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Chapitre 5. Le surveillant. Sept mois au bagne (1931)

Henri-Marie-Pierre Berryer

 

(p. 95) Pour faire partie de l’élément militaire de l’administration pénitentiaire à la Guyane, il suffit d’être citoyen français et d’avoir accompli son service militaire d’après le décret du 18 décembre 1925. Autrefois, il en était tout autrement. Cet emploi était exclusivement réservé aux anciens militaires de carrière en principe des troupes coloniales. On trouve aussi parmi les surveillants, d’anciens gendarmes, gardes municipaux et gardiens de nos prisons centrales qui ont troqué leur emploi paisible avec celui de surveillant militaire à la Guyane. Il paraît qu’ils y trouvent un avantage. Celui sans doute d’y attraper les fièvres et d’user leur santé dans ce pays malsain. Mais les goûts, je ne les discute pas et ceux qui aiment le soleil et la brousse se trouvent là-bas dans leur élément.

Dès que le candidat est reconnu apte, il est presque aussitôt expédié en Guyane, (p. 96) soit avec un convoi de forçats ou bien individuellement. S’il part avec le convoi d’inutiles là-bas, à Saint Martin de Ré, il prend immédiatement contact avec les condamnés et le service. Et ma fois, il fera le voyage sur le « La Martinière » parmi la cohorte des misérables entassés dans les cales. Tandis que s’il embarque sur le courrier régulier, ce qui est plus agréable, il aura tout le loisir de faire une excellente traversée loin des ennuis du service, et s’il emmène sa famille, il aura tout au moins le plaisir de voyager avec elle. Ceux qui embarquent sur le « La Martinière » sont obligés nécessairement de faire venir leur femme et leurs enfants par le courrier d’après, c’est là l’inconvénient.

L’itinéraire du courrier est tout à fait différent de celui du transport. De Saint-Nazaire par les Açores, on arrive aux Petites Antilles après douze jours de mer. La première escale, c’est Pointe-à-Pitre à la Guadeloupe et Fort-de-France à la Martinique. Là, on laisse le courrier pour embarquer sur l’annexe, le fameux Biskra. C’est sur ce steamer minuscule et sans confort qu’on termine le voyage long encore de neuf jours pour débarquer enfin à Saint-Laurent-du-Maroni ou à Cayenne qui est le point terminus de la ligne, vingt et un jours après avoir quitté Saint-Nazaire.

Tandis que le transport en quittant l’île de Ré met le cap directement sur la Guyane où il arrive seize ou dix sept jours après son départ. Il lui arrive souvent d’aller faire escale à Alger où il complète sa cargaison de forçats, cela allonge donc le voyage de trois ou quatre jours de plus.

Tout ce qu’il y a d’avantageux pour le surveillant, c’est que dès qu’il est embarqué sur le « La Marinière », il perçoit son supplément de solde coloniale. Tandis que sur le courrier, il ne percevra son supplément de solde que le jour de son débarquement en Guyane. Il est tout à fait logique de donner cet avantage aux agents qui accompagnent les condamnés, d’autant plus que la « tentiaire » compte parcimonieusement ses deniers, et les indemnités qu’elle alloue à son personnel sont tout à fait insuffisantes et dérisoires. C’est ce que nous verrons  plus loin.

Les surveillants sont assermentés tout comme les gendarmes, ils peuvent dresser des procès verbaux et faire des enquêtes. Les attributions des surveillants sont multiples, on les emploie à toutes sortes de fonctions (p. 97) : greffier, avocat défenseur, secrétaire, chef de gare, chef de quai, chef de train, patron de chaloupe, gérant de gestion, chef de travaux, chef de cuisine, magasinier, boulanger, infirmier chef, etc. etc. Pour les autres, ceux qui ne sont pas embusqués, ils sont répartis dans les camps et les différents services de celui de Saint-Laurent et d’autres enfin assurent la surveillance des corvées. En plus du service de jour, les surveillants assurent aussi le service de nuit, tous sans exception à tour de rôle. A Saint-Laurent, le service de nuit comprend différents postes : au camp, à la gare, au quai et en ville.

La hiérarchie militaire de l’administration pénitentiaire se divise en plusieurs échelons, à savoir : le surveillant principal, le surveillant-chef de première, deuxième et troisième classe.

Le principal est à la tête du service du centre, c’est-à-dire tout ce qui concerne le camp où il a son bureau et ses secrétaires. C’est chez lui que sont déposés les livrets des transportés tandis que les dossiers restent à la direction dans les casiers d’un service spécial au deuxième bureau. Le surveillant-chef est à la tête aussi d’un service quelconque dans le camp et dépend du surveillant principal chef de centre. Après lui, viennent alors les surveillants de grades inférieurs qui se divisent ainsi par échelon, première, deuxième et troisième classe qui le secondent dans son service.

Le capitaine d’arme dont j’ai parlé à plusieurs reprises dans les précédents chapitres, c’est un surveillant de première classe en général. Il est adjoint au chef de centre. C’est lui qui est chargé de la distribution des corvées C’est lui qui rédige la liste du service de nuit pour les surveillants dont il a le contrôle. C’est lui qui fait la lecture des circulaires aux séances du rapport, il est aussi chargé de la surveillance générale dans le camp. C’est en somme un peu le sergent major. Le nom de cet emploi capitaine d’arme dérive de la marine de guerre. A bord des cuirassés, le capitaine d’arme, c’est le gradé préposé au maintien de la discipline et à la distribution des ordres et autrefois le bagne était placé sous l’autorité de la marine de l’Etat. C’est pourquoi le titre de cette fonction s’est perpétué et est resté en vigueur. Le capitaine d’arme a aussi un adjoint, un surveillant de deuxième ou troisième classe. Ce dernier reste au poste en permanence pour vérifier les entrants et les sortants. Aucun homme ne doit sortir ou entrer au camp sans se présenter à lui. Le surveillant est doublé d’un porte-clef chargé de fouiller les hommes nouveaux venus et de transmettre les ordres.

(p. 98) Les surveillants sont astreints presque journellement à rédiger des rapports ou des procès verbaux divers. Un rien qui se fasse ou qui se passe, il faut un rapport. Deux condamnés se sont battus, rapport. Un vol, procès verbal et enquête. Une évasion, procès verbal et enquête. Un crime, procès verbal et enquête. Et tout cela en double expédition et en triple expédition pour les évasions. Sur un rien, on verbalise tout. Et puis les interrogatoires des entrants sur lesquels figure la composition des vêtements de l’homme, s’il est coiffé, chauve ou non et de tous les objets qu’il porte sur lui. On ne peut s’imaginer ce qu’on noircit de papier à la « tentiaire » pour un seul homme qui a commis un simple délit. Il faut un monticule de paperasse couvert d’encre et de signature pour infliger trois mois de cellule à un transporté. Aussi le jeune surveillant qui débute et qui rédige ces premiers procès verbaux reste perplexe, il s’agit pour lui de mettre chaque mot bien à leur place, ne pas oublier les points et les virgules. Et surtout. Oh! Surtout ne pas faire de rature sans quoi cela enlève toute la valeur du procès verbal. J’en ai vu même les anciens ne pouvoir arriver à écrire potablement un procès verbal, et qui après avoir gâché plusieurs feuilles de papier arrivent tout de même à rédiger quelque chose d’incohérent car là-bas, le débutant qui arrive, on ne lui apprend pas son métier, on le colle tout bonnement dans un service sans plus de préambule. Il faut donc qu’il se débrouille lui-même.

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 Rédaction d’un procès verbal au bagne

 « Ce jour … (ici, la date, mois et an) … à vingt heure trente minutes. Etant de service de nuit, je venais de terminer une ronde et entrais au poste des locaux disciplinaires pour émarger le cahier de service. Quand survint le porte-clef chargé de la surveillance du poste du camp. Ce dernier venait m’avertir que des cris d’appel émanant du peloton numéro deux nécessitaient ma présence immédiate. M’étant rendu sur les lieux, et après avoir fait ouvrir la porte de la case par le dit porte-clef, j’ai constaté que le transporté X…, matricule …, (p. 99) gisait inanimé sur le ciment entouré de ses camarades qui lui prodiguaient des soins rudimentaires en lui appliquant des compresses d’eau froide sur la tête. Après une rapide enquête, X… qui s’était endormi, est tombé accidentellement de son hamac d’où le choc et l’évanouissement prolongé dans lequel il se trouvait. En présence de cet homme qui ne donnait aucun signe de vie, je le fis immédiatement transporter à l’hôpital.

J’ai en outre constaté que X… n’avait pas de plaie au sommet du crâne, l’endroit qui avait frappé le sol était seulement tuméfié.

En fois de quoi, nous avons dressé le présent procès verbal en double expédition pour certifier et valoir ce que de droit.

Fait et clos, à Saint-Laurent-du-Maroni, ce jour mois au que ci-dessus.

                                               Signature »

 

Comme on peut le constater, deux feuilles de papier à entête pour dresser un procès verbal en double expédition pour un homme qui est tombé de son hamac sans parler de la longue épître qu’il faut coucher sur le cahier du poste. Ce dernier paraît assez suffisant pour enregistrer le léger accident mais ce n’est rien, j’ai vu rédiger des procès verbaux pour des faits encore plus insignifiants.

Comme nous l’avons déjà vu le camp de Saint-Laurent se divise en plusieurs quartiers 1 . Chaque quartier a donc son personnel propre pour en assurer le service.

Sous le porche de la construction transversale qui sépare le quartier des prévenus et des punis de cellule de celui des relégués et des libérés, se trouve installé le poste des surveillants. A droite en entrant une porte, c’est le magasin d’habillement de la transportation. En face, vis-à-vis de cette dernière, un autre poste, c’est le prétoire et le bureau du surveillant- chef, chef de service auquel on accède en montant quelques marches. Sous cette sorte (p. 100) de véranda, dans un angle une table et une chaise. C’est le bureau du surveillant de première classe, adjoint au surveillant-chef qui est installé là. Ses fonctions consistent à transmettre les ordres du chef de service aux autres surveillants, et c’est lui qui rédige les procès verbaux de constat des entrants et quelques fois aussi les interrogatoires. Il est secondé lui aussi par deux portes-clefs qui fouillent les hommes de corvée et les arrivants, car aucun objet illicite ne doit pénétrer dans les locaux disciplinaires. Malgré cela, ils ont tous des couteaux.

Au-delà du poste, dans la vaste cour où s’alignent sous les vérandas étroites les innombrables portes des cellules 2 , les surveillants assis bien à l’ombre devisent gaiement entre eux tout en grillant des cigarettes. Ce service est le moins pénible. Il se borne à la surveillance des condamnés pendant la dernière heure de promenade et aux heures de la distribution des aliments. Ceux sont eux qui accompagnent les hommes qui doivent se rendre à l’infirmerie se faire panser, ou bien dans les locaux de la justice où on instruit leurs affaires. C’est en somme une promenade qui désennuie un peu. A l’infirmerie et dans les différents bureaux, on rencontre immanquablement des collègues alors on bavarde et le temps passe.

Les surveillants de l’autre portion du camp sont chargés eux aussi d’un service presque sédentaire qui consiste à faire faire des travaux de nettoyage, de vidange et des corvées d’eau. Deux surveillants sont spécialement chargés de la surveillance des cases, pendant que l’un se promène en flânant tout autour du baraquement, l’autre installé dans la guérite se livre aux délices de la lecture.

Il en est de même pour le surveillant chargé de l’anthropométrie. Ce dernier confortablement à son aise dans son local garni de casiers minuscules où dorment les fiches, et encombré d’appareils anthropométriques, se livre lui aussi aux plaisirs de la lecture en attendant les clients. Ses deux secrétaires s’adonnent pendant ce temps-là à une petite partie de belote. Ce service regorge de monde les jours seulement qui suivent l’arrivée d’un convoi. En temps ordinaires, il reçoit la visite de quelques condamnés inculpés d’un délit quelconque.

