homme vingt ans de dur ! Mon bon ! L… a une bonne conduite, ce qui lui a valu le grade de première classe à l’inverse de son chef cuisinier trop perspicace qui au lieu de prendre des grades s’offre de temps en temps le plaisir de la cellule. L… a aussi l’espoir de remettre ça un de ces jours, quand ? C’est problématique ! Mais le hasard qui fait parfois bien les choses, est si grand. En attendant, il réduit à sa plus simple expression et à son profit, toutes les denrées qui composent les menus journaliers. Dame ! C’est que notre « marmis » a aussi un magot qui cumule chaque jour les bénéfices du carambouillage administratif.

L’autre, l’homme sur le pas de la porte qui raconte une histoire mirobolante en se frappant les cuisses, c’est le vrai type de bordelais qu’on rencontre aux environs de la place Mériadeck qui est l’endroit le plus aristocratique (p. 86) de la ville de Bordeaux pour les gens du milieu.

S… a estourbi son rival qui paraît-il, pelotait trop souvent sa poule. La cour d’assise de Bordeaux lui a gratifié des travaux forcés à perpétuité. S… malgré ses moments d’exubérance a parfois aussi le cafard, il regrette les allées de Tourny, ses camarades lui remontent de temps à autre le moral heureusement. Il n’a jamais eu l’idée de s’évader ou s’il l’a eue, il n’a jamais essayé de la mettre à exécution car S… malgré ses vantardises est pénard comme une petite femme, il a peur des requins et des dangers sans nombre que comporte toujours une évasion. Pourtant il n’a pas eu peur de descendre un homme avec son rigollot. S… est venu aux îles par l’intermédiaire d’un médecin dont il était le cuisinier et ce dernier ayant changé de poste, S… est resté aux îles où il remplit les fonctions d’infirmier au service du personnel. Il profite des pourboires que lui allouent les sortants et aussi de la came tout comme « marmis » lui aussi, il engraisse son magot.

Tout à côté de lui, ce petit vieux qui hoche la tête d’un air sceptique en écoutant l’histoire abracadabrante de S…, c’est G… le comptable de la pharmacie.

Ce petit vieux qui a soixante ans, aux treillis bien repassés et aux souliers en toile d’une blancheur immaculée a conservé l’allure d’un homme qui a reçu de l’éducation. Affligé d’un estomac délicat, G… perçoit sa ration de viande et de légumes secs individuellement à la gestion. Il fait sa popote lui-même avec des soins attendrissants d’un vieux maniaque. C’est aussi un vieux cheval de retour qui connaît tous les retords de l’administration pénitentiaire. A lui, on ne la lui fait pas ! G… n’est pas un criminel, ce qui l’a amené au bagne, c’est sa manie constante et irrésistible de vouloir rouler les banquiers naïfs. G… avant son arrivée au bagne avait déjà encouru plusieurs condamnations pour le même délit. Il avait lui aussi réussi à s’évader là-bas au Brésil qui paraît-il, est un pays de cocagne. Et ma fois, notre homme s’était créé une bonne situation dans les finances et si par bonheur, il s’était comporté honnêtement, il est fort probable qu’il n’aurait jamais plus revu le bagne. Mais un jour, il est arrêté pour abus de confiance et G… réintègre le bagne mais cette fois aux îles du Salut. L’emploi qu’il occupe au bagne (p. 87) lui permet d’exploiter un petit commerce, ma fois prospère. Ses congénères disent en parlant de lui que G… vaut au moins vingt sacs 4 .

Il occupe à côté de la pharmacie, un réduit qui lui sert à la fois de logement et de bureau. Dans un angle, son hamac voisine avec d’innombrables casiers remplis de paquets de tabac, de cigarettes, de boîtes d’allumettes, de briquets, de papier de cigarettes, de la mercerie. Il vend aussi de l’encre, des enveloppes, du papier à lettres et un tas d’autres choses innombrables. Ce vieux mercanti est en relation constante avec des commerçants parisiens qui lui expédient de temps en temps des articles de bazar qu’il revend au bagne. C’est normal aux îles quand on manque de quelque chose de dire : « Hé bien, allons voir G…, il doit avoir cela ! » En effet, dans son réduit, sur la paperasserie administrative G… vous fait l’article en connaisseur tout comme un honnête commerçant dans sa boutique.

