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La peine de mort en France : Deux siècles pour une abolition (1791-1981) 1/3

Cet article propose une rapide synthèse sur l’histoire de la peine de mort en France au cours des deux derniers siècles et doit beaucoup aux travaux cités en bibliographie. L’hypothèse proposée au retard français quant à l’abolition de la peine capitale nous est propre et prête naturellement à débat. Les liens renvoient aux pages de l’exposition virtuelle « La peine de mort en France de la Révolution à l’abolition » présentée sur le site Criminocorpus. 

Le texte est divisé en trois parties :
La Révolution et la naissance de la guillotine (1/3)
L’évolution de la pratique : l’application de la peine capitale (2/3)
Pourquoi deux siècles ? Les raisons du retard (3/3) 


Jean-Claude Farcy


 

Contestée à la fin du XVIIIe siècle parmi les philosophes et écrivains des Lumières, la peine capitale est en débat à la Constituante, dès 1791. Finalement maintenue, elle ne sera abolie qu’en octobre 1981. 

Alors que dans aucun autre pays cette peine n’a été autant discutée, que nulle part il n’y eut autant de plaidoyers en faveur de l’abolition - à la tribune parlementaire, parmi les juristes, comme dans la littérature, de Victor Hugo à Albert Camus - , pourquoi a-t-il fallu près de deux siècles pour obtenir son retrait du Code pénal ? Qui plus est, la France a été l’un des derniers pays européens à renoncer à ce châtiment, alors que dès le XIXe siècle, l’abolition est légalisée dans des États d’Amérique latine (Venezuela en 1863 ; Colombie en 1864 ; Guatemala et Brésil en 1889 ; Nicaragua en1892) comme en Europe (de fait en Belgique depuis 1863 ; Suisse en 1874 ; Italie en 1889). Faire l’histoire de la peine de mort dans notre pays ne peut donc que conduire à réfléchir à ce paradoxe, d’une France se voulant État de droit, à la pointe du combat pour les libertés, et maintenant cette peine tombée en désuétude dans une large partie du monde. 

Pour tenter de comprendre ce retard, et donc l’échec des tentatives abolitionnistes poursuivies tout au long du XIXe et du XXe siècle, il faut retracer les grandes étapes du débat autour de la peine capitale, à commencer par celui, fondateur, de la Constituante, puis suivre l’évolution de la pratique de cette peine au long de la période - vers un effacement de fait -, avant d’avancer quelques hypothèses en analysant les deux dernières offensives abolitionnistes (1908, 1981), dont l’issue, échec ou succès, est déterminée sans doute par le contexte immédiat, mais également, probablement, par la spécificité d’une histoire française marquée, pendant longtemps, par l’importance des mouvements sociaux et révolutionnaires. 



La Révolution et la naissance de la guillotine 



C’est d’ailleurs peut-être dans la radicalité de la Révolution française que l’on a une des clés de cette histoire particulière, ce qui justifie pleinement de s’arrêter longuement sur cette période, en examinant comment, en réaction à l’ancien régime et à ses châtiments portant sur les corps - l’éclat des supplices souligné par Michel Foucault -, s’est déroulé le débat de 1791 sur la peine capitale, débouchant sur l’adoption d’une nouvelle technique d’exécution, la guillotine, dont l’utilisation en matière de répression politique, pendant la période de la Terreur, en fait une machine de gouvernement. 

1) L’ancien régime et les supplices 

Ce qui frappe d’abord, c’est le grand nombre de crimes passibles de cette peine : les relevés faits dans la législation pénale de 1789 donnent une liste de 115 crimes capitaux (Pastoret), ce qui n’est certes pas une originalité puisqu’il y en a plus de 200 en Angleterre à la même époque. Outre les crimes contre les personnes (homicides) et les biens (vols avec force et effraction, vols domestiques), cette pénalité sanctionne nombre d’atteintes à l’ordre monarchique (lèse-majesté, rébellions), à la morale (péchés contre nature : homosexualité, bestialité) et aux intérêts religieux (blasphème, sacrilège, sorcellerie). 

Le second trait de cette pénalité est sa cruauté sur le corps des coupables qui reflète une conception rétributive, le condamné devant payer le mal qu’il a fait, dans des modalités en résonance avec la nature du crime commis. C’est l’application de la loi du talion, expression d’un conception magique de l’univers qui veut guérir le mal par le mal. Cette violence sur le corps du criminel exprime également la volonté de réparer l’atteinte portée à la souveraineté de l’État par le crime commis. En même temps, il y a une volonté pédagogique d’exemplarité : il s’agit d’effrayer, de terroriser et ainsi d’empêcher toute tentative d’imitation du crime sanctionné. 

Ainsi la peine du feu, annonciatrice des flammes de l’enfer, sanctionne les crimes religieux les plus graves. Après avoir été infligé aux sorcières jusqu’au milieu du XVIIe siècle, la peine du bûcher a été prononcée contre les incendiaires, les sacrilèges. Elle est exceptionnelle au XVIIIe siècle, ce qui rendit d’autant plus scandaleuse l’exécution du chevalier de La Barre en 1766. Ce noble d’Abbeville, a été condamné à avoir le poing et la langue coupés, puis à être décapité et brûlé, pour avoir chanté des chansons libertines et refusé d’enlever son chapeau lors d’une procession. On sait que c’est une des causes célèbres que Voltaire utilise contre la justice d’ancien régime : on brûla d’ailleurs sur le bûcher, sur ordre du Parlement de Paris, son Dictionnaire philosophique portatif que le chevalier de La Barre possédait. 