Tout à côté, dans le local attenant, c’est la cuisine. Tout autour des fourneaux en brique, les cuisiniers s’affairent. Dans des grandes cuves en tôle remplies d’eau bouillante, des fayots s’obstinent à ne pas vouloir cuire et des quartiers de viande achèvent de se racornir. Tous ces hommes, le torse nu et ruisselant de sueur sifflent, chantent, s’interpellent ou se chamaillent pendant que dans une pièce voisine d’autres découpent et pèsent les rations. Le surveillant chargé de la cuisine, une liste en main (p. 101) vérifie, pèse, repèse les denrées qu’on vient de lui apporter de la cambuse. Tout à côté, un Arabe actionne le volant du moulin à café. Un autre accroupi affûte des couteaux de boucher, et à la grande table qui occupe un angle près d’une fenêtre grillée, chargée de paperasse graisseuse, un transporté aligne des chiffres innombrables en colonnes serrées sur un registre immense. C’est le comptable. Des portes-clefs entrent et sortent, ils apportent des listes d’effectifs. Sur le pas de la porte, des hommes encombrés de leur barda attendent le moment de percevoir leurs vivres, ce sont des transportés qu’on expédie dans quelques camps aux environs. Des hommes lavent à grande eau, dans des baquets des tripes de bœufs infectes où adhèrent encore des morceaux de graisse qu’ils arrachent avec leurs doigts tout poisseux et le caniveau plein de déchets sanguinolents attirent des nuées d’urubus qui se disputent et se battent pour s’envoler ensuite lestés d’un morceau de charogne qu’ils vont dévorer là-haut sur le toit de la cuisine tous alignés comme des soldats à la parade.

Arrive le fourgon monté sur deux roues disloquées, traîné par deux buffles rebondis et paresseux, le conducteur hurle pour les faire avancer, le surveillant qui l’accompagne s’éponge le visage tout en sueur. C’est le chargé du ravitaillement, et ce qu’il apporte dans son fourgon, c’est le pain. Immédiatement des hommes quittent le lavage de leur tripaille de bœuf pour décharger le véhicule. Les boules de pain sont extraites de la caisse du fourgon, on les empile, on les compte. Il en manque, alors discussion entre les deux surveillants qui gesticulent à qui mieux mieux. Survient un porte-clef, il apporte des réclamations, certains hommes n’ont pas perçu leur ration complète et le chef de centre a pondu là-haut dans son bureau entre deux punchs une longue note où il est question de ration de viande, de pain et de café. Et puis surgit un autre porte-clef, celui-là vient s’enquérir de la part de la direction, si le chargé de la cuisine a établi son procès verbal au sujet d’un vol de légumes secs qui a eu lieu tout dernièrement à la cuisine et dont on n’a pas pu encore trouver l’auteur de ce larcin. Alors le chargé de la cuisine laisse éclater son indignation. Son dolman ouvert, tout en suant le casque en bataille, il gesticule, s’emporte. Ah ! Il en mare de ce boulot-là, les transportés, il s’en f…, ils n’ont qu’à tous crever de faim ! Cette racaille qui ne sert à rien qu’à empoisonner le pauvre monde…

Sur le pas de la porte, les hommes qui attendent toujours leur ration réglementaire avant leur départ, ricanent entre eux. Et l’un d’eux s’exclame : « sûrement, on va louper le dîner ! Et ma tante (p. 102) qui m’attend à la gare ! ». Ma tante, c’est le surveillant chargé de les escorter.

Les travaux des corvées à l’extérieur du camp à Saint-Laurent consistent à nettoyer les abords du camp et à désherber les rues de Saint-Laurent. On peut les voir tous les matins après le défilé de l’appel répartis dans les différents quartiers. Ici, rue de la République, deux ou trois corvées échelonnées sur les côtés de la chaussée arrachent des herbes folles. Les hommes accroupis, un morceau de fer pointu en main extirpent les racines tenaces de la terre durcie et à l’ombre bienfaisante d’un manguier, les surveillants devisent entre eux en grillant des cigarettes. Plus loin, dans les jardins de l’hôpital d’autres corvées débarrassent les plates-bandes des herbes dévorantes. Sur la chaussée de l’avenue Malouët, des hommes déambulent poussant et tirant des charrettes chargées de caisses et de matériels divers. Ce sont d’autres corvées qui déménagent un magasin quelconque. Et là-bas, derrière le marché, sur le chemin des concessions d’autres corvées réparent la voie du « taco ». Les hommes armés de pelles et de pioches déchaussent le balastre pendant que les surveillants font les cents pas, car là-bas, le terrain est dépourvu d’ombre. Et dame, on grille sous l’ardent soleil. Sur la route poudreuse et pleine de soleil qui fait mal aux yeux, défilent des libérés dépenaillés en quête d’une cigarette qu’ils vont mendier aux hommes qui travaillent, et des guimbardes toutes rafistolées traînées par des petits ânes qui trottinent allègrement. Alors des lazzis s’échangent entre les hommes des corvées qui réfectionnent la voie et ces passants hétéroclites. Certains arrêtent leur misérable attelage pour engager de longue conversation avec les hommes du chantier, ce sont d’anciens copains. Alors survient le surveillant qui met un terme à tous ces conciliabules et les charrettes s’ébranlent cahin-caha pendant que ces hommes reprennent leurs pelles et leurs pioches. Tout le monde a chaud. Les torses ruissellent de sueur, les surveillants, un mouchoir en main épongent comme des automates leurs visages moites. Sur la voie en réparation, circulent les lorrys sur lesquels d’autres surveillants assis sur le siège du véhicule cahotant s’en vont vers les camps ou bien (p. 103) inversement descendent à Saint-Laurent. Derrière eux, deux hommes montés sur la plate-forme et munis de longues perches en bambou ferré donnent l’impulsion au véhicule qui passe en trombe lancé à tout allure sur les rails qui grincent. Des bonjours bruyants s’échangent entre eux et les collègues plantés sur le bord de la route. Tout à coup, là-bas au tournant de la voie des coups de sifflet stridents, c’est le train. Les lorrys sont alors vite déraillés et rangés sur le bord de la voie. Une petite machine poussive halète péniblement, elle perd sa vapeur par tous ses joints où elle s’échappe en sifflant. Sur la petite plate-forme, le mécanicien et un surveillant inspectent la voie en avant. Elle traîne à sa remorque toute une longue file de plates-formes montées sur boggies chargées de piles de bois à brûler au sommet desquelles des hommes assis, les jambes pendantes, invectivent les copains qui bordent la voie comme une haie, appuyés sur le manche de leur pelle ou de leur pioche. Ce sont d’autres corvées qui sont allées à Saint-Jean ou au nouveau camp récupérer les stères de bois. Sur la plate-forme vide, la dernière de la file, les surveillants assis sur des vieilles caisses cassent tranquillement la croûte. A côté d’eux, un groupe d’hommes, les menottes aux mains et accroupis là, regardent d’un air las défiler le paysage, ce sont des évadés qu’on remonte à Saint-Laurent. Le porte-clef qui les accompagne, accroupi lui aussi les pieds reposant sur le tampon d’arrière du wagon, fume paisiblement. Le convoi passe dans le bruit de toute sa ferraille secouée. Sur la route embrumée maintenant de la fumée ocre de la machine asthmatique qui s’époumone là-bas au loin, les hommes reprennent leur tâche entre les traverses le dos courbé sous le soleil de feu.

 Accosté à l’appontement, un cargo trapu débarque sa cargaison. Sur le pont parmi le ronflement des treuils, les rumeurs et la cohue indescriptibles des débardeurs qui circulent et se croisent en se bousculant. Les surveillants s’efforcent de faire activer le déchargement. Là, se mêlent les hommes des corvées avec les libérés et ces derniers qui sont à la tâche invectivent les copains en bas dans la cale, qui eux n’attendant pas après leur salaire pour manger n’ont nullement l’intérêt de se presser d’avantage. Chaque palanquée (p. 104) dépose sur le plancher vermoulu de l’appontement des monticules de sacs de farine et de caisses que d’autres corvées empilent sur les plates-formes Decauville qui stationnent là tout exprès.

On remarque alors, que les surveillants qui commandent ces hommes sont armés en plus du revolver réglementaire, d’un mousqueton. On se demande pourquoi faire ? Hé bien ! C’est tout bonnement la corvée des « incos » (incorrigibles), les fortes têtes, et les surveillants qui les accompagnent sont choisis parmi ceux qui ont du cran. Les corses en particuliers qui ont toujours le mot magique pour décider les récalcitrants à travailler « marche ou crève » ? Sous le soleil de plomb, le torse nu couvert de poussière ou de farine où la sueur qui ruisselle laisse des traces humides, pendant des heures durant ces hommes entassent sur les wagons les sacs et les caisses sans arrêt. Pas la moindre pause. Quelque fois, un homme prend la liberté de s’asseoir épuisé. Tout aussitôt, un surveillant bondit sur lui : « allez, au travail ». Si l’homme s’obstine à ne pas bouger, on lui présente un canon de revolver sous le nez : « marche ou crève ». Et l’homme qui essayerait de se sauver en serait quitte pour recevoir un coup de carabine bien ajusté. C’est pourquoi il faut avoir du cran… Mais les condamnés le savent aussi, ils se tiennent à carreau.

Le surveillant ne doit faire usage de son arme que dans les cas de révolte ou d’évasion. Dans ce dernier cas, il doit faire des sommations au fuyard et si ce dernier n’en tient pas compte, tirer.

Combien de forçats ont été abattu pour des raisons futiles là-bas dans la brousse et au camp Charvein qui était à cette époque le camp des représailles où les hommes travaillaient tout nu en plein soleil, gardés par des brutes armés de carabines qui au moindre geste les abattaient comme les silhouettes d’une baraque foraine. Cette triste époque de l’histoire du bagne a passé heureusement et à l’heure actuelle, le bagne qui est loin d’être un lieu de relèvement a quand même aboli ces ignobles procédés qui étaient de véritables assassinats et qui n’étaient même pas réprimés et dont les auteurs jouissent à l’heure présente de leur retraite dans leur île d’origine ou bien se prélassent dans le bureau d’un centre quelconque, un galon en dents de scie autour des manches. Ils peuvent être fiers (p. 105) de leurs anciens exploits, il y a de quoi car rien n’est plus lâche que d’abattre un homme sans armes et dans de pareilles circonstances.

A Saint-Laurent, le service pour les surveillants débute dès l’aube à cinq heures trente. Tous se rendent à l’appel, sauf bien entendu ceux qui sont employés dans les bureaux des différents services : direction, magasin, justice, etc. Ceux-ci ne commencent leur journée qu’à sept heures, plus souvent sept heures trente. A dix heures quinze, les corvées doivent être rentrées au camp. A quatorze heures trente, second appel des condamnés et puis à dix sept heures toutes les corvées réintègrent le camp de nouveau et on procède à l’appel du soir. A dix sept heures trente, séance du rapport pour les surveillants rassemblés dans la salle de service où le capitaine d’arme désigne d’après la liste qu’il a dressée les noms des agents des différents services de nuit, il fait ensuite la lecture des mutations, des notes de service diverses et aussi celles des circulaires. On ne peut s’imaginer ce qu’on rédige de notes et de circulaires, plus ou moins explicites bien entendu à la « tentiaire » ! C’est donc là, dans cette salle entre le salon de coiffure et le bureau poussiéreux encombré de paperasse inutile du capitaine d’arme, que les agents apprennent sans joie leur changement de poste. Une simple petite note de quelques lignes de la direction vous expédie gentiment dans les postes malsains. Notamment à l’époque des relèves, les mutations affluent chaque jour davantage, et il est évident qu’à l’annonce de chaque mutation les réclamations pleuvent ainsi de toutes parts.

« Pourquoi moi ? Et un tel ? Il n’a jamais été dans les postes, lui ? 

-Et moi donc, j’en descends, il y a deux mois. Ma femme, mes gosses et moi, nous avons piqué la fièvre là-bas. C’est honteux, c’est toujours les mêmes. »

Un autre, embusqué à l’habillement et célibataire crie à qui veut l’entendre : « qu’il a des varices et qu’il ira voir le toubib. »

Et les commentaires vont bon train. Peu à peu, la salle se vide et devant le porche aux ventaux en tôle peints en noir, les épouses venues là attendre leur époux apprennent leur prochain départ pour les postes peu enviés. Alors, à leur tour, ces dames s’indignent et parlent d’aller toutes en cœur voir le commandant qui, hélas, n’y pourra rien faire, il faut que les notes s’exécutent. Finalement, tout cela s’apaise entre deux punchs qu’on déguste en famille chez un collègue.

