3. Comment juge-t-on ?

Plan du chapitre

Comment juge-t-on ?

« Quand on traite de la mort d’aucuns, on doit procéder bien meurement et s’enquérir de la vérité du cas », dit l’avocat du procureur du roi au Parlement au milieu du XVe s. La justice ne doit pas être rendue à la légère et les juges ne doivent pas faillir.
Au même moment, la « Grant’Chambre » du Parlement se pare d’une imposante Crucifixion. Elle engage les juges à « avoir Dieu devant les yeux » avant de prononcer leur sentence.
Les juges doivent aussi puiser dans la tradition des rois justiciers, comme Charlemagne à droite du tableau, et saint Louis à gauche (sous les traits de Charles VII), dans une parfaite continuité dynastique.
Aux XIVe et XVe s., de nombreux auditoires se dotent de cette crucifixion qui incite à ne pas condamner un innocent comme le Christ l’a été par Pilate.

« Aucun crime ne doit rester impuni »

Justice accusatoire

Jusqu’au XIIe s., la justice est en principe accusatoire : nul ne peut être jugé si la victime n’a pas porté plainte. Suivant une procédure orale, le juge arbitre entre les deux parties, punit surtout par des amendes. Il ne recourt que très rarement à l’ordalie (jugement de Dieu), destinée à faire éclater la vérité pour les crimes les plus graves et les plus cachés, comme l’adultère. Elle est pratiquée par l’épreuve du feu, de l’eau bouillante ou froide, du gavage de pain et de fromage (« ordalie à la fouace »)…
La justice de certains seigneurs est violente et abusive, à peine limitée par le droit coutumier. Dans les villes, les bourgeois s’élèvent contre ces pratiques. Le clergé également : le Livre des Miracles de sainte Foy de Conques raconte comment la sainte a ressuscité des voleurs abusivement pendus.

Justice inquisitoire

Au XIIIe siècle apparaît une nouvelle procédure, davantage fondée sur l’enquête (du latin « inquisitio ») et les témoignages : la justice inquisitoire. Les ordalies sont interdites par le concile de Latran IV en 1215, même si certaines subsistent longtemps, tel le duel judiciaire. Le procès doit être écrit. Le juge peut agir d’office et acquiert le pouvoir de juger en son âme et conscience : c’est l’arbitraire du juge, qui n’est pas sans garde-fous. Le juge doit avoir recours à la Loi qui, en retour, le protège de la vengeance des justiciables. Quelles lois ?
Il s’agit d’abord de la Loi divine, définie dans les dix commandements bibliques. Ce sont aussi les références au droit coutumier pétri de pratiques rituelles, paroles et gestes. Les coutumes sont mises par écrit à partir du XIIIe s. dans des coutumiers privés, tel celui de Philippe de Beaumanoir pour le Beauvaisis. Il faut attendre la fin du XVe s. pour que soient officiellement rassemblées les coutumes du royaume.
Mais le changement vient surtout de la diffusion du droit canonique et du droit romain. Le droit canonique est rassemblé par Gratien dans le Décret en 1140, et complété par des Décrétales (recueils de textes juridiques écrits par les papes).
Le droit romain est celui de l’empereur Justinien au VIe s. Il n’avait jamais totalement disparu mais se diffuse de façon foudroyante à la fin du XIe s. depuis Bologne jusqu’en Provence et Montpellier, puis gagne le nord du royaume dès le XIIe s. Selon son enseignement, « aucun crime ne doit rester impuni » et « il convient de punir pour l’exemple ».

Arrangements et négociations

Une justice écartelée

La justice médiévale reste divisée entre deux objectifs : savoir la vérité à tout prix en obtenant l’aveu du supposé coupable, ou rechercher la paix entre les parties de façon à construire l’oubli, éventuellement aux dépens de la vérité.
Dans les « Procès de Paradis », un genre littéraire très prisé aux derniers siècles du Moyen Âge, l’allégorie de la Justice s’oppose souvent à celle de la Paix, pour finalement terminer en s’embrassant : « Justice et Paix se sont embrassées l’une l’autre », enseignent les prédicateurs en rappelant les textes bibliques.


Négociations
Une grande partie des accords entre les parties n’a pas laissé d’archives car l’oral prime. Mais les rites sont précis. Soit les deux parties s’entendent seules, soit elles ont recours à un ou plusieurs arbitres dont elles s’engagent à suivre la décision, en général par « la foi et serment de leur corps ». On donne sa foi, on « fiance la paix ».
Le curé, le tavernier peuvent servir d’arbitre. Ce sont, plus officiellement, des autorités reconnues, des « bons hommes » qui sont élus « arbitres, arbitrateurs et aimables compositeurs ». L’accord peut alors être couché dans une charte ; il peut aussi être conservé par un notaire qui enregistre soigneusement la somme d’argent touchée par la victime.