Si la peine de mort se traduit le plus souvent par la pendaison - pour le commun des mortels - ou par la décapitation - privilège de la noblesse -, elle est suivie pour les premiers de l’exposition des cadavres au gibet. Celui de Paris était un des plus imposants : constitué de 12 piliers, il exposait, jusqu’à sa destruction en 1760, plusieurs dizaines de cadavres en permanence, à Montfaucon, à un kilomètre hors les murs, « en terreur des méchants » pour reprendre l’expression des arrêts ordonnant cette exposition. Dans le même sens, on peut évoquer les raffinements de l’exécution elle-même pour certains crimes particuliers. Pour le viol d’une femme mariée, par exemple, le condamné était traîné sur une claie posée à même le sol et tirée par un cheval, de la maison de justice à la potence. La peine de la roue, introduite par François Ier en 1534 pour les voleurs de grand chemin est infligée aux homicides les plus graves, notamment au parricide. Le condamné est attaché une croix de Saint-André posée sur l’échafaud, et le bourreau lui brise les membres (bras, jambes, cuisses, reins, thorax) à coups de barre de fer. Le patient, délié, était ensuite placé sur une roue, le visage tourné vers le ciel. Un condamné à mort sur cinq est roué dans la Bourgogne du XVIIIe siècle. Toutefois, fréquemment, alors, le supplicié bénéficie d’une clause secrète - le retentum - qui impose au bourreau de l’étrangler, au début ou en cours d’opération, afin d’abréger ses souffrances. Ce supplice a été celui de Calas en 1762, faussement condamné pour avoir tué son fils (supposé avoir l’intention de se convertir au catholicisme) par le Parlement de Toulouse. 

Le comble de la férocité est atteint dans l’écartèlement dont sont victimes les coupables de lèse-majesté, notamment d’atteinte à la vie du roi, donc de régicide. C’est le cas, longuement décrit par Michel Foucault, du supplice de Damiens, auteur d’une agression contre Louis XV en 1757. Les étapes du supplice ordonné par l’arrêt sont les suivantes : amende honorable, poing tranché, « tenaillement aux mamelles, bras, cuisses et gras des jambes » sur lesquels le bourreau répand un mélange de plomb fondu, huile bouillante et soufre, puis écartèlement par 4 chevaux pour arracher les membres ensuite jetés au feu, sans compter l’abattis de la maison et le bannissement de la famille du coupable. 

Toutefois ces supplices, mis en lumière lors de quelques causes célèbres du XVIIIe siècle (Damiens, Calas, La Barre, les trois roués...) sont loin d’être aussi fréquents qu’ils l’étaient aux siècles précédents. Il semble que dès le milieu du XVIIe siècle s’amorce en France un recul des condamnations à mort, recul qui prend de l’ampleur au XVIIIe siècle, comme d’ailleurs dans le reste de l’Europe. Cette évolution est constatée par les arrêts criminels des Parlements, ces derniers devant confirmer toute peine capitale prononcée par les juridictions inférieures. À Dijon, jusqu’en 1750, le Parlement prononce la peine de mort dans 13 à 14 % de ses arrêts criminels, mais seulement dans 5 % des cas après 1770. De même à Rennes, 20 % des arrêts du grand criminel en 1720-1739 se concluent par la peine de mort, seulement 7 % en 1770-1789. À Paris, une étude récente sur l’ensemble des procédures d’exécution publique - incluant carcan, fouet, marque au fer rouge, bannissement, amende honorable - montre le déclin de la part en leur sein de l’exécution capitale : 18,5 % des exécutions en 1745, moins de 5 % en 1785. La mort judiciaire est bien loin d’être le seul spectacle mis en scène par la justice, et Pascal Bastien (L’exécution publique à Paris au XVIIIe siècle. Une histoire des rituels judiciaires, 2006) montre bien le désir nouveau qui se manifeste alors de faire œuvre pédagogique, dans une population moins illettrée, en diffusant largement les arrêts criminels motivés, parfois pour faire pièce aux mémoires des défenseurs des accusés. 

La multiplicité de ces exécutions particulières donne du travail au bourreau qui ne s’occupe donc pas seulement de pendre, décapiter, rouer ou écarteler. Il en résulte l’existence d’une corporation nombreuse, estimée à 160 membres à la veille de la Révolution. C’est un métier qui inspire rejet et répugnance de la part de toute la population. Les exécuteurs trouvent difficilement à se loger, à acheter leur subsistance, ils ne peuvent placer leurs enfants dans les écoles, etc ; et ce rejet de la vie sociale a d’importantes conséquences sur leur recrutement et leur rémunération. On trouve peu de ces professionnels dans la France méridionale où l’on est réduit à utiliser, pour remplir leur office, les services de condamnés que l’on gracie de cette façon, ce qui accentue encore la mauvaise réputation du métier. Par contre, dans la France du Nord et du Nord-Est, on a de véritables lignées d’exécuteurs, très fermées, se recrutant uniquement au sein des mêmes familles, la charge de l’office se transmettant de père en fils, avec apprentissage des fils, ou gendres comme aides ou valets : c’est la dynastie des Sanson à Paris (de 1688 à 1847, se succédant de père en fils), des Jouënne et des Férey en Normandie. Véritables parias, ils se marient au sein d’un milieu très restreint - d’où nombre de mariages consanguins, la dispense est alors de règle - et ne pouvant vivre comme tout le monde, ils ont obtenu de percevoir le droit de havage (une havée égale une poignée) sur les grains et tous les produits amenés aux marchés. C’est un complément appréciable aux vacations pour chaque exécution et à des ressources accessoires variées : vente des dépouilles des condamnés, de celles des animaux morts, le bourreau étant fréquemment, en province, en même temps équarisseur, sans compter la vente de cadavres aux médecins ou l’exercice de leurs pouvoirs supposés de guérisseurs, vu leur connaissance des corps et des articulations comme celle du contact avec la mort (vacations de rebouteux, vente de graisse de supplicié, de corde de pendu...). 