(p. 106) Le service de nuit débute à vingt heures trente. Il se divise en deux factions, ceux qui prennent le service de vingt heures trente à une heure du matin et ceux qui prennent le service de une heure du matin à cinq heures trente.

Au camp, le service de nuit occupe trois postes, celui de la porte principale, des cases et des différents quartiers d’emprisonnement.

A la porte d’entrée principale c’est-à-dire la salle de service, un surveillant reste là en permanence, comme pendant le jour, pour recevoir les entrants s’il s’en présente. Il est secondé par deux portes-clefs dont l’un garde la poterne. Il est chargé aussi de faire réveiller bien avant l’aube et à des heures fixes sur une consigne spéciale, les cuisiniers, les vidangeurs qui assureront leur service et leur corvée sous la garde des portes-clefs désignés à l’avance et qu’on réveillera aussi et en ville, les surveillants qui doivent prendre leur service à une heure au deuxième tour. C’est le second porte-clef qui est chargé d’aller tambouriner aux portes des pavillons où logent les agents de service. Tout au fond du camp, dans le quartier des cases, un surveillant est chargé de faire des rondes autour des cases et de temps à autre tout autour du camp, comme l’indique la consigne délavée qui garnit le mur suintant de l’abri qui sert de poste.

Au service des prisons, un autre agent est lui également chargé, où il reste en permanence, des quartiers des punis de cellule, des libérés et des relégués. Deux portes-clefs lui sont aussi adjoints. S’il entend un bruit suspect émanant des cellules ou des blockhaus, il doit faire ouvrir immédiatement les portes pour constater ce qui s’y passe en ayant soin de se faire précéder du porte-clef.

C’est là qu’un jour, dans l’un des blockhaus, les hommes s’étaient avisés de percer le mur pour tenter de s’évader. Quand on s’en est aperçu, il était grand temps, la nuit d’après les condamnés prenaient la clef des champs.

Tout ce que je puis dire, c’est que ces quartiers ne sont pas précisément gais la nuit. La grande cour pleine d’ombre paraît encore plus sinistre. C’est là, sous les vérandas enténébrées que troublent seuls les ronflements des dormeurs allongés sur la planche de bois dur, derrière les portes massives d’énormes chauves-souris tournoient en poussant des cris aigus et de loin en loin des lucioles phosphorescentes décrivent mille tours en zigzaguant dans l’ombre où elles laissent des traces de phosphore. (p. 107) On marche doucement sur la pointe des pieds, on a peur de faire du bruit. Quelque fois, on heurte du pied un caillou qui vous paraît énorme, alors surpris, on reste là aux écoutes. Parfois, des coups sourds, espacés ou précipités résonnent doucement contre les murs d’une cellule. Quelques secondes s’écoulent et les mêmes bruits se reproduisent dans la cellule voisine. Ce sont les cellulaires qui correspondent entre eux au moyen de cet alphabet connu d’eux seuls. Alors on crie, « silence » et la voix résonne formidablement sous les étroites vérandas où les portes s’alignent comme autant de tombeaux où dorment des êtres vivants.

C’est dans un de ces coins sombres qu’un beau soir, un condamné, nommé Hespel avait été surpris par un porte-clef au moment où il allait escalader la toiture des cellules. Hespel pour se venger assassinait par la suite le porte-clef qui l’avait empêché de s’évader, crime qu’il paya de sa tête. Hespel avait été le bourreau de Saint-Laurent et le sort avait voulu que de bourreau, il devienne patient.

Les services extérieurs dont l’un consiste à garder la flottille de la « Tentiaire » à l’appontement, est assuré par un porte-clef et un agent, et l’autre à faire des rondes dans les rues de Saint-Laurent et les différents magasins de l’administration où des cahiers disposés là tout exprès servent à enregistrer les événements qui peuvent se produire et les signatures des surveillants de ronde.

Les surveillants célibataires ou ceux qui ont laissé leur famille en France vivent en popote à la gamelle comme on dit là-bas. Ce mess se trouve aménagé dans un vaste bâtiment à étages situé presque en face du camp à Saint-Laurent. Le rez-de-chaussée comprend la salle à manger commune, un magasin à vivres et des chambres qui ouvrent leurs portes sous une véranda circulaire. Le premier étage est lui aussi occupé par d’innombrables chambres qui s’alignent les unes à côté des autres sous la véranda circulaire. Derrière ce bâtiment, dans un vaste terrain herbeux s’élèvent alors les dépendances y compris la cuisine. Un transporté, « le garçon de famille » est chargé de l’entretien des locaux, et un autre assure le service du restaurant. Ces deux individus composent à eux deux le personnel de l’établissement. (p. 108) Il va sans dire qu’il est nécessaire pour ceux qui habitent là, de ne pas oublier de boucler soigneusement leur bagage après avoir eu soin d’y enfermer tous leurs objets personnels, car aucune garantie ne vient dédommager les vols qui peuvent se produire en l’absence des locataires. Quant au restaurant, ma fois, on y reçoit chaque jour des coups de « fusil ». Que voulez-vous, il faut bien que le gérant du mess arrondisse son magot et n’importe qui à sa place en ferait tout autant dans ce pays où presque tout le monde est dénué de tous scrupules.

Ceux qui vivent en famille ont une existence plus agréable. On n’est pas plus heureux que chez soi. A la Guyane, l’administration pénitentiaire loge ses agents dans de véritables taudis. Celui qui ne sait pas s’imagine que les surveillants habitent de jolis pavillons style banlieusard, avec jardins devant et derrière, aux allées sablées et bien entretenues et à l’intérieur des habitations des pièces reluisantes de propreté, bien aérées et meublées d’un mobilier approprié et confortable. Quelle illusion !

Le nouveau venu qui débarque avec sa famille est bien vite déçu. Tout d’abord, il ira avec sa femme et ses enfants faire un stage de quelques jours, là-bas à l’hôpital avant d’avoir une case. L’hôpital loge mais il ne nourrit pas, il faut donc aller à la gamelle encore avec femme et enfants et se faire « fusiller » par le gérant qui profite de ces occasions qui sont des aubaines. Car là-bas, la cohésion n’existe pas entre les agents, c’est d’ailleurs ce qui fait la mauvaise fortune de l’élément militaire à la « tentiaire » mais nous en reparlerons plus loin. Pour l’instant, il s’agit de loger notre nouvelle famille tout fraîchement débarquée et déjà désillusionnée par l’aspect des lieux et des procédés charmants avec lesquels on les a reçus.

Un beau matin, une corvée qui trimballe une charrette, s’en vient à l’hôpital prendre les bagages des nouveaux venus. Les hommes ont vite fait de caser malles et valises dans la carriole. Alors, la mère de famille toute heureuse enfin d’avoir un chez elle après une aussi longue attente, questionne les hommes : « est-ce que le logement est confortable ? Y a-t-il une grande cuisine ? Une buanderie où je pourrai faire ma lessive ? » Et les hommes de répondre ironiquement : « Ne vous en faites pas Madame, vous aurez tout ce qu’il vous faut ! ». Après avoir déambulé dans les rues de Saint-Laurent à la suite de la charrette que les hommes tirent et poussent nonchalamment, on arrive enfin, après de nombreux détours derrière (p. 109) le chevet de l’église. Un trou béant dans une palissade croulante sous la gauche, la guimbarde s’y engouffre, en franchissant le caniveau vaseux les roues font rejaillir une boue noirâtre et infecte 3 . Cette espèce d’impasse est bordée à gauche d’une longue bâtisse presque en ruine. Les hommes posent les brancards, c’est là. Ce n’est pas possible, ils se sont trompés ? Non ! Ils affirment que c’est bien là, d’ailleurs le commis préposé à la distribution des logements et du matériel est là aussi, le sourire aux lèvres un immense registre sous le bras. Devant soi se dresse une façade toute craquelée surmontée d’une toiture pourrie dont les bardeaux disjoints pendent lamentablement au-dessus du sol et menacent au moindre coup de vent de se laisser choir. Au premier étage, ci et là, des persiennes disjointes ne tenant que par miracle encadrent des ouvertures béantes où l’on distingue dans l’ombre des poutres vermoulues qui retiennent un plafond écaillé et noir de poussière.

Tout en ouvrant l’huis branlant où la serrure ne tient à l’intérieur que par une seule vis, le commis déclare sans rire que le logement a été réfectionné, il n’y a pas longtemps. Alors perplexe, on cherche mais vainement à savoir en quoi ces réparations ont pu être exécutées, nulles peintures rafraîchies, pas même la trace d’un ciment neuf. La pièce du rez-de-chaussée où on vient de pénétrer est sombre, les murs suintent l’humidité, il s’en exhale une odeur de moisi et de vieux matériaux. Adossé à l’une des parois, un vieux bahut tout disloqué que le commis toujours souriant appelle un buffet qu’il coche sur un livre d’inventaire comme tel, voisine avec des chaises boiteuses et dépaillées. Au milieu de la pièce trône une table branlante couverte de crasse et de tâches innommables. Dans un coin, un tas d’immondices sans nom où s’accumulent des bouteilles brisées, de la paille et des vieux papiers tout souillés. Ce sont les ordures du prédécesseur que celui-ci a laissé là dans la précipitation de son départ. Là-haut, des poutres transversales supportent le plancher disjoint du premier étage, à l’une d’elles au-dessus de la table pend un fil électrique aboutissant à une ampoule que surmonte un abat-jour en fer tout démaillé. Le commis fait faire aimablement le tour du propriétaire. Tout au fond de cet antre, un escalier aux marches usées donne accès à l’étage supérieur. Et là, dans une autre pièce, deux lits de fer rouges de rouille sur lesquels reposent des sommiers éventrés et des matelas qui perdent leurs crins par des (p. 110) déchirures béantes. Toute cette literie infecte est souillée de tâches d’urine et de noircissures. Une armoire démunie de serrure et dont le battant s’effondre quand on vient l’ouvrir occupe un des angles de cette chambre à coucher de miséreux. Tout à côté, une table de toilette jadis passée au ripolin blanc, surmontée d’une cuvette bosselée et démaillée à l’intérieur de laquelle trône un pot à eau percé veuf de son anse. Sous un des lits, un vase de nuit tout ébréché voisine avec des immondices oubliés là. Quelques chaises démantibulées achèvent de compléter le mobilier. Sur l’une d’elle des moustiquaires sales et toutes rapiécées sont jetées là pêle-mêle, le plancher de ce local est rugueux et mal joint. Quand on balaye, la poussière passe au travers des fentes et s’éparpillent dans la pièce au-dessous, et si par malheur on y répand de l’eau, cette dernière s’égoutte sur la tête de ceux qui se trouvent au rez-de-chaussée. Partout, dans les coins pendent des toiles d’araignées et partout sur le plancher des traces d’excréments de rongeurs indiquent clairement que le logement est infesté de rats.

Derrière cette bâtisse ignoble, une cour ou plutôt une espèce de couloir étroit, on trouve là des dépendances. Ici, dans une cahute toute noircie de fumée, c’est la cuisine. Le commis ouvre aimablement l’huis qui se compose d’une vieille persienne maintenant fermée au moyen d’un loquet en bois. A l’intérieur de ce réduit, un fourneau en briques disjointes en occupe un des angles, en face, vis-à-vis, une table rongée par les termites s’égraine en poussière si on a le malheur de s’appuyer un peu dessus. Le sol est parsemé de détritus et de morceaux de bois calcinés provenant du fourneau. Dans un coin, une grosse araignée velue tire se toile sans plus s’occuper des visiteurs qui la mine déconfite, explorent du regard sans oser entrer, le local infeste.

La visite terminée, le commis s’installe à la table crasseuse du rez-de-chaussée pour rédiger les inventaires grands comme des journaux, en double expédition naturellement. Après l’échange de signatures, voilà nos arrivants locataires de la « tentiaire ». Alors, on énumère les réparations à faire. Le broc fuit, le fourneau de la cuisine est disloqué, les matelas sont poussiéreux, etc. etc. Sous cette avalanche, le commis lève les bras au ciel : « Vous en demandez trop à la fois, on verra cela plus tard !». C’est-à-dire jamais. Et il s’en va sans plus, en vous souhaitant bonne chance.

