Plan de Saint-Martin-de-Ré, Jacques Bellin, 1764
Source : Gallica
À l’origine, la citadelle de Saint-Martin-de-Ré avait une fonction essentiellement militaire. Afin de prévenir les attaques des Britanniques, Louis XIV chargea Vauban en 1681 d’établir une citadelle fortifiée sur l’île de Ré. Ce n’est qu’à partir de la Révolution que la citadelle devint un lieu répressif. En 1798, des prêtres réfractaires et des détenus y sont transférés de Rochefort.
Dépôt des détenus politiques, dessin à l’encre et lavis sur papier, réalisé par J. Fels le 20 juin 1872
Source : Musée Ernest Cognacq de Saint-Martin-de-Ré
Puis la citadelle reçoit des Communards à partir de 1871. En 1873, à la suite de la fermeture du bagne de Toulon, elle devient officiellement « Dépôt d’étape des condamnés aux travaux forcés » et reçoit des transportés, des relégués et des déportés en transit vers les bagnes coloniaux de Nouvelle-Calédonie (jusqu’en 1896) et de Guyane (jusqu’en 1938).
Maison d’arrêt de La Petite Roquette, voiture cellulaire, années 1930, Henri Manuel
Source : École nationale d’administration pénitentiaire
L’acheminement des forçats jusqu’à Saint-Martin-de-Ré depuis les différentes maisons centrales et prisons départementales où ils sont incarcérés est particulièrement éprouvant. Ils sont tout d’abord regroupés dans des quartiers spéciaux, intitulés « centres de regroupement », situés dans les prisons de Fresnes (pour les forçats issus de l’Est), de Fontevrault (pour les forçats issus de l’Ouest) et de Riom (pour les forçats issus du Sud et du Sud-Est). Quelques semaines avant le départ du navire chargé de les convoyer au bagne, les forçats quittent leurs cellules et passent au greffe récupérer les vêtements qu’ils ont laissés avant d’y entrer. Puis ils sont enchaînés et reliés trois par trois. Un condamné robuste est enchaîné de préférence à deux condamnés malingres afin d’empêcher toute évasion. Tous sont ensuite conduits dans des cars cellulaires à leur gare de départ où les attendent des wagons cellulaires. D’une capacité totale de 19 places, ces wagons sont accrochés à un train de voyageurs. À l’intérieur, les relégués menottés sont enfermés dans une cellule jusqu’à leur arrivée à La Rochelle. Ces « galériennes », comme les surnomme le transporté Auguste Liard-Courtois, sont très étroites et absolument inconfortables.
Façade de la maison d’arrêt de La Rochelle, années 1930, Henri Manuel
Source : École nationale d’administration pénitentiaire
Une fois arrivés à la gare de La Rochelle, les forçats doivent ensuite rejoindre à pied la maison d’arrêt qui se situe au centre de la ville. Sur tout le parcours, la foule se presse, ainsi que des badauds, mais également des journalistes venus saisir l’arrivée d'un convoi. Encadrés par de nombreuses forces de l’ordre (gendarmerie, garde républicaine mobile et police locale), les forçats passent une première nuit dans la maison d’arrêt de La Rochelle où ils doivent se déshabiller intégralement et placer leurs effets personnels dans un baluchon.
Maison d’arrêt de La Rochelle, détails d’une cellule, 1908
Source : École nationale d’administration pénitentiaire
Tous se voient ensuite remettre un uniforme comprenant une chemise et un pantalon en toile, une veste de bure, des chaussons de laine et une paire de sabots galoches.
Embarquement des forçats pour l’île de Ré depuis le port de La Pallice à La Rochelle, années 1920-1940, éditions artistiques Raymond Bergevin
Source : Archives départementales de la Charente-Maritime, 12 Fi bagne 1743
Le lendemain, ils sont conduits au port où les attendent des navires de la Compagnie Rhétaise de Navigation. Pendant approximativement dix jours, les convois de ce type affluent et les forçats s’entassent dans la maison d’arrêt sous la garde d’un surveillant-chef et de deux surveillants.
Embarquement des forçats pour l’île de Ré, 1900-1930
Source : Archives départementales de la Charente-Maritime, 78 Fi bagne 50
Profitant des horaires des marées, les forçats sont conduits enchaînés sur le port de La Rochelle et embarquent en direction de Saint-Martin-de-Ré. Les relégués d'un côté et les transportés de l'autre prennent place sur le pont à l’écart des autres passagers, parfois au milieu des vaches, des cochons et des barriques destinés à approvisionner l’île. Au bout d’une heure et demie de traversée, ils accostent à Saint-Martin-de-Ré où les attendent des militaires et des gendarmes chargés de les accompagner jusqu’à la citadelle.