Pourtant Voltaire écrivait qu’un « un pendu n’est bon à rien... »... mais il ajoutait également que la mort des criminels ne fait « du bien qu’au bourreau que l’on paie pour tuer des hommes en public ». Il s’inscrivait ainsi dans le courant philosophique dit des Lumières, foncièrement hostile aux supplices. De moins en moins appliquée par les magistrats, de moins en moins exécutée - un édit royal de mai 1788 fixait un délai minimum d’exécution après le verdict pour permettre l’instruction d’une grâce royale - la peine de mort est fortement contestée parmi les élites, la parution du premier grand plaidoyer abolitionniste, exposé dans le Traité des délits et des peines de Beccaria en 1764, accélérant la contestation du châtiment suprême. Mais, dès le début du siècle, Montesquieu, exprimait le point de vue que le terreur a des limites, et se disait partisan de la modération des peines, tout en préservant la loi du talion, justifiant la peine capitale en cas d’homicide. Les philosophes, réunis dans l’entreprise de l’Encyclopédie (Diderot, Helvétius, d’Holbach) vont dans le même sens, stigmatisant la cruauté et l’inutilité des supplices. La nouveauté de Beccaria est de plaider l’abolition, certes en mettant en avant des raisons morales (« En vertu de quel droit les hommes peuvent-ils se permettre de tuer leurs semblables » ?), mais surtout en se plaçant du point de vue de l’utilité générale : il faut « empêcher le coupable de causer de nouveaux dommages, dissuader les autres d’en commettre de semblables ». Or, sur ce dernier point, la peine capitale, instantanée, est inefficace ; pour qu’une peine reste durable dans l’esprit des hommes elle doit être longue. Ce n’est pas la sévérité ou la cruauté mais la durée de la peine qui est efficace. D’où sa proposition de travaux forcés à perpétuité : « Le frein le plus puissant pour arrêter les crimes n’est pas le spectacle terrible mais momentané de la mort d’un scélérat, c’est le tourment d’un homme privé de sa liberté, transformé en bête de somme, et qui paie par ses fatigues le tort qu’il a fait à la société... Ainsi donc, les travaux forcés substitués à la peine de mort ont toute la sévérité voulue pour détourner du crime l’esprit le plus déterminé. Je dirai plus : beaucoup regardent la mort d’un œil tranquille et ferme, les uns par fanatisme, d’autres par vanité... Mais ni le fanatisme ni la vanité ne persistent dans les fers et les chaînes, sous le bâton et sous le joug, dans une cage de fer, et les maux du malheureux, au lieu de finir, ne font alors que commencer. » Cette sorte d’esclavage perpétuel a, dans son esprit, une forte valeur pédagogique, d’exemplarité et l’on retrouve cette idée chez Jeremy Bentham (Théorie des lois pénales, 1775) ou chez les adeptes des idées de Beccaria, comme Brissot (Théorie des lois criminelles, 1781) qui propose de substituer à la peine capitale les travaux forcés à vie, en suggérant que l’on fasse visiter les chantiers des forçats aux enfants des écoles... 

Toutefois l’abolition n’est pas admise dans son intégralité. Même Beccaria admet des exceptions, notamment quand un individu « est une menace pour la sécurité de la nation et que son existence peut provoquer une révolution dangereuse pour la forme du gouvernement établi ». C’est admettre la peine de mort en matière politique, et, le principe en avait été avancé deux ans auparavant par Rousseau dans le Contrat social : « ... tout malfaiteur attaquant le droit social devient par ses forfaits rebelle et traître à la patrie, il cesse d’en être membre en violant ses droits et même il lui fait la guerre. Alors la conservation de l’État est incompatible avec la sienne, il faut que l’un des deux périsse... ». De même Pastoret, dans son traité des Lois pénales, publié en 1789, ne retient que ce seul cas de condamnation à mort : « je veux parler des conspirations secrètes, de ces soulèvements tumultueux qui menacent la patrie, si on ne fait, à l’instant, tomber la tête des factieux... ». Dans cette optique, la mise à mort est moins une peine qu’une mesure de sûreté, de défense de l’État, et c’est sur cette logique que se fondera une grande partie de la répression politique lors des crises révolutionnaires et nationales des deux siècles suivants. 

Il reste qu’à la fin de l’ancien régime, l’opinion, confortée par le combat de philosophes et écrivains (Voltaire), notamment à l’occasion d’affaires célèbres où la cruauté des supplices infligés pour des condamnations iniques est d’autant plus visible qu’elle se manifeste de plus en plus rarement, va dans le sens d’une restriction dans l’application de la peine capitale. En témoignent bien les cahiers de doléances, à l’exemple de celui du Tiers État de Chartres qui ne préconise la mort que pour les assassins, les incendiaires, les empoisonneurs, l’excluant pour tous les vols. Il est probable que l’évolution de l’opinion, favorable à une réduction de l’application de la peine de mort et à la fin des supplices, a incité les magistrats à aller dans le même sens, particulièrement dans le second XVIIIe siècle. Cette évolution préparait l’œuvre de la Constituante, avec ses avancées et ses limites. 

2) Le débat de la Constituante : enjeux et arguments “par raison d’humanité” 

La question de la peine de mort est discutée lors de l’élaboration du Code pénal de 1791. Le rapporteur du projet, au nom des comités de constitution et de législation criminelle, Le Peletier de Saint Fargeau défend, dans son intervention du 23 mai 1791, une pénalité récusant toute vengeance publique et toute finalité rétributive, et ne reposant que sur l’utilité - les peines doivent prévenir donc être exemplaires et publiques -, tout en faisant preuve d’un humanisme certain, en donnant au condamné la possibilité de s’améliorer, de s’amender, de se réinsérer dans le corps social, particulièrement par le travail. La peine doit être aussi corrective, amélioratrice. 

Dans cette logique, la peine capitale n’a pas sa place : elle n’est pas répressive en son fondement (l’homme est sûr de mourir un jour, habitué à la mort) ; l’expérience prouve qu’elle n’arrête pas le crime (« En Angleterre, la peine de mort menace presque tous les vols ; et dans nul pays, on ne vole plus habituellement qu’en Angleterre ») ; elle est moins efficace que les autres peines inférieures pour les mêmes crimes et elle réprime également des crimes de nature différentes ; l’effet de la peine de mort est immoral (« Tantôt il alimente le sentiment de la cruauté, ... tantôt aussi par la pitié cette peine va directement contre son objet. C’est un grand malheur lorsque la vue du supplice fait céder le souvenir du crime à l’intérêt qu’inspire le condamné ! ») et le risque d’erreur judiciaire est irréparable. Il propose de la remplacer par la détention du condamné dans un « cachot obscur » où « le condamné sera voué à une entière solitude », enchaîné de fers. Mais, par souci d’humanité, cette peine serait temporaire, d’une durée jamais supérieure à 24 ans (le minimum étant de 12 années) et elle ferait l’objet, au fil des ans, d’adoucissements du régime de rigueur, notamment par les possibilités offertes de travailler. L’exemplarité de la peine est renforcée par la visite mensuelle du public : « Une seule fois par mois, les peines du condamné ne seront pas solitaires. Les portes du cachot seront ouvertes, mais ce sera pour offrir au peuple une imposante leçon. Le peuple pourra voir le condamné chargé de fers au fond de son douloureux réduit ; et il lira tracé en gros caractères, au-dessus de la porte du cachot, le nom du coupable, le crime et le jugement ». Inspiré de Beccaria, ce programme le respecte jusque dans l’exception du crime politique : « C’est à l’occasion du chef de parti déclaré rebelle par un décret du Corps législatif. Ce citoyen doit cesser de vivre, moins pour expier son crime que pour la sûreté de l’État. » 