(p. 111) J’ai cité ce logement entre tant d’autres qui sont identiquement pareils. Partout des habitations délabrées et infectes, partout le même matériel en ruine que ce soit à Saint-Laurent ou bien dans les camps, rien ne diffère. A la « tentiaire », on n’a aucune notion d’hygiène et c’est étonnant qu’il n’y ait pas des épidémies. Le service de Santé devrait tout au moins visiter ces locaux malsains, et obliger l’administration pénitentiaire à prendre des mesures sérieuses d’hygiène et à loger ses agents dans des habitations potables. Ne devrait-on pas, quand une famille quitte un logement assainir et désinfecter la literie et faire même les réparations nécessaires à l’entretien des immeubles ? Ne devrait-on pas, par exemple, remplacer tous ces mobiliers hors d’usage par du neuf ? Tout cela devrait être propre et entretenu. Les bâtiments trop anciens devraient être abattus de façon à construire à leur place des pavillons coquets et agréables à habiter. On ne peut s’imaginer en France, l’inertie qui existe en Guyane, c’est effrayant. Il y a beaucoup de bureaux, il y a aussi beaucoup de monde c’est ce qui sème peut être la confusion. Pour conclure, on ne fait rien, ce qu’on appelle rien pour améliorer le bien être des agents.

 

Le surveillant - La vie de camp

 

(p. 112) La vie de camp est différente à celle de la portion centrale à Saint-Laurent. Dans les camps importants le service ne diffère pas non plus de beaucoup avec celui de Saint-Laurent, comme à Saint-Jean et aux Malgaches qui sont les camps les plus importants. Les autres de moindre importance offrent aux surveillants le moyen de mener un séjour paisible, le service y étant des plus sommaire.

 

Saint-Louis et Saint-Maurice situés l’un à côté de l’autre 4 ne renferment que très peu de condamnés où les hommes travaillent à la tâche dans la forêt avoisinante où ils abattent le bois nécessaire pour leurs stères. Mais en revanche, si le service est moins chargé qu’à Saint-Laurent, les fièvres y règnent en maîtresse, c’est pourquoi beaucoup d’agents préfèrent résider à Saint-Laurent où la fièvre est relativement nulle. Evidemment, dans les camps, il y a beaucoup d’avantages. On peut y élever de la volaille dont on revend les œufs. On peut y élever des chèvres dont on profite du lait. On a le plaisir continuel de la chasse car la forêt abonde de gibier de toute espèce. Certains surveillants s’adonnent entièrement à ce plaisir qui en même temps rapporte gros. Généralement, le gibier abattu n’est pas comestible comme le singe, l’agoutis, le tatoue, le tapir et le jaguar, sorte da panthère qu’on appelle là-bas le « tigre d’Amérique ». Tous ces animaux ont un pelage merveilleux, et les peaux une fois préparées se vendent très chères. Il y a aussi des oiseaux aux plumages magnifiques et de toutes couleurs, entre autres des perroquets énormes à la longue queue pendante et soyeuse aux nuances variées. D’autres s’intéressent particulièrement à la recherche des bois d’essences rares, avec lesquels ils font fabriquer par les condamnés (p. 113) des cannes superbes en bois moucheté, en bois de fer et de « pane à coco ». Ces bois ont des teintes et des veinures du plus joli effet. Tout cela se vend aussi à bon prix, notamment en Europe. D’autres encore collectionnent des papillons. J’en ai vu qui avaient de forts jolis spécimens car là-bas la flore comme la faune regorge de merveilles. Celui qui ne craint pas les fièvres, et qui aime la brousse et la chasse, a tout avantages comme on le voit à être affecté dans un camp.

Le camp de Saint-Maurice est situé environ cinq kilomètres de Saint-Laurent. Ce camp est réputé pour être des plus malsains. On trouve à Saint-Maurice une rhumerie et une briqueterie appartenant évidemment à l’administration pénitentiaire. Il est entouré de savane et de brousse épaisse. Au sud-ouest s’étendent les concessions des libérés 5 qui dépendent du camp de Saint-Maurice qui est relié à Saint-Laurent par une voie Decauville. Il se compose de six cases surélevées du sol auxquelles on accède en montant un escalier formant perron. Elles sont construites moitié en briques et en torchis, et recouvertes en chaume. Elles sont réparties de chaque côté d’une allée centrale ombragée par de beaux arbres. Tout au fond, on trouve la cuisine des transportés et à l’autre extrémité de l’allée, à l’entrée du camp à gauche, une bâtisse vermoulue abrite les logements des surveillants au nombre de trois dont un surveillant chef. Je n’entre pas dans le détail des logements car il me faudrait refaire la description déjà faite précédemment. Tout en face s’élève une construction non moins délabrée qui elle, abrite deux machines à vapeur, deux chaudières et des presses à canne à sucre. Il va sans dire que ce matériel est dans un état déplorable et fonctionne on ne sait comment, par miracle probablement. Dans un hangar fermé, assez spacieux, les alambics reposent sur des socles en brique. Plus loin sur la route des concessions, sur un terrain dénudé, s’élèvent alors les fours à briques et des hangars de fortune sous lesquels des briques démoulées achèvent de sécher.

Saint-Maurice a donc sa petite industrie mais hélas, peu productive. La briqueterie ne fonctionne que par à coups, selon les besoins de la « tentiaire » et la rhumerie ne fabrique du rhum que deux fois par an. On écrase là les (p. 114) cannes à sucre cultivées dans les concessions environnantes. Ce travail d’une durée de huit jours occupe une corvée spéciale venue de Saint-Laurent et le rhum qu’on y extrait ne varie guère entre sept ou huit barriques. Heureusement qu’on fabrique du rhum à la Martinique ! Ce camp ne renferme guère plus de quatre vingt transportés qui sont employés dans la forêt où ils abattent du bois, à la briqueterie et sur la route des concessions que le camp est chargé d’entretenir.

Le service à Saint-Maurice est donc des plus restreints. Dès l’aube, les hommes sont rassemblés, on en fait l’appel, ils perçoivent ensuite leur quart de café et puis tous s’en vont à leur tâche quotidienne vers la forêt, la briqueterie et la route. A dix heures trente, les hommes rentrent pour la soupe et le second appel est à dix sept heures trente, soupe et appel.

(p. 115) Le seul souci des surveillants qui d’ailleurs est en somme une distraction et qui s’exécute à tour de rôle, c’est d’aller tous les matins à Saint-Laurent percevoir les vivres des hommes et des concessionnaires qui sont à la charge du camp de Saint-Maurice.

Alors donc, après l’appel matinal, assis sur la grande caisse à vivres, posée sur le lorry que véhiculent deux hommes armés de grandes perches en bambou, le surveillant déambule sur la voie du tortillard jusqu’à Saint-Laurent où un des pousseurs l’accompagnera dans les différents magasins de la cambuse. Après quoi, il a tout le loisir de faire ses propres courses et celles des collègues des camps. Bien souvent, il emmène se femme avec lui sur le lorry ce qui permet à cette dernière de faire ses emplettes elle-même.

Au retour, les vivres sont retirés de la grande caisse, pain, viande, légumes secs, graine, café et sucre, et les rations supplémentaires des travailleurs. Toutes ces denrées sont repesées à la cuisine et puis (p. 116) réparties car les concessionnaires perçoivent leurs vivres non préparées, on leur distribue tel que, ils confectionnent leur cuisine eux-mêmes.

Rien n’est plus cocasse que la distribution des vivres entre les concessionnaires. A l’ombre d’un énorme caoutchoutier, sur une vieille table aux planches racornies par l’humidité et le soleil, les denrées pesées globalement s’alignent en tas. Ici des haricots, là quelques oignons, à côté un paquet de viande sanguinolente ou des tripes infectes, et dans une vieille gamelle toute rouillée la graisse achève de fondre. Dans une boîte toute cabossée de petits-beurre Lu, le café et le sucre fraternisent.

Tout autour de cet étalage, les concessionnaires au nombre d’une vingtaine attendent que leur doyen, un vieil Arabe tout décharné aux allures de marabout se décide à faire le partage. D’une main sûre, il divise les fayots par petits paquets ensuite, c’est le tour de la viande qu’il débite avec un vieux couteau édenté. S’il en reste, il coupe le morceau en petits dés réguliers. Comme cela, pas de chicane, chacun aura du rabiot de bidoche. Et puis, c’est la graisse qu’il retire de la gamelle avec ses doigts crasseux qu’il laisse ensuite s’égoutter dans la vieille boîte de conserve que lui présente chaque individu. Le café et le sucre se voient diviser en petits tas d’égal volume. Restent les oignons ? C’est compliqué ! Quatre oignons pour vingt hommes ? Mais l’arbi ne perd pas le nord. Il les découpe en tranches d’égale grosseur, et je ne sais si c’est le coup d’œil mais le compte y est, et chacun ramasse sa tranche d’oignon.

Un surveillant assiste toujours à cette distribution originale dans le cas où il se produirait des altercations car comme partout ailleurs, il y a des grincheux qui ne trouvent jamais leur compte. Mais le plus souvent, cela se passe à l’amiable, et après quelques discussions sans importance, chacun s’en va contant.

Voilà donc à quoi se bornent les attributions des agents à Saint-Maurice agrémentées de la promenade réglementaire de chaque samedi, là-bas dans la forêt pour vérifier les stères de bois.

Saint-Maurice serait un camp en somme agréable si tout d’abord les agents y étaient mieux logés et ensuite s’il était plus salubre. Mais hélas ! Cette mauvaise fièvre tue les (p. 117) condamnés tout comme l’agent. Combien de familles ont quitté Saint-Laurent en excellente santé pour venir la ruiner à Saint-Maurice, et rien n’est plus pénible que de voir ces pauvres gens abattus par la terrible fièvre et réduits à un état pitoyable d’épuisement total, le visage pâle et défait ou bien jaune citron. Envoyer une femme et des enfants à Saint-Maurice, c’est les envoyer au suicide.

Sur la route des concessions toute embuée du brouillard matinal au travers duquel apparaît, là-bas à l’horizon le disque rougeâtre du soleil levant qui ressemble à un halot derrière le rideau de vapeurs que ces premiers rayons pompent de la savane bourbeuse et de la forêt toute humide. Un surveillant chaussé de souliers ferrés, les mollets emprisonnés dans des guêtres de cuir comme un marin, déambule vers la forêt. Il est armé de son revolver réglementaire et d’un fusil de chasse qu’il porte négligemment pendu à l’épaule. Il marche d’un pas allègre car il a quatre bons kilomètres pour se rendre de Saint-Maurice aux chantiers des hommes qui se trouvent disséminés un peu partout dans la forêt. Et aussi, c’est l’heure où on surprend le gibier. C’est l’heure où les singes macaques s’ébattent dans les ramures compliquées des tecks géants où sous les épaisses frondaisons sauvages des oiseaux chantent gaiement, où le tatoue cherche dans l’humus tiède et humide sa portion quotidienne de fourmis rouges qui viennent se prendre comme à la glu d’un piège sur sa longue langue gluante, où les lapins galopent dans les sous-bois enchevêtrés de lianes, où paradent des perroquets qui jacassent au-dessus d’eux. Sur les hautes branches, les perruches saluent bruyamment l’apparition de l’astre de lumière qui apporte la vie à toute cette flore et à toute cette faune sauvage qui tous les matins à pareil moment et depuis la création s’égaye et se pare comme pour une grande fête.