L’homme armé du grand couteau qui découpe savamment en tranches fines le bœuf bouilli, c’est V… le tisanier. Il est grand et maigre, son visage osseux qu’encadrent des cheveux rares, est emprunt de mélancolie. Il y a de quoi ! V… a réintégré le bagne, il y a quelques mois à peine après avoir couler pendant deux ans des jours heureux en France. V… a repris la vie de bagnard. Tout au moins celui-là avait eu de la chance et son évasion avait pleinement réussi. C’était avec grandes difficultés que V… avait pu gagner la France et les cinq autres évadés qui étaient avec lui ont tous péri. Il avait donc repris la vie normale dans la mère patrie où il travaillait près de Toulouse comme manœuvre. Il s’était mis en ménage avec une ouvrière et s’offrait ainsi tout ce que peut s’offrir un honnête citoyen. Mais un beau jour, V… est pris dans une rafle, identifié et immédiatement reconnu, il est reconduit à l’île de Ré et de là  aux îles du Salut, à son grand désespoir. V… est condamné à perpétuité pour meurtre mais il ne désespère pas de remettre ça un jour. En attendant, il donne un coup de main aux cuistots qui le gratifient en le consolant d’un coup de pinard, celui des pruneaux.

(p. 88) Bien à l’ombre sous un superbe manguier, la petite cloche de l’hôpital carillonne gaiement. C’est l’heure de la soupe pour les malades.

Sur les tables crasseuses, les cuisiniers alignent de vieilles touques bosselées contenant un bouillon clair où nagent quelques morceaux de vermicelle. Sur des plateaux en zinc, s’entassent les rations de viande bouillie et dans de vieilles boîtes de conserve vides, les petits régimes s’alignent aussi par service. Ici, dans une ancienne boîte de thon, c’est une crème à la vanille. Là dans une boîte de sardine toute dentelée une purée de pois. Et là, dans une autre boîte ayant contenu de la confiture Amieux, une soupe de riz. Tout à côté, dans une autre boîte de petits-beurre Lu, une purée de haricots presque liquéfiée sur laquelle surnagent des morceaux de pain roussis dans la graisse, attend son tour d’être emportée.

Sous la véranda, les deux hommes chargés chaque jour de la corvée de soupe sont là qui attendent, ils portent chacun une longue caisse à bords plats dans lesquelles ils emmagasinent les récipients des différents services.

Le premier est tout jeune, c’est P…. Il est originaire de Rouen. P… est un pauvre malheureux, il n’a jamais connu ses parents. Elevé par une sœur aînée, il exerçait la profession de menuisier. P… a toujours eu une bonne conduite jusqu’au jour où il fit la connaissance d’une petite amie pour les beaux yeux de laquelle un certain jour, à court d’argent, il n’hésita pas à tuer un homme pour le voler ce qui lui valut les travaux forcés à perpette. Evidemment, il regrette son crime mais un peu tard. Pourtant, P… qui a déjà deux ans de bagne et qui n’est âgé que de vingt-deux ans, a eu la chance de se faire évacuer aux îles où ma fois, il a tout fait l’air de s’y plaire car tout en arrimant les récipients de soupe dans la caisse oblongue, il plaisante avec les camarades qui ne cessent de lui décocher des plaisanteries à l’adresse de sa jeunesse. Evidemment, P… qui a le physique agréable et qui paraît tout au plus n’avoir que dix-huit ans doit être recherché des vicieux du milieu et sans aucun doute il doit être le môme de l’hôpital.

Sa caisse est enfin garnie (p. 89) et il s’apprête à s’en aller. Mais « marmis » le cuistot lui a fait signe et il s’approche, et l’autre lui glisse dans la main, un paquet de tabac et des feuilles de papier à cigarette tout en lui chuchotant quelques mots à l’oreille. P… a compris, il enfouit le paquet et les feuilles dans la poche de son treillis et le sourire aux lèvres, il hisse la caisse et son contenant sur le sommet de son crâne et le voilà parti tout comme un équilibriste.