La discussion du rapport a lieu du 30 mai au 1er juin 1791 et oppose deux camps : les abolitionnistes et les partisans du maintien de la peine, tout le monde étant d’accord pour répudier les supplices, le rapport de Le Peletier de Saint-Fargeau, par exemple, conduisant sa réflexion uniquement sur l’hypothèse de la mort simple. Relevons les principaux arguments échangés, arguments qui seront toujours repris par la suite. Parmi les abolitionnistes, on trouve RobespierrePétionDuport, et un curé du Poitou - Jallet - déposant son argumentation par écrit. On trouve dans la discussion les mêmes références à l’Antiquité, aux réformateurs du siècle (Montesquieu, Beccaria) et à l’actualité judiciaire des décennies antérieures. Ainsi, Jallet évoque-t-il en ces termes le supplice du chevalier La Barre : « Rappelez-vous, Messieurs, s’il vous est possible de supporter un tel souvenir ; rappelez-vous ce malheureux jeune homme coupable, sans doute, puisqu’il attaquait le culte établi, mais que la raison, la réflexion, aidées par une correction salutaire, eussent pu replacer au rang des citoyens. Il souffrit la question ordinaire et extraordinaire ; il eut les mains coupées, la langue arrachée ; il fut enfin, vivant encore, jeté au feu. Que font de plus les cannibales ? » 

Et de fait, l’un des premiers arguments est de considérer que la peine capitale est l’apanage de régimes tyranniques, despotiques, comme celui que l’on vient de renverser, et qu’elle est donc indigne d’un pays démocratique où les citoyens sont libres. Robespierre commence ainsi son discours : « Les pays libres sont ceux où les droits de l’homme sont respectés, et où, par conséquent, les lois sont justes. Partout où elles offensent l’humanité par un excès de rigueur, c’est une preuve que la dignité de l’homme n’y est pas connue, que celle du citoyen n’existe pas ; c’est une preuve que le législateur n’est qu’un maître qui commande à des esclaves, et qui les châtie impitoyablement suivant sa fantaisie. ». Pour le curé Jallet, évoquant à grands traits le développement de la monarchie, « L’usurpateur de la liberté de ses égaux ne tarda pas à se croire en droit de disposer de leur vie ; les législateurs adoptèrent, sans examen, ce système barbare ; la jurisprudence devint un répertoire de lois de sang. » 

Or justement, le nouveau régime reposant sur la loi naturelle, fondement du pacte social, ne peut adopter un tel châtiment contraire aux lois de la nature, comme le répètent Duport et Pétion. Ce dernier argumente en ce sens : « ... si l’homme ne peut pas violer cette loi immuable qui gouverne impérieusement tous les êtres, comment peut-il donner à la société un droit qu’il n’a pas lui-même, et comment la société se prétend-elle investie de ce droit ?...La peine de mort est un délit dans l’ordre de la nature. ». Le curé Jallet trouve tout naturellement une justification dans le commandement religieux « Tu ne tueras point ». En somme, les conceptions morales - la parole de Dieu ou le premier des droits de l’homme posant la vie en valeur absolue - interdisent aux individus de tuer, donc il doit en être de même pour les sociétés et les gouvernements qui les représentent. 

À partir de ce principe fondamental, on développe toute une série de critiques sur la peine capitale, critiques qui reflètent une nouvelle conception de la pénalité. 

D’abord, la peine capitale n’est pas intimidante, exemplaire ou dissuasive. Elle n’empêche pas les crimes de se commettre, elle n’a pas le rôle préventif qu’on lui attribue. La preuve en est donnée par l’expérience et par le raisonnement. 

L’expérience ? C’est celle de l’histoire ou des pays étrangers. Cette argumentation sera constamment développée dans les débats futurs. En 1791, on se réfère à l’Antiquité, leitmotiv des révolutionnaires. Pétion désirant justifier son axiome « Les contrées où les supplices sont les plus cruels, sont celles où les crimes sont les plus fréquents », cite l’Attique : « Jamais le nombre des malfaiteurs ne fut plus considérable dans l’Attique, que lorsque les lois atroces de Dracon furent en vigueur. » Quant aux pays étrangers, Robespierre pose la question : « Si la peine de mort est la plus propre à prévenir les grands crimes, il faut donc qu’ils aient été plus rares chez les peuples qui l’ont adoptée et prodiguée : or, c’est précisément tout le contraire », et d’évoquer, comme Pétion le fera également, le Japon : « nulle part la peine de mort et les supplices ne sont autant prodigués ; nulle part les crimes ne sont ni si fréquents ni si atroces ». Naturellement, l’exemple des pays abolitionnistes est mobilisé dans le même sens, comme la Toscane (peine abolie en 1786) par Pétion : « En Toscane, les crimes n’ont jamais été plus rares que dans les années qui ont suivi l’abrogation de la peine de mort. » 

Mais c’est surtout par le raisonnement que l’on veut démontrer l’inefficacité de la peine capitale. Duport, en particulier, montre que la mort est à l’horizon de tout un chacun (« un accident commun à tous les hommes ») : la société, en imposant le châtiment suprême, ne fait que hâter son heure. Elle valorise d’ailleurs parfois cette mort sur les champs de bataille, pour les soldats : « Vous n’avez que la mort à offrir au crime et à la vertu. Vous la montrez également au héros et à l’assassin... ». Comment alors les criminels pourraient-ils en être intimidés ? D’autant plus que la mort est instantanée et que son exemple est donc très limité dans le temps : « il n’y a que la mort actuelle qui puisse être vraiment répressible ; voilà la source de l’erreur ». Pétion peut alors citer le mot de Cartouche, « ce mot qui est dans le coeur de presque tous les scélérats : Un mauvais quart d’heure est bientôt passé. ». Le curé Jallet résume cet argument par une formule saisissante : « Quel exemple que celui d’une exécution qui n’est, dans le fait, qu’un spectacle de quelques minutes, après lesquelles le cadavre disparaît et l’exemple avec lui ! ». 