Malgré l’heure matinale, la route a déjà pris son aspect ordinaire. Dans le léger brouillard autour du levant, on devine dans l’enclos des concessions les toitures sombres des carbets 6 entourés de bananiers, des troupeaux de bœufs et des chèvres turbulentes s’acheminent vers des terrains herbeux. Partout des poules picotent la terre humide. Des coqs chantent et se répondent d’une basse-cour à l’autre. Ça et là des bruits d’outils recouvrent la terre, des hommes dont on distingue vaguement les silhouettes dans la brume chaude et humide (p. 118) se livrent à leurs travaux de culture. Devant la cantine 7 , des charrettes attelées d’ânes minuscules qui paisibles et l’air endormis attendent patiemment leurs propriétaires qui s’abreuvent de café chaud sous la charmille de ce cabaret cocasse à l’ombre de son oasis de cocotiers géants dont les cimes tout là-haut se confondent avec le brouillard malsain qui suinte de la terre qui transpire. Plus loin après une courbe, encore une cahute. Dans le fouillis de végétation qui l’environne des chiens jappent. A l’entrée de l’enclos composé de ronces gigantesques aux épines acérées, deux hommes discutent, l’un, le propriétaire du carbet sans doute, le torse nu chaussé de vieilles sandales gesticule, et l’autre qui l’écoute en hochant la tête et vêtu de misérables défroques, nus pieds, coiffé d’un chapeau de feutre troué couleur de boue. Il porte sur son épaule une longue canne en bambou au bout de laquelle se balance un filet aux mailles tressées avec soin et serrées, et il porte aussi en bandoulière, une canne en bois rafistolée avec du fil de fer. Cet individu, c’est un libéré qui se livre à la chasse aux papillons dont le produit de la vente lui permet de vivoter. Encore une courbe à gauche et le chemin s’efface tout à fait dans le chaos d’une végétation folle qui s’agrippe partout, c’est la lisière de la forêt.

On s’engage alors sur une sorte de piste que les hommes ont tracé au fur et à mesure de leur passage et que marquent les ornières profondes des charrettes à buffles venues là faire leur chargement de bûches. Bordé de hautes herbes, si hautes que parfois elles de rejoignent entre elles formant voûte, le sentier sinueux s’engage dans les broussailles épaisses et épineuses qui alternent avec les feuilles de bananier qui ressemblent à d'immenses éventails déployés. Au premier abord une crainte vous saisit, on ne sait pourquoi. L’enchevêtrement de toute cette folle végétation impénétrable et mystérieuse vous intimide. Plus on avance, plus la marche devient pénible et harassante. Il faut se courber pour passer sous les arceaux capricieux qu’on heurte avec le casque ou bien butant du pied contre les racines innombrables et traîtresses qui se tortillent sur le sol humide. Sous les ramures sauvages, les orchidées s’épanouissent dans l’humus des palmiers d’eau, lancent comme des pieuvres leurs tentacules épineux. Des fougères arborescentes enveloppent les pieds des tecks géants, des acajous et des camphriers aux troncs noueux (p. 119) couverts de lianes qui s’entremêlent comme des reptiles. La végétation est si dense que parfois la lumière parvient à peine jusqu’au sol où pourrissent toutes sortes de végétation d’où se dégagent des vapeurs qui sèment des fièvres et des nuées de moustiques non moins dangereux. Cet ensemble grandiose de la forêt équatoriale est imposant et impressionnant.

C’est avec mille difficultés à travers cette végétation qui semble vouloir vous emprisonner qu’on arrive dans une sorte de clairière. Dans le chaos des herbes sauvages et des palmiers nains, pointent ci et là le sommet d’énormes taupinières desquelles s’échappe une légère fumée bleuâtre.

Là, deux Arabes fabriquent du charbon de bois. Les deux hommes accroupis sont occupés à tirer des morceaux de bois calcinés d’une taupinière qu’ils viennent d’éventrer, ils vous saluent au passage : « Bonjour chef », « Bonjour » et on pénètre à nouveau dans la forêt. La clairière vous a permis de respirer un peu et de vous éponger car il fait horriblement chaud dans ces sous-bois inextricables. On repart donc à la recherche des chantiers dont on entend par instant les coups sourds, dans ces lieux sans écho, des cognées qui s’abattent à tour de bras sur les troncs noueux. (p. 120) On avance maintenant encore plus péniblement entre les arbres énormes aux racines monstrueuses qui après avoir bouleversé le sol, rejaillissent vers la cime des arbres où elles se soudent aux ramures et aux branches noueuses non moins impétueuses d’où les rejets pendants viennent se souder aux racines ne formant ainsi qu’un enchevêtrement compliqué à travers lequel il est impossible de se frayer un passage où des lianes sans fin courent partout comme un écheveau dévidé et emmêlé qui embrasse les troncs géants en les couvrant entièrement de leurs larges feuilles. Parfois, on traverse une oasis de bambous noyée dans ce chaos. On dirait des tuyaux d’orgue serrés les uns contre les autres entre lesquels des araignées horribles tissent leur toile. On enfonce au fur et à mesure qu’on avance dans un fumier de feuilles pourries qui parfois atteint plusieurs mètres d’épaisseur d’où se dégage une odeur fétide. Aux cimes les touffes se confondent entre elles, ci et là une trouée laisse voir un coin de ciel, et laisse pénétrer un rayon de soleil éblouissant qui vient caresser le sol humide où grouillent toutes espèces d’insectes et où bourdonnent de myriades de moustiques.

C’est dans ce décor sauvage de la nature toute puissante, entre les combats incessants de cette végétation de toutes les espèces pleine de sève irrésistible où chacun de ces hôtes monstrueux abuse de sa force pour accroître plus à son aise en broyant entre eux et en étouffant de leur manne imposante les autres végétaux qui eux aussi s’agrippent partout et dont le besoin de vivre et d’évoluer obligent à s’entremêler les uns aux autres, que les condamnés, cognée en main abattent chaque jour leur stère de bois dans cette atmosphère pestilentielle et mortelle.

Dans un espace dégagé, les stères s’alignent les uns à côté des autres. Le surveillant les compte et inscrit leur nombre sur un carton où figure le nom de l’homme et son matricule. Et puis, tout en tiraillant sur les oiseaux innombrables qui s’ébattent partout ou bien sur les singes qui gambadent sur les hautes branches en poussant des cris aigus, il s’en va, perdu dans ces lieux chaotiques se frayant un passage entre les lianes vers d’autres chantiers.

Harassé, tout suant et dévoré par les poux d’agoutis 8 qui pénètrent partout et sous la peau où ils occasionnent des cloques et des démangeaisons inacceptables. Le surveillant rentre au camp (p. 121) bon pour un accès de fièvre qui le tiendra plusieurs jours sous la moustiquaire.

Les autres camps plus importants qui renferment  un plus grand nombre de transportés sont régis par les mêmes règlements que le camp de la portion centrale à Saint-Laurent. Ils sont aussi pourvus de locaux disciplinaires où la rigueur du régime cellulaire ne diffère en rien avec celui de Saint-Laurent. Chaque matin les corvées s’en vont régulièrement sur leurs chantiers respectifs, accompagnées de leur surveillant et de leur porte-clef. Elles exécutent des travaux beaucoup plus pénibles que celles de Saint-Laurent qui, paisiblement arrachent les mauvaises herbes de la rue de la République ou bien sur les plates-bandes de l’hôpital où les surveillants ont tout le loisir de griller des cigarettes bien à l’ombre protecteur des manguiers charitables qui bordent cette voie et les jardins de l’hôpital. Il en est tout autrement au camp des Malgaches et à Saint-Jean où dès l’aube, bien souvent en quittant le service de nuit aux prisons ou au camps, le surveillant est astreint d’accompagner ses hommes dans la savane en cours de débroussaillement où il est obligé de rester là pour les garder. Ah ! ! Ce n’est pas drôle de séjourner sous le soleil de feu qui vous tombe d’aplomb sur les épaules dont on sent à travers les légers vêtements de toile la rude caresse qui vous cuit la peau. Point d’ombre pour se mettre à l’abri dans l’immense savane semée d’herbes folles et d’arbustes rabougris. Une vraie forêt vierge en miniature, d’où émergent des termitières aussi hautes que la taille d’un homme et des fourmilières non moins volumineuses où grouillent des fourmis rouges voraces et cruelles. Cette végétation de palmiers d’eau et de palétuviers cache traîtreusement sous leurs frondaisons des bourbiers vaseux, véritables cloaques d’eau croupissante où macèrent des végétaux qui pourrissent et d’où exhalent des odeurs infectes de pourriture et des moustiques sans nombre. Parfois, le sol est tout craquelé, et cette couche de boue verdâtre toute fendillée dissimule une voie épaisse de plusieurs mètres de profondeur. Malheur à l’homme isolé qui échouerait dans ces marais ! Il périrait sans espoir de secours aucun. Les hommes armés de serpe et de hachette piétinent dans ces bourbiers où parfois ils enfoncent jusqu’aux cuisses maniant la serpe et la hachette. Autour d’eux, la brousse se dégarnit avec lenteur. D’autres rassemblent (p. 122) en tas les herbes et les arbustes noueux et souples comme des lianes, et ils y mettent le feu qui pétille en dégageant une fumée acre. En somme, ce débroussaillement ne sert à rien, là où on est passé, quinze jours après, c’est à recommencer. Les palétuviers et les herbes aquatiques ont tout envahi à nouveau, au sens propre ces travaux qu’on fait exécuter aux condamnés sont absolument ridicules et ne servent à rien, ce qu’il faudrait faire c’est combler les savanes qui avoisinent les camps de façon à surélever le terrain ce qui permettrait d’y établir des cultures et assainirait un peu ces contrées insalubres. Mais on n’a pas compris cela à la « tentiaire » où les esprits sont obtus. Les condamnés doivent expier leur crime dans la vase des marais en y arrachant les mauvaises herbes ce qui n’a rien d’utile à la prospérité de la colonie.

En attendant, le surveillant et le porte-clef, plantés tout deux sur un coin de terrain un peu plus solide, qui tremble sous les pas, invectivent les hommes qui las de patauger dans le bourbier, abandonnent leur travail harassant de bête qui les tue. Sous la menace des punitions, ils reprennent une tâche de galérien avec les gestes découragés, car ils savent bien, eux aussi, qu’ils ne font rien d’utile dans cette boue infecte qui les enlise.

Et puis, les jours où les surveillants accompagnent leur corvée sous les averses diluviennes à la saison des pluies, trempés jusqu’à la moelle des os, souillés de boue. Aussi les agents sont en proie à de continuels accès de fièvre. Chaque jour, eux aussi ils s’empoisonnent le sang dans ces régions malsaines qui absorbent la santé des plus robustes.

Et ceux qui parcourent la brousse armés de carabines et flanqués de portes-clefs à la recherche des évadés, « les chasseurs d’hommes » comme on les appelle là bas, ou bien sur le Maroni où ils séjournent quelquefois plusieurs jours de file dans leur canot ne mangent pour tout aliment que des vivres de conserves. Et les longues heures d’affût dans la nuit équatoriale, camouflés dans les criques sauvages qui bordent les rivières osseuses pour guetter les évadés qu’on sait quelque part par là et qui doivent passer à proximité des « chasseurs d’hommes » pour atteindre la haute brousse où on trouve les places d’or. Parfois les évadés sont eux aussi munis de fusils volés on ne sait où, et ces hommes sont prêts à tout « la vie ou la mort », ils se défendent âprement. Combien de surveillants ont été tirés dans ces embuscades nocturnes. Evidemment, (p. 123) ils perçoivent une prime. Oh ! Pas grand-chose. Dix francs par homme capturé, ils sont au surplus exempts de tout service. Aller chercher les fièvres dans ces contrées insalubres et risquer de se faire trouer la peau pour dix francs, c’est vraiment dérisoire. Et pourtant, on trouve des agents volontaires pour remplir ces fonctions de « chasseurs d’hommes ». En somme, c’est un peu un sport comme un autre mais qui est plus dangereux voilà tout.

L’hôpital militaire qui limite l’extrémité de la rue de la République se compose de deux parties : celle de la transportation et celle du personnel. Cette dernière située en bordure de la rue de la République est dotée de deux vastes pavillons à étages entourés de vérandas circulaires qui s’élèvent au milieu d’un vaste quadrilatère 9 aménagé en jardins d’agrément. Le pavillon de droite en entrant est réservé aux agents et fonctionnaires divers, celui de gauche est réservé aux femmes et aux enfants. Le rez-de-chaussée de chaque pavillon est utilisé pour les besoins des différents services, bureaux, pharmacie et les cabinets des médecins traitants. Les étages supérieurs sont divisés en salles assez spacieuses où s’alignent les lits des malades.