Ce petit manège auquel nous venons d’assister, c’est tout bonnement une commission, le tabac et les feuilles passeront en fraude jusqu’au service des prisons et de là dans la cellule d’un homme qui attend l’aube fatale. Ce condamné à mort, c’est G…, un ami de « marmis ». Cet homme, une espèce de fou, en était à son cinquième assassinat, dont trois à Saint-Laurent et deux aux îles, deux fois condamné à mort. Mais il n’échappera pas cette fois à la peine capitale. Encore là, quelle lourde faute peut-on reprocher à l’administration pénitentiaire d’avoir laissé G… en contact avec les autres transportés, n’aurait t-il pas dû celui-là aussi être isolé ? Non, on a attendu son cinquième meurtre pour le raccourcir !

L’autre porteur, c’est K…. Son accent indique immédiatement que l’homme est alsacien. K… est sale comme un peigne. Quand on lui fait remarquer, il déclare que l’eau est rare à Royale. Il ment effrontément car il y a la baignade au bord de la mer à deux pas du camp où K… pourrait se décrasser.

Il est au bagne depuis cinq ans. Ce qui l’a amené là, c’est toutes sortes d’histoires de vol, de coups et blessures. Sa dernière affaire, O ! Ironie. Il avait cambriolé un commissariat de police, là-bas dans le Nord. C’est « bédites » histoires comme il le dit lui-même lui ont rapporté vingt ans de bagne. Mais K… est un homme à la hauteur, il ne s’en fait pas non plus. Ferblantier de son état, c’est lui qui rétame tous les ustensiles de Royale quand on a besoin de faire faire une soudure quelconque, on appelle K… et le travail est soigné, naturellement en échange d’une rétribution en nature ou en argent. Mais K… préfère des espèces sonnantes, quant à la soudure ma fois, il se débrouille ! Il fait comme les autres. En attendant, il empoigne sa caisse de ses mains crasseuses, (p. 90) la cale sur sa tête. Et lui aussi, il s’en va comme un équilibriste faire sa distribution à l’hôpital.

Derrière lui, un homme petit de taille portant un tablier de jardinier chaussé d’espadrilles et coiffé du traditionnel chapeau de paille tressé qui abrite de l’ardent soleil son visage grêlé où s’écarquillent des yeux vifs que sépare un nez luisant que surmonte une bouche dépourvue de moustache. Porteur d’un plat émaillé au milieu duquel trône un superbe chapon bien enduit de beurre de conserve et saupoudré de sel et de poivre. Il vient solliciter au cuisinier de la part de son patron l’amabilité de bien vouloir (car on est poli au bagne) mettre la volaille dans le vieux four démodé du Premier Empire. Cet homme qui n’a l’air de rien, c’est Seznec.

Aux questions qu’on lui pose Seznec crie son innocence. Evidemment, s’il est innocent que fait-il au bagne?

« Eh bien  Seznec ! Avez-vous l’espoir de vous en tirer ?

- Pour ça, oui, affirme t-il, j’ai ma sœur qui s’occupe activement de moi en France et mon avocat m’a promis la révision de mon procès. Mais, c’est long ! Et Seznec hoche la tête, d’un air de dire qui sait quand j’en sortirai.

- La vie aux îles ne vous semble pas trop dure ?

- Non, j’ai eu de la chance. Dès mon arrivée, on ma employé, et je suis actuellement garçon de famille, comme assigné dans un ménage de surveillant et ces gens ont des compensations pour moi. C’est bien moins pénible que les séjours dans les cases. Je travaille et pendant ce temps-là, j’oublie mes malheurs. Ah ! c’est dur, allez d’être innocent et de vivre dans ce milieu… »Et, Seznec s’en va sans plus, à petits pas, tout pensif vers le pavillon de ses patrons où piaille la volaille turbulente que soigne Seznec en bon serviteur.

Et puis c’est le tour d’un autre qui apporte le produit de sa pêche. Dans un grand filet aux mailles serrées des poissons de toutes les dimensions frétillants et encore pleins de vie se débattent avec force dans leur prison et une forte odeur de marée s’exhale de l’ustensile de pêche tout humide.