Non seulement la peine capitale n’intimide pas, mais elle favorise le crime, comme le même Pétion le relève : « elle donne l’exemple de la barbarie ; qu’elle habitue le peuple à des spectacles affreux, à l’effusion du sang humain, qu’elle le rend cruel, qu’elle corrompt ses mœurs. ». Duport abonde dans le même sens : « pour punir quelques hommes, vous les corrompez tous : car, s’ils ne se rendent pas criminels, vos peines au moins tendent à les rendre durs, insensibles, inhumains ». Car, non seulement, affirme-t-il, le spectacle du châtiment porte ceux qui y assistent à l’indulgence envers le supplicié, mais le spectateur tire la leçon que le crime, « cette horrible entreprise ...paraît plus simple et plus facile, elle fatigue moins ses sens depuis qu’il a vu la société elle-même se permettre l’homicide ». Et de conclure : « le meurtre cesse d’être une action atroce, il n’est plus qu’une action illégale ; ce n’est plus qu’une simple formalité qui sépare l’assassin et le bourreau ». 

Non dissuasive, la peine capitale est irréparable, et thème constamment développé par la suite, elle ne permet pas la réparation pour l’innocent condamné. Le curé Jallet peut lancer un avertissement prémonitoire : « ne doutez pas qu’en signant la loi qui établit la peine capitale, vous ne signiez, pour les siècles qui suivront, l’arrêt de mort d’une infinité d’innocents ». 

La peine capitale est donc dangereuse pour l’innocence, dépourvue de valeur exemplaire. Elle doit être remplacée par une pénalité qui ne rate pas son objectif - la dissuasion du crime - tout en permettant un retour à la vertu comme le dit Robespierre : « Ravir à l’homme la possibilité d’expier son forfait par son repentir ou par des actes de vertus ; lui fermer impitoyablement tout retour à la vertu, à l’estime de soi-même, se hâter de le faire descendre, pour ainsi dire, dans le tombeau encore tout couvert de la tache récente de son crime, c’est à mes yeux le plus horrible raffinement de la cruauté ». Et Pétion, comme tous les orateurs, de développer l’objectif de la pénalité nouvelle, en posant comme principe que les peines ont pour but de « corriger l’homme et de le rendre meilleur. La loi ne punit pas pour le plaisir cruel de punir ...Il est plus simple, sans doute, et plus expéditif surtout, de faire périr un homme que d’entreprendre sa guérison ; mais la nature et la raison se révoltent de cet acte barbare ». Pour atteindre cet objectif, il faut du temps : d’où la proposition d’une peine prolongée qui fait des « longues souffrances un exemple redoutable pour ceux qui seraient tentés de l’imiter ». 

Au-delà d’une pénalité corrective, il y a également l’idée d’une politique préventive plus générale, s’attaquant aux causes profondes de la criminalité qui relèvent de l’organisation de la société et du mode de gouvernement. Pour Robespierre, « les crimes sont les fruits empoisonnés des mauvais gouvernements ». Duport, résume bien sa pensée sur ce plan : « Je ne cesserai de la répéter, cette vérité qu’on semble mépriser parce qu’elle est trop simple ; le premier de ces moyens et le plus efficace, c’est la justice, la douceur des lois et la probité du gouvernement....Fournissez aux hommes du travail, et des secours à ceux qui ne peuvent travailler, vous aurez détruit les principales causes, les occasions les plus ordinaires, je dirais presque l’excuse de tous les crimes. » Avec des lois justes, une justice pacificatrice et dépourvue d’arbitraire, la lutte contre la misère - Duport affirme : « j’ose vous déclarer que les trois quarts de ce Code [pénal] sont dans le travail que votre comité de mendicité doit vous présenter » - , les abolitionnistes pensent diminuer le nombre des crimes. Leur rejet de la peine capitale s’inscrit donc dans une conception plus vaste, portant à la fois sur la pénalité et sur l’organisation de la société. 

Il en est de même, pour les partisans du maintien de la peine de mort, dont les arguments sont à l’inverse. Interviennent en ce sens, PrugnonBrillat-Savarin, Mougins de Roquefort, Mercier et Barère, ce dernier faisant exception car très proche, sur le plan philosophique et moral, des abolitionnistes, mais considérant que la situation n’est pas encore mûre pour l’abolition : « Laissons donc, puisque des circonstances impérieuses nous y forcent, laissons à nos successeurs l’honneur d’abolir la peine de mort ». Pour les autres, la peine capitale est justifiée par des raisons de principe, par l’expérience et par la critique de la peine de substitution proposée par les partisans de l’abolition dont on affirme qu’ils ont une vision trop sentimentale et utopique de la société et de l’humanité. 

Au niveau des principes, Brillat-Savarin, n’hésite pas à dire que cette peine est au fondement du pacte social : « La peine de mort, regardée dans sa cause et dans ses effets, n’est autre chose, dans le contrat social, que la clause compromissoire, ou la clause par laquelle chaque individu assure, sur sa vie, la vie de ceux avec qui il est en société ; et sous ce point de vue, la peine de mort est en quelque sorte la base fondamentale de toute l’agrégation politique ; et quand elle a porté la peine de mort, c’est comme si elle eût dit à tout homme : si votre vie vous est chère, respectez celle de votre semblable, car vous en répondez sur votre propre vie. ». Prugnon ne dit pas autre chose, en affirmant que la peine de mort est inscrite dans le droit naturel : « ... la vie de chacun étant sous la garde de tous, la condamnation à la mort contre un assassin n’est que la déclaration d’un droit naturel... ». Mougins de Roquefort abonde dans le même sens : « J’ai prouvé qu’elle était fondée sur la loi naturelle, qui est la première de toutes les lois ; sur la violation du pacte social, sur la sûreté générale et individuelle de chaque citoyen. » 

Partant donc de l’idée de légitime défense -la société en prenant le relais par la justice -, on justifie explicitement la loi du talion. Mougins de Roquefort, après avoir fait appel à l’autorité de Montesquieu, Mably, Filangiéri, évoque celle que « M. Julien d’Entand de Genève, dans son Essai de jurisprudence criminelle, soutient, avec autant de justesse que d’érudition, que l’on ne peut se dispenser d’infliger la peine de mort contre le meurtrier. Il appuie son sentiment sur l’équité admirable de la loi du talion ». Or, abolir le talion serait renverser l’ordre des choses et de la société comme le dit toujours Mougins, en mettant en avant la victime du crime : « Si le sort d’un citoyen vertueux est pire que celui d’un meurtrier, il n’y a plus d’ordre, de sûreté, de droit sacré parmi les hommes ; l’on fait naître le plus grand de tous les maux, celui de l’impunité. » Cette loi du talion sera reprise, quoi qu’ils en disent, par tous les partisans de la peine capitale au cours des siècles suivants. 