Maison d’arrêt de La Rochelle, plan d’ensemble, 1908
Source : École nationale d’administration pénitentiaire
Ce mode d’acheminement des forçats, qui peut durer de trois semaines à un mois selon le point de départ et le nombre d’arrêts en gare, présente de nombreuses difficultés et des critiques fusent de la part du personnel pénitentiaire en charge de l’exécuter. Tout d’abord, il mobilise énormément d’effectifs, ce qui entraîne des coûts de transport de personnel. Mais le danger provient essentiellement du risque qui pèse sur la maison d’arrêt de La Rochelle, où les forçats doivent passer la nuit. Cette dernière comprend en tout et pour tout dix cellules. En temps normal, une cellule parvient difficilement à contenir cinq hommes couchés. Lors des transports de forçats, il s’y entasse environ quinze. Le surplus est alors placé dans un quartier en sous-sol destiné initialement aux femmes. La peur d’une évasion ou d’une révolte hante le personnel pénitentiaire et l’amène à réclamer la fin du transit par la maison d’arrêt de La Rochelle.
Voitures cellulaires conduisant des forçats au port de La Pallice, années 1920-1940, éditions artistiques Raymond Bergevin
Source : Archives départementales de la Charente-Maritime, 12 Fi bagne 1743
Le 16 septembre 1933, afin de parer au désagrément de ce que le capitaine Pyguillem intitule la « période petits paquets », le directeur de l’administration pénitentiaire inaugure un nouveau mode de transfert des forçats en voitures cellulaires. Ces voitures, entièrement noires et banalisées, ont l’avantage d’être discrètes et plus efficaces que les wagons cellulaires. Plus besoin en effet de transférer les forçats à pied puisque les voitures les conduisent dorénavant directement au port d’embarquement. Chaque voiture est pourvue de neuf places qui sont autant de cellules où le forçat voyage les mains et les pieds enchaînés. Au centre de ces cellules se situe un couloir central où prennent place deux surveillants. Roulant à une vitesse imposée de 35 km/h, les voitures cellulaires ont l’ordre de toutes se rejoindre à 11 kilomètres de La Rochelle, au « Pont d’Usseau ». Là, le convoi converge par un itinéraire à l’écart des artères les plus fréquentées de La Rochelle en direction du port de La Pallice où des navires attendent les forçats pour les acheminer vers Saint-Martin-de-Ré.
Forçat sortant d’une voiture cellulaire, 1920, collection privée Franck Sénateur
Source : Criminocorpus
L’opération de débarquement prend en tout une heure et les forces de l’ordre mobilisées pour l’occasion (gendarmes, gardes républicains et policiers) tiennent les curieux et les familles des condamnés à l’écart pendant l’embarquement. Les forçats sortent des voitures cellulaires et sont enchaînés dix par dix puis embarquent sur un navire à destination de Saint-Martin-de-Ré. Le premier convoi a lieu le 16 septembre 1933 en présence du directeur de l’administration pénitentiaire. Issus de différentes prisons de France, 390 transportés et relégués sont acheminés au moyen d’une quarantaine de voitures cellulaires en deux convois. En quarante-huit heures, l’opération est terminée.
Convoi de forçats entrant au dépôt de Saint-Martin-de-Ré, 1900-1930, Louis Cassegrain
Source : Archives départementales de la Charente-Maritime, 78 Fi bagne 105
Saint-Martin-de-Ré représente une première étape en direction du bagne, une première « île-prison » d'après Eric Fougère qui éloigne déjà du continent. En embarquant en direction de la citadelle, la plupart des condamnés prennent conscience de l’imminence de l’exil, comme en témoigne le capitaine Pyguillem : « Fripés, mal rasés, revêtus à présent de leurs hardes personnelles plus ou moins bien réparées, ils offrent à l’œil qui veut les observer les expressions les plus diverses : les uns gouaillent, les autres, impassibles, semblent de pierre. Certains ferment les yeux ou se voilent le visage de leurs mains, mais presque tous, quand le bateau s’ébranle, ont un furtif regard vers la terre qu’ils quittent. Mal éduqués, tarés, dégénérés, anormaux, oui sans doute ; mais des hommes quand même, et qui se rendent compte à cette minute que le châtiment ne s’évite pas. » (Capitaine Pyguillem, Saint Martin de Ré. La route du bagne, Office de Tourisme et Comité des Fêtes de la Ville de Saint-Martin-de-Ré, 1986, p. 19-20)