(p. 91) L’homme est grand et maigre. Son visage tout mince est barré sous le nez d’une moustache noire effilée. Il est vêtu de treillis en toile bleue et coiffé d’une casquette plate dont la visière en cuir lui cache les yeux en partie. Il est chaussé lui aussi d’espadrilles encore pleines d’algues marines. Ce pêcheur inoffensif, c’est le bourreau des îles. Il habite tout là-bas, de l’autre côté de Royale, une petite cabane adossée à un rocher et encombrée de tout un attirail de pêcheur. Il vit là, seul comme un ermite car il va sans dire qu’il est plutôt mal vu des autres internés.

Après avoir vidé son filet, il me fait signe et je devine qu’il a quelque chose à me demander. Je l’entraîne à l’écart. Et tout bonnement, il m’explique qu’il désirait savoir si le jour est proche où il montera la sinistre machine pour raccourcir G…. Evidemment, il n’a presque plus d’hameçons et un matériel de pêche tout défectueux demande à être remplacé en partie. Alors notre homme attend avec une impatience bien légitime les cents francs que lui alloue l’administration pénitentiaire à chaque fois qu’il décale une tête, pour améliorer son matériel de pêcheur.

Tout près de l’abattoir, sur le rivage rocheux, des hommes tous nus prennent leurs ébats dans une sorte de vaste cuvette formée d’éboulis de rocs difformes aménagée là tout exprès. Par-dessus ce rempart, les lames déferlent en jaillissant en gerbes d’écume éblouissante. C’est la baignade. Au-delà de ces roches formant pour ainsi dire une sorte d’enceinte tout autour de ce bassin artificiel, la mer houleuse s’étend sans fin. Dépassé cette limite, il est fort dangereux de se livrer aux délices des bains de mer par crainte de se faire happer par les squales dont parfois on distingue les silhouettes sombres entre les eaux transparentes. A tour de rôle, les surveillants amènent là leur corvée. Alors, les hommes s’offrent le plaisir du bain. A l’ombre des cocotiers géants sous lesquels des bœufs rachitiques broutent paisiblement l’herbe rare, les surveillants, eux aussi respirent l’air vif du large tout en regardant d’un œil paterne tous ces (p. 92) hommes qui exécutent mille pirouettes dans le bouillonnement des flots tumultueux. Tout à côté d’eux, dans un petit bassin en maçonnerie où coule un filet d’eau douce des hommes lavent leurs treillis pendant que d’autres que les bains de mer n’attirent pas, allongés dans l’herbe sèche se livrent au plaisir du repos.

C’est dans ce décor pittoresque, assis sur un éboulis à l’ombre d’un bouquet de cocotiers qui se balançaient doucement en grinçant sous la rude brise du large aux senteurs marines qu’un jour j’interrogeais D… sur sa vie d’interné.

D… est parisien, c’est un ancien camelot et aussi faux monnayeur, condamné à perpétuité. Voilà dix ans qu’il est au bagne dont huit ans de séjour à Royale.

Assis lui aussi sur un éboulis, le tronc nu et la peau luisante encore d’eau de mer tout en taquinant avec un brin d’herbe sèche une affreuse chenille toute velue qui s’accroche désespérément à la roche qu’il lui raconte d’abord brièvement son histoire.

Fils d’un ménage d’ouvriers dont le chef ivrogne invétéré finit ses jours misérables dans un hospice de la capitale, voué depuis sa naissance à une vie de misère, D… était devenu le véritable gamin de la rue. A douze ans, il vendait des journaux sur la voie publique et couchait sous les ponts. A dix sept ans, il était camelot. La grande guerre le surprit à vingt ans et il partit pour le front. Revenu indemne de la tourmente D… avait eu l’intention de rengager. Il aurait certes mieux fait ! Mais la vie tumultueuse le reprend, le revoilà camelot, puis un jour, c’est la chute vertigineuse. Il se laisse affilier à une bande de faux monnayeurs qui le chargent de l’écoulement de faux billets. Arrêté avec toute la bande, il est condamné aux travaux forcés à perpétuité. Au bagne, D… a tenté de s’évader et il est venu comme bien d’autres échouer à Royale.