Elle est associée à l’idée que cette peine est intimidante, même si parfois, en refusant les supplices qui l’accompagnaient sous l’ancien régime, on a quelque doute sur les vertus de l’exemplarité. Brillat-Savarin fait part de son expérience : « Souvent mon devoir m’a appelé dans ces asiles où le crime attend son châtiment ; j’y ai vu combien la peine de mort est supérieure à toute autre ; j’y ai vu les coupables se féliciter de n’être condamnés qu’aux galères, tant il est vrai que nulle peine ne peut remplacer celle de la mort ». Prugnon affirme que si « le méchant ne craint pas Dieu », « il en a peur » : pour le criminel dont « l’être moral est éteint », il faut « un ébranlement et des impressions physiques » ; le meilleur ressort, c’est « l’appareil du supplice, même vu dans le lointain, [qui] effraye les criminels et les arrête ; l’échafaud est plus près d’eux que l’éternité ». Mougins de Roquefort convient que la mort ne dure qu’un instant, mais ajoute-t-il, elle décide de tout et termine le temps, et « celui que l’on mène au gibet regarderait comme une faveur la prison la plus dure, les travaux les plus pénibles, l’esclavage perpétuel ». Et Mercier veut croire, quand même, malgré ses doutes, à la valeur exemplaire de l’exécution : « Mais si l’exemple était nul pour quelques-uns, il faut avouer qu’il ne l’était pas pour le plus grand nombre. Il était assez ordinaire, dans nos ci-devant provinces, de voir le père de famille, l’instituteur, le maitre d’atelier, conduire à ces tristes spectacles ses enfants, ses élèves, ses ouvriers ; profiter de ces punitions du crime pour leur donner des leçons de vertu ; leur rappeler souvent la fin honteuse qui attendrait le coupable ; enfin il est notoire que les pays où les forfaits étaient punis avec exactitude, étaient ceux où les forfaits étaient le plus rare ». 

Cette dernière remarque inverse l’argumentation des abolitionnistes. L’expérience de tous les temps et de tous les peuples est mobilisée pour justifier le maintien de la peine. Il suffit de citer Mougins de Roquefort : « ... presque tous les peuples l’ont décernée cette peine ; elle a été en usage dans tous les siècles. ... Or, une expérience si longue, si universelle, en un mot, celle de tous les siècles et de tous les peuples, ne présente-t-elle pas un argument bien fort contre l’abolition de la peine que votre comité prononce ? ». 

Autre argumentation, appelée également à devenir un classique : la critique de la peine de substitution. Le comité propose la peine du cachot. Mais pour Prugnon, comme pour Brillat-Savarin, cette peine n’assurera pas une bonne répression et elle ne vaut guère pour son exemplarité. Le travail dans l’obscurité et loin de la société n’est-il pas déjà le fait des mineurs ? Quant à la rigueur de la peine, elle va, avec le temps, inspirer de la pitié, donc des aménagements dans le sens de l’adoucissement. Les condamnés vont chercher à s’évader, notamment les plus riches qui vont soudoyer leurs gardiens. En outre, ajoute toujours Prugnon, les condamnés vont se corrompre entre eux : « si à la longue l’haleine de l’homme est mortelle à l’homme, plus encore au moral qu’au physique, qu’aurez-vous à espérer d’eux ? ». Bref, pour parler comme Brillat-Savarin, loin d’offrir une possibilité de correction, la peine de cachot « tend à rendre à la société des membres infects », version déjà connue de la prison école du crime. 

On devine, derrière ces arguments, une vision pessimiste de l’homme, et cela ressort bien de la critique qui est faite aux idées des philosophes. Prugnon estime qu’ils ont « prêté leurs calculs et leur logique aux assassins ; ils n’ont pas vu que ces hommes étaient une exception aux lois de la nature, que tout leur être moral était éteint ; tel est le sophisme générateur des livres ». Et de dénoncer « la vieille chimère de la perfection. On se crée un monde, sinon imaginaire, au moins très difficilement possible ; et c’est dans cette espèce de région que les faiseurs résident ; ayons le bon droit de les y laisser, et d’habiter avec la sagesse du monde réel. ». Brillat-Savarin distingue d’ailleurs une catégorie d’hommes « qui naissent scélérats », justifiant ainsi logiquement leur élimination physique. 

Finalement, le débat débouche sur le maintien de la peine, sans supplice, avec un nombre limité d’incriminations passibles du châtiment suprême : 32 contre 115 dans l’ancienne législation. Sont éliminés de la liste des crimes capitaux les attentats aux bonnes mœurs, ceux portés à l’exercice du culte et les vols. Hors les homicides et l’incendie, la majorité de ces crimes relèvent de la défense de l’État et des intérêts publics. 