Ce n’est vraiment pas gai, une visite à l’hôpital de Saint-Laurent qui regorge presque toujours de fiévreux. Dans le décor banal des chambres aux parois passées à la chaux, les fiévreux allongés sous les couvertures des lits étroits grelottent. Tous ont la tenue pénale, les traits tirés et presque décomposés chez certains. Des bilieux vomissent lamentablement et d’autres perclus de rhumatismes gémissent sans discontinuer sur leur lit de souffrance. Ci et là des infirmiers armés de seringues injectent dans la chair de ces corps pantelants la quinine bienfaisante qui calme un moment les accès violents. Les petits guéridons en fer disposés à chaque tête de lit débordent de fioles de médicaments divers parés d’étiquettes multicolores d’où s’exhalent des odeurs fortes d’éther et d’autres produits pharmaceutiques qui empestent l’atmosphère.

Il arrive fréquemment que parmi les agents qui gémissent là, certains ont leur famille toute entière dans le pavillon d’en face où la femme et les enfants, sont eux aussi enfouis avec les couvertures grelottants en proie aux mêmes symptômes de la fièvre débilitante car il n’est pas rare de voir entrer à l’hôpital des familles entières. Rien n’est plus pénible (p. 124) que de voir ces pauvres femmes, rongées par l’anémie d’une maigreur extrême, les yeux fiévreux, le visage pâle ou jaune, les joues creuses et si faibles à ne pas pouvoir se tenir sur leurs jambes qui « flageolent », Et les enfants qui n’ont même plus la force de jouer ont eux aussi le teint palot et les yeux cerclés de bistre. On a là sous les yeux les victimes des postes de l’inepte « tentiaire ». Tous ces gens ont contracté ces terribles fièvres qui dépriment dans les camps malsains du bagne. Beaucoup d’entre eux ont le sang vicié par les longs séjours dans ce pays terrible gardant pour toute leur vie les bacilles latents de ces fièvres tenaces.

Combien de convois funèbres ont défilé devant la grille de cet hôpital maudit, et combien de fois aussi pendant qu’on conduisait l’époux défunt là bas, au cimetière des bambous, 10  l’épouse grelottante sur un lit d’hôpital ignorait encore le grand malheur qui la frappait.

Fréquemment, le service médical envoie les familles trop éprouvées par les fièvres aux îles du Salut où leur santé s’améliore. Mais gare au jour où les besoins du service les rappellent à la Grande Terre, les fièvres reviennent plus tenaces, plus affaiblissantes. Il n’y a plus alors qu’un seul remède, le congé et la France.

 

Le surveillant - Aux îles


 (p. 125) Les surveillants affectés aux îles du Salut ont l’avantage d’abord de bénéficier du climat qui est sain et en second lieu du service qui est tout à fait restreint. Aux îles du Salut comme nous l’avons déjà vu, point de savanes à débroussailler, point de promenades sur les chantiers dans la forêt malsaine. Les corvées tout autour de Royale qui consiste à ramasser les noix de coco sèches et à les jeter à la mer, ou bien le ramassage des bois morts qu’on rassemble en tas pour y mettre le feu, n’ont rien de bien pénible pour les internés et les agents qui les surveillent.

Aux îles, les santés les plus chancelantes se retrempent sous les effets bienfaisants de la brise qui souffle continuellement du large. Les femmes et les enfants reprennent peu à peu leur teint primitif. Quant à l’existence elle est plutôt monotone. On peut dire aux îles que les jours se suivent et se ressemblent, tant les occupations ne changent guère. Ce qu’on a fait hier, on le refait aujourd’hui et on le refera demain. Point de dimanche ou de jours fériés. Si on n’avait pas de calendrier, on serait tout comme Robinson Crusoé et son fidèle « Vendredi » sur leur île sauvage.

Le personnel loge avec leur famille dans des pavillons réservés tout exprès pour eux. Ces logements dont certains sont assez spacieux ne seraient pas mal du tout s’ils étaient réparés et entretenus comme il le fallait. Mais comme partout au bagne, il règne aux îles la même incurie pour les logements et le matériel mobilier ne diffère en rien de celui de Saint-Laurent et de ses camps. L’agent quitte un taudis pour en prendre un autre. Et pourtant ce n’est pas les ouvriers qui manquent parmi la population pénale qui regorge d’individus (p. 126) dont les professions cadreraient tout juste pour réfectionner, ou au besoin construire du neuf.

La plupart des constructions qui s’élèvent aux îles datent de 1859, à cette époque le bagne était régi par la marine de guerre et les bâtiments qu’elle y a élevés sont solidement construits et assez bien agencés. Mais toutes ces battisses n’ont jamais été réparées ou si peu que ce n’est pas la peine d’en parler.

Un beau jour, un surveillant chargé des travaux aux îles eut l’idée de changer les tôles ondulées de la toiture de l’hôpital qui en avait sérieusement besoin. Rongées par la rouille et crevées en maints endroits, elles laissaient passer la pluie des averses à l’intérieur des locaux où elle formait de véritables étangs sur les planches qu’elle pourrissait.

Alors donc, notre (p. 127) chargé de travaux qui n’avait très certainement jamais entrepris un pareil travail, fait enlever les tôles rouillées pour les remplacer par des neuves. Mais soit l’incapacité technique du surveillant ou le sabotage de la part des hommes, il pleut toujours à l’intérieur de l’hôpital où les eaux s’égouttent de partout tout comme auparavant. Ce qui oblige nécessairement tous les malades qui y séjournent à la saison des pluies d’avoir constamment leur parapluie avec eux, tout comme les habitants de la baraque de Fort Tarascon.

Comme on vient de le constater, on ne répare jamais, mais si par hasard on répare, les réparations sont mal exécutées, c’est absolument comme si on n’avait rien fait. On gâche des matériaux, c’est là tout le bénéfice.

Les pavillons habités par le personnel sont agrémentés par une cour ou un jardinet attenant, ce qui permet aux occupants d’y élever des appentis qui abritent la basse-cour et les chèvres. Les poules donnent leurs œufs et les chèvres le lait, chaque matin ces dernières s’en vont brouter sur le mamelon au plateau sud l’herbe rare qui pousse comme à regret à l’ombre des cocotiers, sous la garde d’un berger bénévole. Ce genre d’élevage est une occupation constante pour la ménagère qui habite les îles et cela permet ainsi d’améliorer de temps à autre l’ordinaire du ménage. Rien n’est plus agréable que de s’offrir un poulet de grain et un chevreau dont la chair change un peu avec celle du bœuf vénézuélien.

A la saison des pluies, deux fois par semaine, le garçon de famille s’en va à la distribution de légumes, là-bas aux cultures maraîchères où un surveillant, « le chargé des cultures » liste en main, fait la répartition des maigres légumes qu’on vient d’arracher de la terre toute chaude. Point n’est besoin d’emporter de panier pour faire cette provision, les poches du garçon de famille suffisent quand on saura que chaque ménage a droit à une seule carotte grosse comme le petit doigt, un poireau de la grosseur d’une allumette et d’un choux gros comme le poing ou bien encore d’un laitue toute minuscule et mal venue. Ces légumes ne sont pas distribués gratuitement comme on pourrait le croire, pour y avoir droit il faut au préalable verser six francs mensuellement à l’administration pénitentiaire et un décret du gouverneur édicte le nombre de légumes à distribuer à chaque abonné. On avouera que c’est (p. 128) une véritable tarasconnade. Est-ce le métier d’un gouverneur de s’occuper de la distribution des légumes ? Probablement que Mr le gouverneur de la Guyane française est sans doute un ancien jardinier administratif. Il y a certainement autre chose à faire de plus urgent à Cayenne que la répartition des denrées maraîchères à Royale.

Les ménages qui ont des enfants en âge d’aller à l’école les envoient sur l’esplanade où l’école est installée dans la chapelle grande comme un mouchoir de poche. Car il va sans dire que l’administration pénitentiaire n’a pas prévu cet aléa : l’instruction de la progéniture de son personnel aux îles où aucun local n’est disponible à cet effet, sauf la chapelle bien entendu.

Ce petit édifice avait été construit autrefois à l’usage pieux des religieuses des missions qui habitaient les îles dont il reste quelques vestiges de leur occupation, notamment un cimetière situé en contrebas de l’hôpital du personnel qui renferme les tombes des bonnes sœurs décédées provenant de cette congrégation maintenant à Cayenne.

A l’intérieur de ce local, sombre et suintant l’humidité, les enfants sont installés tant bien que mal sur les bancs de fortune sans pupitre. Dans un angle, un tableau noir achève de meubler cette salle d’école tout à fait sommaire où une négresse rondouillarde dont le teint rivalise avec la couleur noire du tableau et dont la connaissance du français se borne au plus élémentairement possible, enseigne aux enfants dans son affreux jargon, les principes de la langue française.

Il va s’en dire que l’école ne fonctionne pas tous les jours, car il arrive fréquemment que la négresse surmenée par ces séances s’octroie de temps à autre des repos prolongés. Madame l’institutrice est fatiguée ! Fatiguée comme tous les gens de sa race à qui le moindre effort est un supplice, particulièrement le travail. En attendant, elle encaisse les bons services de la « tentiaire » qui elle se soucie peu des élèves.

Le service des surveillants aux îles se divise en trois catégories : ceux qui sont affectés à Royale, au service du camp qui comprend, le quartier des cases, des prisons, de l’hôpital du personnel et des internés, des cuisines, des canotiers et des travaux, ceux qui sont affectés à Saint-Joseph au service spécial de la réclusion et enfin ceux qui habitent l’île du Diable avec les déportés politiques.

(p. 129) Les îles sont administrées par un commandant auquel il est adjoint deux surveillants-chefs dont l’un est à la tête du service du centre, et l’autre est chargé de la bureaucratie et de la comptabilité administrative.

Comme nous l’avons déjà vu, le quartier des cases à Royale comprend deux longues bâtisses recouvertes aux tôles ondulées qui enserrent une cour intérieure fermée au sud par un mur et limitée à l’autre extrémité par un bâtiment transversal où se trouvent aménagés la cuisine du camp et le poste de surveillance dont les portes s’ouvrent directement sous le porche donnant accès de l’extérieur à la cour des cases. 11

Pendant le jour un surveillant occupe ce poste en permanence auquel il est adjoint un porte-clef de service, comme à Saint-Laurent à la porte principale du camp de la transportation. Ce (p. 130) surveillant tout comme à Saint-Laurent est adjoint lui aussi au capitaine d’armes. Il est chargé de la discipline et de faire fouiller les entrants et les sortants. Ce poste n’est pas à dédaigner. Bien à l’ombre pendant tout le jour où on a tout le loisir de se livrer à la lecture ou bien de bavarder avec le collègue d’en face, « le chargé des cuisines ».

La cuisine est un local rectangulaire assez spacieux occupé au centre par un immense fourneau en briques sur lequel des chaudrons énormes et ventrus fraternisent avec le percolateur de café, sorte de chaudière en fer blanc toute cabossée et culottée. Sous le robinet de cuivre qui laisse échapper à intervalle régulier une goutte de liquide brunâtre se trouve placé un petit tonnelet en bois à moitié plein de café dans lequel tour à tour les cuisiniers viennent puiser un quart de jus pour calmer leur soif ardente occasionnée par la chaleur d’enfer qui règne dans ce local. Tout à côté dans une petite pièce attenante, c’est le magasin aux réserves pourvu d’une bascule et encombré de caisses contenant un peu de tout. Tout près d’une des fenêtres grillées donnant sur la cour intérieure, un baquet plein d’eau chaude posé sur des vieux murs sert de boisson hygiénique qu’on vend deux sous le quart à celui qui veut se désaltérer. De temps à autre, un homme présente son gobelet entre les barreaux de la fenêtre, on lui remplit son quart après avoir perçu les deux marquès que le cuistot jette dans une boite disposée là à cet effet. La vente de cette boisson est autorisée, c’est le bénéfice des cuistots qui se partagent la recette toutes les semaines.