« Moi, me dit-il, je suis pénard. A part mon évasion qui m’a valu trois mois de cellule, c’est ma seule punition encourue depuis mon séjour en Guyane. En principe, je ne fraye avec personne car ici les copains, ce sont des faux frères et ce milieu perdu de vin n’a rien d’intéressant. (p. 93) Il faut avant tout planquer son « péze » et ne jamais faire voir à ses voisins qu’on en a car ici tout le monde est jaloux, c’est comme ça qu’il y en a qui se font refaire. L’essentiel à Royale, c’est d’avoir une embusque pénarde ! Moi, je suis vidangeur, et j’ai à peu près une heure de travail chaque matin et le reste du temps, je suis libre pour m’occuper de ma petite affaire, je profite donc de ça pour me promener dans l’île où je fouine partout trouvant ça et là une occasion de me faire de la « braise ». Ce qui me rapporte le plus, c’est les cases du camp comme vous le savez vous-mêmes la plus grande part des internés se livre à la confection d’un tas de petits objets divers. Moi, j’achète tout ça et je me débrouille à les revendre avec un bon bénéfice. J’écoule le plus souvent ma camelote sur le Biskra qui passe aux îles une fois par mois ou bien sur les cargos de passage. Je m’arrange là-bas au quai avec les canotiers et puis les surveillants me connaissent bien, allez ! Depuis le temps que je fais le trafic. Vous ne pouvez pas vous imaginer ce qu’on trouve d’amateurs parmi les passagers et les hommes qui composent les équipages des paquebots. Je leur fais du boniment et ça me connaît ! Je leur fais croire que mes cocos ont été gravées par Dieudonné, et ça prend !

- Oui, mais Dieudonné n’est plus au bagne ?

- Je le sais ! Aussi depuis, j’ai changé ma réclame. Je dis que c’est Seznec, ça revient au même. Alors, les voyageurs pour avoir des souvenirs du bagne n’y regardent pas de si près, ils achètent à n’importe quel prix. Une fois, j’ai vendu quatre vingt francs un petit tapis confectionné avec des fibres de cocotier que j’avais acheté à un réclusionnaire trente francs. Voyez le bénéfice ? Je fais aussi mon petit tour aux cambuses et j’achète là des paquets de tabac et des cigarettes que je revends sur l’île en prélevant un petit revenu. Comme vous le voyez, je ne m’en fais pas ! Et le soir, dans la case, je fais paisiblement ma petite partie de belote et de temps à autres, je m’offre une chopine de pinard. En somme la corvée que j’assure chaque jour ne nécessite pas de grands efforts et combien d’autres sont plus à plaindre que moi.

- Et l’évasion ?

- J’y songe parfois. Mais ce sera pour plus tard car ici il n’y a rien à faire pour tenter l’évasion. Il n’y a qu’à la Grande Terre où on trouve toujours des occasions et encore faut-il avoir de la chance. Mais ici l’homme, il espère plus rien, il cherche à aménager sa vie le (p. 94) mieux possible, s’embusquer et se faire un magot pour améliorer son ordinaire et fumer. Que voulez-vous faire de plus ?

- Et le môme ? » D… qui taquine toujours la grosse chenille velue qui se contorsionne maintenant sur le sable fin, relève la tête l’air indigné.

-« Ah ! chef, ne me parlez pas de ça. Je ne mange pas de ce pain là, moi ! D’ailleurs, moi l’amour je m’en f…, ça n’a jamais été mon fort même dans la vie libre. Et puis le môme voyez-vous, c’est ce qui fait commettre bien des crimes ici. Vous avez des hommes qui s’entretuent pour un môme, c’est ignoble ne me parlez pas de ça ! »

Sur ce D… se lève, de son pied, il écrase la chenille et il endosse son treillis. Là-bas, les hommes de la baignade sont rassemblés sur le sentier qui borde la grève chaotique éclaboussée par l’écume de la marée montante et à l’occident le ciel s’empourpre déjà des premières teintes du couchant. Tout là-haut au sommet du plateau, la cloche carillonne l’appel du soir et chacun se hâte vers le camp.

Notes

1.

Voir le plan p. 66 de l’original.

2.

« Marqués » : la monnaie ainsi dénommée par les forçats.

3.

La monnaie en papier à la Guyane comporte des billets de « Vingt-cinq francs ».

4.

Vingt mille francs.