Reste à comprendre pourquoi, en cette fin de printemps 1791, l’abolition a échoué. Il est probable que le contexte révolutionnaire a joué, comme le laissent entendre plusieurs intervenants, quand, à différentes reprises, ils évoquent, comme Barère, la difficile mise en place de la nouvelle législation et des nouvelles institutions. De ce fait et surtout, compte tenu des résistances royalistes à la Révolution qui se font jour, la peine de mort comme moyen de défense politique, peut être nécessaire : « D’un autre côté, la fermentation des esprits, inévitable dans un moment de révolution ; les secousses que l’esprit public peut éprouver dans le passage d’une législature à une autre ; deux partis divisant la France, les vengeances et les haines, n’ayant rien qui les comprime et qui les arrête ; une population immense sans travail ; des brigands étrangers, introduits par les malveillants ou par la licence dans le royaume ; la mendicité dont les maux n’ont pu être adoucis, et dont les vices n’ont pu être encore réprimés ; le dirai-je enfin, l’habitude des lois pénales atroces, tout semblait imposer un devoir rigoureux aux législateurs de la Révolution de maintenir encore la peine de mort ». D’autres, plus proches de l’ancien régime, s’inquiètent de l’anarchie créée par la Révolution, et la peine capitale, comme le dit Prugnon, doit servir à contenir le peuple : « Or, dans quel moment aboliriez-vous la peine de mort ? Dans un moment d’anarchie, où vous n’avez pas assez de toutes vos forces contre la multitude, à qui on a appris qu’elle pouvait tout ; où il faudrait multiplier les freins et les barrières contre elle, loin de les affaiblir ; dans un moment enfin où le sentiment de la religion est prêt à s’éteindre dans plusieurs classes de la société... ». Mercier ne dit pas autre chose, évoquant l’engorgement des prisons : « dans un moment où l’on se plaint généralement que les prisons regorgent de malfaiteurs ; ce n’est pas dans un tel moment qu’il convient de relâcher le ressort de la terreur ». 

Compte tenu de ce contexte, restait à concrétiser l’article 2 du Code pénal adopté : « La peine de mort consistera dans la simple privation de la peine de la vie, sans qu’il puisse jamais être exécuté aucune torture envers les condamnés », l’article suivant désignant la décapitation comme modalité (« tout condamné aura la tête tranchée »).

 

3) Naissance de la guillotine 

Tous les intervenants dans le débat de la fin mai 1791 sont d’accord sur le rejet des supplices encore que quelques voix s’élèvent pour conserver l’amputation du poing en cas de parricide. Mais, en fait, le rejet des souffrances physiques inutiles était acquis depuis le début de la Constituante, et dès octobre 1789, le docteur Joseph-Ignace Guillotin, député, y avait exposé un projet de réforme du système pénal en six points, prônant l’égalité des peines quel que soit le rang du coupable, la personnalité des peines (pas de flétrissure pour la famille ni de confiscation des biens), et l’article 6 prévoyait qu’en cas de peine de mort « le supplice sera le même, quelle que soit la nature du délit... Le criminel sera décapité ; il le sera par l’effet d’une simple mécanique ».Le débat étant ajourné, Guillotin revient à la charge le 1er décembre 1789, développant son idée de « machine à couper les cous » (A. Louis), inspirée d’instruments déjà utilisés en Italie (mannaia), en Angleterre (Halifax gibet) ou en Écosse (maiden). On lit le lendemain, dans leJournal des États généraux : « M. Guillotin a fait la description de la mécanique ; je ne le suivrai pas dans ses détails ; pour en peindre l’effet, il a oublié un instant qu’il était législateur pour dire en orateur : « La mécanique tombe comme la foudre, la tête vole, le sang jaillit, l’homme n’est plus ». Ce n’est pas dans le code pénal que de pareils morceaux sont permis. » Son discours est perdu, mais les journaux s’emparent de ses formulations particulièrement frappantes, telle celle-ci : « Messieurs, avec ma machine, je vous fait sauter la tête en un clin d’œil, et sans que vous éprouviez la moindre douleur ». On rapport également une autre phrase restée célèbre : « Le supplice que j’ai inventé est si doux qu’on ne saurait que dire si l’on ne s’attendait pas à mourir et qu’on croirait n’avoir senti sur le cou qu’une légère fraîcheur ». Ces formules suffisent à rendre célèbre son auteur, d’emblée devenu la cible des humoristes et expliquent que la machine ait été baptisée « guillotine » avant même d’être née. 

Car si Guillotin a l’idée, ce n’est pas lui qui va la réaliser, mais un autre médecin, Antoine Louis, bien plus tard et dans l’urgence. En effet, au 1er juin 1791, lors de l’adoption des premiers articles du Code pénal, le mode de décapitation est repoussé à plus tard. Or déjà, on l’a noté, certains font référence à l’engorgement des prisons. Des condamnés sont en attente de leur exécution et le climat politique se durcit alors même que la peine capitale est admise pour une trentaine de crimes. Le bourreau de Paris, Charles-Henri Sanson, s’interroge fortement sur la manière d’appliquer l’article 3 du Code pénal : « tout condamné aura la tête tranchée ». Cela a le mérite d’être clair mais, montre-t-il dans un rapport adressé au ministre de la Justice, on ne peut adopter la technique de la décapitation - à l’épée - utilisée naguère pour les seuls nobles. La décollation ainsi faite risque de devenir l’occasion de scènes scandaleuses car elle suppose à la fois adresse de l’exécuteur et obéissance scrupuleuse, grande fermeté du patient, ce qui n’est pas dit d’avance, vu que tous les condamnés à mort seront désormais décapités. Le corps à corps entre le bourreau et le condamné subsiste et il est gros de dangers et de dérapages : en cas de faiblesse du condamné, « l’exécution deviendra une lutte et un massacre ». C’est devant cette impasse que les autorités parisiennes vont faire appel au secrétaire perpétuel de l’Académie de chirurgie, A. Louis. Ce dernier rédige le 17 mars 1792 un Avis motivé sur le mode de décollation dans lequel se trouve la description précise de ce qui allait devenir la guillotine, répondant ainsi aux obstacles soulevés par Sanson (fébrilité du condamné, maladresse possible de l’exécuteur). Dès le 20 mars 1792, l’Assemblée nationale adopte le procédé et autorise les premiers essais. On s’adresse d’abord au charpentier des domaines, fournisseur habituel des bois de justice, un nommé Guidon qui, supputant une excellente affaire, propose un devis énorme de plus de 5 000 livres pour construire la première machine. C’est finalement, un facteur de pianos, Tobias Schmidt, qui réalise la première guillotine, pour une somme de 960 livres. Les premiers essais ont lieu à Bicêtre le 17 avril 1792, avec un plein succès, sur des cadavres, puis sur un mouton vivant. Sanson l’inaugure le 25 avril 1792, place de la Grève, sur Nicolas Jacques Pelletier, repris de justice, voleur et assassin. 