Sous le porche règne une animation perpétuelle d’hommes qui sortent et qui rentrent, l’un vient chercher une pelle, un autre une pioche ou un balai. Des comptables circulent un registre sous le bras, pendant que les libérés de la réclusion et venant de Saint-Joseph installent sur le sol poudreux du porche tout leur barda, mélange hétéroclite de toiles de hamacs, de vieilles couvertures, de gamelles rouillées, de gobelets et d’autres objets divers. Le surveillant et le porte-clef de service se livrent alors à la fouille en commençant par les vêtements des hommes. Les poches sont retournées et vidées de leur contenus et les moindres plis des treillis sont soigneusement examinés, car quelquefois ils dissimulent un couteau qui est aussitôt confisqué. Des portes-clefs se poursuivent en courant et en brayant et se livrent aux plaisirs de la lutte devant le porche, à celui qui couchera l’autre sur le sol pendant que d’autres forment le cercle (p. 131) tout autour des lutteurs qui se roulent dans la poussière. Si c’est le matin, les vidangeurs passent et repassent avec leurs tinettes pleines ou vides. Et puis c’est le baquet d’eau potable véhiculé par ces deux buffles paresseux que conduit le fameux Motillon assis à califourchon sur l’unique brancard au baquet. Ci et là, des malades s’en vont clopinant à la visite médicale. Après la corvée de Motillon, c’est le tour de la charrette à bois, qui apporte le combustible pour alimenter les fourneaux de la cuisine. Et puis enfin, c’est la rentrée des corvées, les hommes défilent un par un devant le porte-clef qui les fouille pendant que les surveillants envahissent le poste pour attendre en bavardant à l’ombre l’heure de l’appel.

C’est aussi sous ce porche que deux fois par semaine, le mercredi et le samedi qu’on distribue aux internés leur ration de vin. Sur le pas de la porte de la cuisine le surveillant liste en main (p. 132) coche le nom de chaque homme qui se présente à la distribution pendant qu’un porte-clef armé d’une louche confectionnée avec une boîte de lait condensé vide et contenant juste un quart réglementaire puise tour à tour dans un baquet rempli de pinard. Un par un, les hommes défilent devant lui tenant à la main leur gobelet de fer battu. D’autres surveillants assistent à cette distribution pour maintenir l’ordre et obliger les hommes à absorber sur place leur ration de vin qui ne doivent sous aucun prétexte emporter dans les cases.

Le service des prisons est assuré par un seul surveillant secondé par deux portes-clefs. Tout comme à Saint-Laurent les cellulaires ne sortent que deux fois par jour de leur étroit cachot, une demi heure le matin (p. 133) et une demi-heure le soir.

Certains purgent là les punitions infligées par la commission disciplinaire qui se réunit une fois par mois sous la présidence du commandant des îles. Elle se compose d’un surveillant-chef, d’un commis et de deux autres surveillants dont un première classe. D’autres en prévention attendent leur comparution devant le tribunal maritime spécial à Saint-Laurent. La plupart de ces internés se sont rendus coupables de vol et de coups et blessures.

Toutes les affaires judiciaires des délits commis aux îles sont instruites à Royale où siège un service d’instruction qui se compose d’un surveillant-chef ou à défaut d’un commis qui fait fonction de substitut et d’un surveillant adjoint comme greffier.

Les hôpitaux du personnel et des internés ont aussi chacun leur surveillant chargé de la discipline et de l’entretien des locaux.

(p. 134) Le service du port est assuré par un surveillant de première classe auquel il est adjoint deux autres agents de grade inférieur. Ce personnel « les canotiers » comme on les appelle aux îles logent au quai tout au bord de la mer où se trouvent amarrées les embarcations de l’administration pénitentiaire dont une dizaine d’hommes et un porte-clef composent tout l’équipage qui logent eux aussi au rez-de-chaussée du bâtiment habité par les surveillants. 12

Les canotiers ont un service tout à fait indépendant. Ce sont eux qui font la navette entre les îles de Saint-Joseph et du Diable. A Saint-Joseph, ils vont conduire et chercher les réclusionnaires, porter les vivres et le courrier. A chaque arrivée du courrier, du Mana et des cargos qui accostent au ponton ce sont eux qui chargent ou déchargent les marchandises aidés par une corvée mise à leur disposition. Leur service fonctionne donc de jour comme de nuit car les bateaux arrivent ou partent à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, ce sont eux aussi qui mouillent les cadavres des internés décédés.
 

Leurs embarcations sont longues, larges et rapidement construites. Elles sont munies de bancs transversaux et (p. 135) peuvent prendre à leur bord une quinzaine d’hommes y compris l’équipage de six rameurs.

Souvent, on les voit au large, ballottées comme un bouchon, tantôt à la crête des vagues, tantôt entre les rouleaux où il semble qu’elles vont s’engloutir. Quelquefois le canot embarque des paquets de mer qui aspergent tous les occupants d’eau salée. A l’avant, un surveillant est posté en vigie et à l’arrière un autre tient la barre pendant que les hommes penchés sur leur aviron « souquent ferme » avec, ensemble. Si le surveillant qui tient la barre est un novice, l’embarcation risque de se retourner. Il s’agit donc de savoir prendre les rouleaux toujours de face et éviter de les prendre de flanc.

Tout à côté du logement des canotiers s’élève le magasin à farine et la boulangerie qui elle aussi a son surveillant.

Dans ce vaste local se trouvent installés les fours construits en briques nécessaires à la cuisson du pain et des pétrins où des hommes, le torse nu, préparent la pâte que d’autres répartissent ensuite dans des petits paniers de bambou.

Derrière la boulangerie, sur la route circulaire, on trouve les fameux travaux.

Dans une sorte d’enclos croulant s’élève l’habitation du surveillant chargé du service et un hangar qui abrite un atelier où s’entassent pêle-mêle toutes espèces de démolitions hétéroclites. Ci et là des tonneaux de chaux vive et des baquets de chaux éteinte et colorée voisinent avec une pile de tôles ondulées, des vieux meubles, des chariots démantibulés et des tas de briques recouverts d’une épaisseur respectable de végétations variées. A l’ombre du hangar, un homme accroupi, marteau et poinçon en main fabrique une écumoire dans un vieux morceau de tôle pour la cuisine du Cdt. Tout à côté de lui, un autre à un établi vermoulu, rabote une planche qui a vaguement la forme d’une planche à laver destinée à quelque ménagère. Un peu plus loin, assis et adossé à la pile de tôles ondulées, un serrurier répare les fermetures d’une grande malle sur l’étiquette fixée sur le couvercle, on lit : « P… surveillant chef – îles du Salut ». Des hommes rentrent et sortent de l’enclos emportant avec eux des touques pleines de chaux teintée en rose. Ils s’en vont par là, quelque part badigeonner un mur. Dans un coin, sous un petit appentis, un forgeron et son aide rafistolent un vieux chaudron. Sur un foyer de la petite forge (p. 136) portative, trône une bassine dans laquelle mijote un ragoût se composant de viande et de haricots. Tout à côté d’eux, un porte-clef sculpte au moyen d’un fer rouge un gourdin de bois dur qui lui sert de canne pendant qu’un autre accroupi s’escrime à souder une vieille lampe tempête qui fuit de partout.

Enfin il n’y a rien à dire, les hommes sont occupés, ils font leur boulot. Le surveillant lui, il parcourt (p. 137) les logements son double-mètre en mains, il prend des mesures qu’il inscrit sur son carnet.

C’est avec joie qu’on voit arriver chez soi le chargé de travaux qui a toujours le sourire aux lèvres et de bonnes paroles consolantes. On va donc réparer, enfin ? Mais non ! Le chargé des travaux vient tout simplement voir les réparations à exécuter pour les inscrire sur son inséparable carnet à seule fin de le passer en héritage à son successeur comme cela est de règle aux îles du Salut.
 

A Saint-Joseph, les réclusionnaires vivent isolément dans leur cellule où ils travaillent à la confection des balais qu’ils fabriquent avec des herbes sèches. Aussi le service est des plus restreint et les surveillants qui y sont affectés ne s’en plaignent nullement.

Leurs logements s’élèvent ainsi comme à Royale sur un plateau qui domine la mer de tout côté, il est sans cesse balayé par les vents violents qui viennent du Sud ce qui est préjudiciable à ceux qui ont les bronches sensibles.

Quant aux deux surveillants qui habitent l’île du Diable, leur service se borne à la plus simple expression. Il consiste à distribuer les vivres qu’ils reçoivent de Royale tous les matins par le câble aérien et à recevoir les réclamations des déportés politiques qu’ils transmettent par la même voie au Cdt des îles.

On ne peut s’imaginer ce que les déportés du Diable rédigent de réclamations de toute nature plus ou moins bien fondées. Ils sont autorisés aussi à correspondre directement avec le ministre des colonies sous pli cacheté. Le Diable reçoit la visite mensuelle du Cdt et du médecin quand l’état de la mer le permet, cela va sans dire car ce n’est pas facile d’aborder cet îlot entouré d’écueils dangereux. S’évader du Diable, c’est impossible ! Et la nuit venue les surveillants peuvent en toute tranquillité dormir sur leurs deux oreilles sans crainte d’envisager une évasion. Ils vivent donc là, au milieu des internés politiques qui, eux élèvent de la volaille. Ils habitent chacun une case individuelle agrémentée d’un jardinet grand comme la main. On a vite fait de faire le tour de l’île qui possède aussi un chemin circulaire où on trouve encore à un certain endroit le banc de Dreyfus. C’est là paraît-il qu’il venait s’asseoir face à la mer pour méditer sur son sort. A cette époque, on avait renforcé le nombre des agents et élevé un mirador pour épier les allées et venues de Dreyfus sur son îlot et aussi pour voir au loin en mer si toutefois une tapouille brésilienne ne venait pas de nuit aborder l’île pour enlever l’important prisonnier.

(p. 138) La commission disciplinaire se réunit tous les mois dans le large vestibule de survie des prisons où s’ouvrent les corridors qui donnent accès aux cellules. Une longue et large table en occupe le centre. Tout au fond, de chaque côté, deux hamacs se font vis-à-vis, c’est le logement des deux portes-clefs préposés en permanence à la garde des cellulaires. Devant la porte grillée donnant accès sous la véranda, un vaste paravent protège les occupants de ce poste contre le vent toujours violent qui vient de la mer.

La commission siège devant la table sur laquelle s’entassent les livrets et les extraits de punition des condamnés qui attendent dehors sous la garde d’un porte-clef leur tour de passer devant la commission disciplinaire. Pendant que le commandant flanqué de ses assesseurs consulte les libellés différents rédigés par les agents contre les hommes qui vont comparaître devant eux.

C’est vite fait. Les membres de la commission n’entrent pas dans de vaines discussions et les jours de cellules s’ajoutent aux autres nombres de jours de cellule qui noircissent les feuillets entassés sur la table.

Le commandant appelle un nom. L’homme est tout de suite introduit. Debout devant la table, il tourne entre ses doigts noueux son chapeau de paille tressée, il attend qu’on l’interroge.

« Comment t’appelles-tu ?

- V… mon commandant !

- Tu as refusé de travailler ?

(p. 139) - J’étais malade…

- Allons, tu mens. Il y là le procès verbal du médecin qui atteste que tu n’as absolument rien ? »

Un des assesseurs qui a en main le fascicule disciplinaire de V… déclare que ce dernier qui est au bagne depuis 1925 a déjà encouru d’innombrables punitions pour des délits divers, notamment six mois de réclusion infligé par le tribunal spécial de Saint-Laurent pour coups et blessures ayant entraîné la mort. Sur ce, la commission le condamne à trente jours de cellule. A un autre.

Celui qui lui succède est un petit vieux à la physionomie fouinarde qui a volé quelques légumes dans le potager des surveillants. Il se dandine devant la table en souriant en attendant qu’on l’interroge.

 « Encore toi S … ? On ne voit que toi à chaque réunion de la commission ?

- C’est pas de ma faute mon commandant…Et il fait un geste, comme pour dire : Qu’est-ce que vous voulez, c’est le destin !

- Tu reconnais avoir volé des légumes dans le potager ?

(p. 140) - Oui, seulement on me les a volés après. Je les avais pourtant bien planqués dans la case…

- Bon, nous n’entrons pas dans ces détails là. » Et le commandant se tourne vers ses assesseurs. S… est au bagne depuis 1918. Il s’est évadé trois fois et son fascicule est couvert de punitions. Vingt jours de cellule. A un autre !