Quel sens faut-il donner à l’adoption de la guillotine ? 

D’abord, elle est fille des Lumières, dans la mesure où elle permet de donner la mort avec humanité, la mise à mort étant rapide et douce, sans bavure. Elle répond pleinement ainsi à ce vœu d’un cahier de doléances souhaitant « que la peine de mort soit exécutée d’une seule manière, la moins douloureuse » et au vœu de Marat - dans son Plan de législation criminelle - de rendre « affreux l’appareil du supplice, mais que la mort soit douce ». Elle est fille des Lumières également parce qu’elle est démocratique, égalitaire, et opère, si l’on peut dire, un nivellement par le haut donnant à tous ce qui n’était auparavant que le seul privilège de la noblesse. Elle ménage également les spectateurs en effaçant l’horreur des tortures et supplices. 

En même temps, elle témoigne de la naissance de l’ère industrielle, du passage de l’artisanat à la machine. Au savoir faire, au tour de main du bourreau, engagé dans un corps à corps avec son patient, succède le machiniste, l’horloger qui déclenche le mécanisme faisant descendre le couperet, après que les aides se soient chargés de ligoter le patient sur la planche à bascule puis de placer au mieux sa tête dans la lunette. En ce sens, la guillotine rend le bourreau plus humain, le blanchit du sang qu’il répandait avant avec ses mains. Mais le machinisme, c’est aussi la compression de la main-d’œuvre. On n’a plus besoin de 160 exécuteurs, un seul par département suffit désormais. La machine, c’est aussi une exécution très rapide - on compte désormais en secondes le temps de mise à mort à partir de la montée à l’échafaud - et donc la possibilité d’exécutions en masse. C’est en ce domaine que la guillotine va devenir, appliquée aux crimes politiques, une véritable machine de gouvernement pendant la Terreur. 

4) La guillotine comme machine de gouvernement ? 

Instrument de la répression exercée par le Tribunal révolutionnaire, la guillotine finit par représenter, à elle seule, aux yeux des révolutionnaires comme des royalistes et opposants au gouvernement révolutionnaire de la période de la Terreur, la justice révolutionnaire. Elle lui donne figure, ne serait-ce que par la fréquence des exécutions, devant un large public, d’abord, pour Paris, place du Carroussel, puis à partir de l’exécution de Louis XVI en janvier 1793, place de la Révolution (actuelle place Concorde). Dans le langage populaire, comme dans les écrits et paroles des révolutionnaires, la guillotine devient l’objet d’un véritable culte dans la mesure où elle permet de fonder la République et de la défendre contre ses ennemis. La période de la Terreur est aussi celle de la « sainte guillotine » : c’est ainsi que l’on révère le « rasoir national », « la planche à assignats » (expression significative de la mort en série) qui assure le triomphe des principes démocratiques, puisque aussi bien on la nomme également « le raccourcissement patriotique » ou la « faux de l’égalité ». A Lyon, elle devient « l’autel de la patrie » et le conventionnel Amar aurait invité les conventionnels à « aller voir célébrer la messe rouge ». Ce véritable culte, à dimension fortement religieuse (alors qu’on est en pleine déchristianisation officielle) est révélateur des tensions politiques du moment, de l’aprêté de la lutte entre révolutionnaires et contre-révolutionnaires. 

C’est d’ailleurs ce qui conduit à nuancer les interprétations de la Terreur révolutionnaire comme préfiguration des totalitarismes contemporains pratiquant l’élimination en masse de leurs adversaires. Sans aucun doute on a une répression politique massive : la répression judiciaire, exercée par les tribunaux révolutionnaires a fait près de 17 000 victimes sur l’ensemble de la France, de mars 1793 à août 1794. Mais les deux tiers des sentences capitales prononcées en province (lesquelles comptent pour 80 % de la répression sur l’ensemble du territoire), l’ont été en Vendée. En fait, la Terreur s’est concentrée dans les régions de guerre civile : la justice révolutionnaire apparaît aussi et peut-être surtout comme une justice de temps de guerre, expéditive et sanglante, mais respectant les formes (audiences publiques, jurés). On ne peut pas dire que la Révolution ne pouvait que conduire, par elle-même, à l’extermination. C’est la situation de guerre, avec l’appel du roi et de ses partisans (les émigrés) à l’étranger, le développement de foyers contre-révolutionnaires qui conduisent le gouvernement révolutionnaire à une répression politique dont l’ampleur est à la mesure des résistances à une révolution radicale qui modifie profondément l’ordre social. Et progressivement tout ce qui faisait obstacle à la mobilisation en vue de la victoire sur un ennemi bien réel entrait dans le champ de la peine de mort : émigrés, prêtres réfractaires, déserteurs, fédéralistes, accapareurs, auteurs d’atteintes aux biens nationaux, jusqu’aux « ennemis du peuple » dont la liste extensible est définie dans le décret du 22 prairial an II. 

Mais, au-delà des problèmes d’interprétation de la Terreur, il importe de noter d’emblée la différence entre crimes capitaux de droit commun et crimes politiques. Les seconds, pour les gouvernements qui les répriment, ne font guère débat sur l’instant : il y va du salut de l’État (de ceux qui le représentent et parlent en son nom), de la patrie, etc. Cela va être une constante des deux siècles suivants : à chaque crise politique et nationale, la répression politique n’hésitera pas à faire appel à la peine de mort - même quand celle-ci est théoriquement abolie en matière politique après 1848 -, et l’on peut déjà remarquer que les gouvernements marqués à gauche font plutôt appel alors à la répression judiciaire, à la guillotine (Terreur, Libération) alors que les gouvernements de droite, conservateurs, sont plus portés à varier la répression, en faisant également usage de la répression militaire. Mais le caractère heureusement espacé de ces épisodes fait que le débat sur la peine de mort porte, sauf pendant le premier XIXe siècle, essentiellement, sur son application en matière de droit commun, les raisons de sûreté nationale évoquées par Beccaria restant toujours implicitement admises au plan politique. Avant de reprendre ce débat, il importe de suivre l’évolution en matière de droit commun, quant à la législation et à l’application de la peine capitale. 


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