 S… sort en ricanant et en haussant les épaules. Si ce n’est pas malheureux de voir çà ? Vingt jours de cellule pour une carotte dont il n’a même pas profité.

 L’autre, c’est un jeune, il ponctue ses paroles avec des gestes vagues expliquant qu’il a soustrait une volaille de la basse-cour du surveillant M … parce que ce dernier lui devait de l’argent.

 « Ce n’est pas une raison, parce qu’on te doit de l’argent de prendre ce qui ne t’appartient pas !

- Qu’est-ce que vous voulez que je fasse ? Réclamer, c’est encore moi qui aurait eu tort…Le surveillant n’avait qu’à me payer. Je ne travaille pas à l’œil moi ! Très peu

(p. 141) - Qu’est-ce que tu as fait de la volaille ?

-Je l’ai mangé ! pardi ! »

 Son fascicule n’est pas trop chargé, le délinquant s’en tire avec quinze jours de cellule. Ce qui lui permettra de digérer à son aise le poulet du surveillant M…

 Le suivant, c’est un homme petit de taille mais râblé aux allures de gorille. Il est accusé d’avoir été insolent avec son surveillant qui lui avait donné un ordre à exécuter.

 « Pourquoi as-tu répondu à ton surveillant : « vous me faites ch…. » C’est une insulte grossière à l’agent et qui est sévèrement réprimée ?

-Je le sais … mais pourquoi qu’il me cherche ? Je sais qu’il ne peut pas me blairer. Il fait tout son possible pour que je réponde ! L’autre jour, il m’a dit comme çà : « qu’il m’enverrait à la réclusion ou bien qu’il aurait ma peau »…

 L’homme, malgré ses allures de gorille est un bon sujet, en huit années de bagne il n’a récolté que soixante jours de cellule.

En somme, c’est peu de chose mais le libellé qui mentionne l’insolence réclame une punition sévère, c’est presque un outrage à agent. Il se voit donc octroyer trente jours de cellule, ce qui lui fera quatre vingt dix sur son fascicule.

(p. 142) Son successeur est accusé de mauvaise volonté au travail. L’homme est Arabe, c’est le vrai type du bédouin qu’on rencontre dans les douars sur les confins marocains.

« Toi aussi, Ben Hamet, tu es un habitué de la commission et toujours pour le même motif : « mauvaise volonté au travail » ?

-Qu’est-ce que tu veux chef, moi toujours fatigué !

-Et bien tu iras te reposer en cellule ! »

Et l’Arabe sort tout heureux avec vingt jours de cellule. Il n’en fallait pas plus pour le contenter.

Celui qui lui succède, le dernier, est accusé d’avoir volé la montre d’un porte-clef. Il est grand et maigre, il a des gestes d’automate et ses yeux qu’il garde constamment fixés devant lui, décèlent clairement que l’homme est atteint de troubles mentaux.

« Pourquoi as-tu volé la montre de ton porte-clef ?

-Pour avoir l’heure…

-Et qu’est que tu en as fait ?

-Ce que j’en ai fait ?... Je ne sais pas… J’ai avalé le ressort… »

 Décidément l’homme est fou et la commission décide de l’envoyer en observation dans une cellule de l’hôpital.

La commission qui a siégé environ une heure trente a terminé son office. Dehors le groupe des promus à la cellule commente l’épilogue de leurs petites affaires. L’homme à la carotte trouve que c’est salé. Vingt jours de cellule pour un malheureux légume ! Et rageur il déclare : « Si jamais je pince celui qui me l’a fabriqué gare à sa g… ! » Et l’autre, l’homme aux allures de gorille trouve aussi que c’est payé, mais il s’en doutait car il connaît le barème de tous les délits y compris celui-là. Evidemment ce n’est pas lui qui a commencé, c’est ce sale corse qui lui en veut.

Quant au déséquilibré, accroupi contre la balustrade de la véranda. Il marmonne des paroles sans suite tout en digérant son ressort de montre.

Le service de nuit à Royale comprend celui du port et des prisons. Le service de nuit débute à vingt heures jusqu’à une heure du matin pour le premier tour et de une heure à cinq heures pour le second tour.

Au quai, le surveillant de (p. 143) service est chargé de faire des rondes fréquentes à la boulangerie et ses dépendances, et le long du quai où s’amarrent les embarcations des canotiers. Il doit veiller ainsi à ce que le feu fixe placé sur le ponton ancré au large de la baie ne s’éteigne pas.

En général, on fait une ronde toutes les heures qu’on signale immanquablement sur le cahier témoin du poste en y ajoutant la sempiternelle mention : « R.A.S. (Rien à signaler) ».Un porte-clef est adjoint à ce planton nocturne. Lui aussi, il fait des rondes tout autour de l’île, sur la route circulaire et il vient de temps à autre rendre compte au chef de poste du résultat de ses interminables promenades que ce dernier consigne sur le cahier.

Il arrive souvent que le porte-clef qui ne s’en fait pas, s’en va tout bonnement dormir dans le creux d’un rocher, personne n’étant chargé de le contrôler puisque le surveillant ne doit sous aucun prétexte quitter le port et la boulangerie. L’essentiel pour le porte-clef, c’est de paraître plusieurs fois au poste (p. 144) dans le courant de la nuit toujours avec la même annonce aux lèvres : « chef, rien à signaler ! » Et il s’en va sans plus, continuer son somme interrompu dans la nuit tiède.

Le service de nuit aux prisons et au camp est de beaucoup moins monotone en raison de la fréquence des rondes aux cellules, au quartier des cases et sur le plateau où à certains endroits s’élèvent des guérites qui servent d’abris aux portes-clefs postés là.

Le surveillant de service se trouve donc presque continuellement en promenade entre les prisons, les cases et les différents postes des plateaux. Il est secondé de deux portes-clefs adjoints dont l’un le seconde au service cellulaire et l’autre au quartier des cases.

Dans le vaste vestibule de la prison plein d’ombre qu’éclaire faiblement une lampe tempête placée sur la grande table où nous avons vu siéger la commission disciplinaire règne un silence impressionnant que seul troublent les rafales de vent violent qui vient de la mer par à-coups. Là haut, les tôles ondulées qui reposent sur leurs charpentes en fer, frémissent et (p. 145) vibrent sous les bourrasques et la petite flamme jaune et fumeuse de la lampe vacille sous son verre bombé qui la protège. Dans un coin, allongé sur son hamac, le porte-clef du deuxième tour de service ronfle comme une toupie. De chaque côté de ce vaste local, deux trous d’ombre tranchent sur le blanc des murs passés à la chaux. Ce sont les corridors le long desquels s’ouvrent les portes des cellules. Une grille de fer verrouillée en empêche l’accès. Tout au fond de ces couloirs étroits un lumignon à pétrole éclaire modestement ces quartiers isolés.

Accoudé à la grande table, assis sur le banc rugueux, le porte-clef le visage entre les mains sommeille paisiblement. En face de lui le surveillant de service, le nez plongé dans un livre attend l’heure de la ronde. Devant lui s’étalent le cahier du poste et un immense anneau de fer réunissant en un tas respectable une quantité de clefs rouillées de toutes les dimensions.

Aux heures de ronde, le porte-clef accompagné du surveillant, ouvre les grilles des couloirs. Rien n’est plus lugubre dans l’ombre des lieux que l’aspect (p. 146) de ces portes grillées et qui grincent sur leurs gonds énormes. Le cliquetis métallique des clefs qui s’entrechoquent et celui de celle qu’on introduit dans la serrure. Les pas résonnent sur les dalles des couloirs et se répercutent en échos dans cet étroit espace où s’alignent les portes sombres des cellules qui sont autant d’alvéoles sinistres où dorment les cellulaires. Parfois une toux rauque, un profond soupir ou bien un grognement émanant des cachots avoisinants troublent seuls le silence de mort qui règne dans ces quartiers. S’il y a un condamné à mort parmi les occupants de ces antres, un falot est placé devant la petite ouverture grillée au-dessus de la porte de la cellule. Alors, le surveillant ouvre sans bruit le petit guichet de la porte massive pour jeter un coup d’œil à l’intérieur. Le condamné allongé sur son bat-flanc de bois dur, se réveille en sursautant. Il a entendu le bruit sinistre des clés qu’on remue et celui des pas sonores sur le dallage. Mais ce n’est qu’une ronde. Alors, il demande une cigarette au surveillant qu’il devine derrière la porte, et sa voix résonne sourdement entre les murs étroits de son cachot où elle ne trouve pas d’échos.

La ronde terminée à l’intérieur des locaux disciplinaires, le surveillant s’en va faire celui de l’extérieur après avoir eu soin de verrouiller soigneusement les portes y compris celle du poste donnant accès sous la véranda du bâtiment principal et en emportant avec lui l’encombrant trousseau de clefs.

Dehors, la nuit est claire, la lune brille de tout son éclat. Sous la pâleur de ses rayons argentés, les bâtisses du bagne se décèlent sombres et trapues, il semble qu’elles se cachent peureusement au sein de la végétation qui paraît inextricable d’où émergent les silhouettes sombres comme tracées à l’encre de chine des cocotiers dont les plumetis se balancent doucement sur la brise violente du large. Ci et là, les roches aux formes bizarres qui bordent le plateau ressemblent à des monstres accroupis là, à l’affût de quelques méfaits malfaisants. Tout en bas, la mer gronde sourdement dans la nuit, et là-bas, dans le tumulte des flots agités qui scintillent comme de l’argent en ébullition, l’île au Diable dresse sa silhouette imposante toute hérissée de cocotiers sur l’immense plaine liquide et mouvante qui miroite sous la voûte céleste émaillée d’étoiles qui brillent timidement sous les effets lunaires. Sous les énormes manguiers de l’esplanade du plateau endormi, des lucioles phosphorescentes dansent frénétiquement dans l’ombre épaisse. Entre les branches noueuses (p. 147) et les éclaircies des feuillages touffus des rayons de brume s’infiltrent et viennent éclairer le sol où scintillent de mille feux des éclats de pierres micacées. Au coin de l’enclos de l’hôpital du personnel dont le bâtiment plein d’ombre s’élève tout au fond du jardin dominant de sa masse la végétation qui l’environne au sommet duquel brille le feu fixe du phare, une guérite en planches pourries dresse sa minable structure dans l’ombre de laquelle on devine une forme accroupie. C’est la silhouette du porte-clef de garde. Pour montrer au surveillant de ronde qu’il ne dort pas, il crie de loin à l’approche de ce dernier : « Rien à signaler, chef ! » Tout en face, un mur sombre percé de petites fenêtres grillées, c’est une des cases. On arrive enfin au porche, dans le poste le porte-clef de service sommeille à la table que surmonte un fanal fumeux. De la cour parviennent des éclats de voix et des bribes de musiques qui émanent des cases dont les lumières falotes percent avec peine l’ombre épaisse qui entoure les bâtisses de l’intérieur desquelles les intéressés se livrent à leur sarabande coutumière. Dehors, sur l’esplanade herbeuse qui borde la citerne, des buffles échappés de la bouverie broutent tranquillement ce pâturage aux reflets lunaires.

Sur le cahier du poste, le surveillant a tracé les trois lettres symboliques de la ronde effectuée : « R.A.S » suivit de sa signature.

Et puis, c’est le retour aux prisons où le porte-clef assoupi à la table attend son retour pour reprendre les clefs et ouvrir les portes pour une autre ronde dans les couloirs sinistres des cellules que seuls trouble le bruit des pas sonores et le grincement des gonds rouillés.


Notes

1.

Voir le « Bagne » chapitre 2, p. 19.

2.

Voir plan p.23, chapitre 2.

3.

Voir p. 9, chapitre 1 La Guyane Saint-Laurent-du-Maroni.

4.

Voir chapitre II, p. 16 le « Bagne ».

5.

Voir chapitre III, p. 48, les transportés.

6.

Nom que les concessionnaires donnent à leur case.

7.

Voir chapitre III, p. 48, Le transporté.

8.

Sorte de puceron connu en Guyane.

9.

Voir le plan de St Laurent page 12 (NDLR:absent de l'original).

10.

Voir le plan de Saint-Laurent page 12 (NDLR : absent de l'original).

11.

Voir page 63 chapitre IV.

12.

Voir la gravure page 133 [et le] plan page 66.