Au tribunal

La négociation est partout. Les menaces de sanctions se déclinent de la plus sévère à la plus acceptable par les parties, c’est-à-dire une amende. Tout se passe comme si, par ses excès, le discours des avocats servait déjà à régler le conflit.
Ces négociations ralentissent la justice et coûtent cher. Elles favorisent la corruption des juges.
Certains n’hésitent pas à distribuer d’importants pots-de-vin. C’est le cas de Jean sans Peur. Menacé d’hérésie en 1414 lors du Concile de Constance, pour le texte justifiant l’assassinat de Louis d’Orléans, il fait distribuer près de 3900 litres de vin de Bourgogne et 1500 écus d’or, réussissant à faire casser la sentence de condamnation. La paix est aussi à ce prix.

Transactions et justice publique
Les transactions ne constituent ni une sous-justice, ni une infrajustice.
Elles rendent la justice du roi possible en écartant la vengeance. Lorsqu’il accorde sa grâce, le roi veille à ce qu’il y ait eu accord entre les parties.
Au Parlement de Paris, le greffier scelle des accords que le roi a autorisés en cours de procès pour « paix et amour nourrir entre nos sujets ». Ces accords sont en principe interdits pour les crimes énormes : « nul cas criminel ne choit en arbitrage, par especial de rapt, de meurtre, de trahison, de pillerie » écrit Jean Boutillier à la fin du XIVe siècle. Or, même les accords conservés au Parlement portent sur des rapts, des sauvegardes royales enfreintes, des homicides…

« Savoir la vérité par sa bouche »

Rareté de la torture

Le mot torture n’est employé que dans la seconde moitié du XVe siècle. On parle plutôt de « tourments », de « gehine » et surtout de « question ». Son usage est rare car la procédure reste le plus souvent « ordinaire », avec recours à l’enquête et aux témoignages. Elle ne devient « extraordinaire » que lorsque les juges veulent obtenir un aveu, en particulier pour juger les hérétiques. Elle est aussi utilisée si le prévenu a été trouvé « variant » dans ses dépositions.


Faire parler le corps
Le condamné, dépouillé de ses vêtements, en chemise, subit le plus souvent l’élongation de ses membres sur un chevalet (grand et petit tréteau) et doit en même temps ingurgiter de l’eau froide ou chaude en grande quantité, ce qui favorise l’étouffement et apparente la torture à l’ordalie.
Au moyen d’une poulie fixée au plafond, mains liées derrière le dos et des poids attachés aux pieds, il peut être hissé puis brusquement relâché, ce qui peut provoquer la dislocation du corps : c’est l’estrapade. Il peut aussi avoir les membres garrotés au moyen de cordes : c’est la pelote.
S’ensuivent des sévices graves, même si la torture par le feu est en principe interdite au début du XIVe siècle.
Le torturé est « moult affaibli de son corps », même si la torture ne doit pas être « inhumaine ». La douleur fait « braire et horriblement crier et plaindre ceux qu’on y mettait ». Il faut faire parler le corps.


A qui s’applique la torture ?
La torture est en principe réservée à ceux qui sont soupçonnés d’être « meurtriers (homicide avec préméditation), incendiaires de maisons, efforceurs de femmes, desrobeurs de grand chemin, traîtres, hérétiques, bougres ». En réalité, la renommée du prévenu est déterminante. Redoutable est celle de l’homme réputé « vagabond, menant femmes par le pays, et houllier public, homme de très male renommée entre les compagnons faisant leur métier de larrecin ».
Les femmes de petite condition peuvent aussi être soumises à la torture, à condition qu’elles ne soient pas enceintes. En revanche, les nobles et les élites urbaines y échappent, sauf lors de retentissants crimes politiques qui relèvent de la lèse-majesté.

Lieux de torture

La torture a lieu dans une chambre de la prison ou du tribunal, par exemple à la tour Bonbec de la Conciergerie au XVe siècle, ou encore dans les basses-fosses des châteaux. Elle est le plus souvent confiée au geôlier ou à des sergents, parfois au bourreau. Elle se déroule en secret. Si le prévenu n’avoue rien, il est reconnu innocent. Le Parlement de Paris veille à ce que la torture ne soit pas « haineuse » et soit appliquée dans les règles…

Les prévôts de Paris

« Paris dans le ventre de la justice »

Les prévôts ont d’abord acheté leur charge comme dans les autres seigneuries.
En 1261, Saint Louis décide que la prévôté doit être administrée comme un bailliage ou une sénéchaussée du royaume. Le prévôt de Paris est désormais nommé et gagé par le roi, qui peut également le révoquer…
Le premier d’entre eux, Étienne Boileau, est chargé de réformer la justice de la prévôté et la police des métiers parisiens. Il est réputé pour sa rigueur. On raconte qu’il aurait fait pendre son filleul, qu’il « aimait fort » mais qui avait été « repris de larrecin ».
On vante le Châtelet « où il y a grand foison de bon conseil et sage pour aider à garder nos droits et biens de justice ». Le prévôt y est aidé d’examinateurs (sortes de commissaires de police), au civil comme au criminel, de notaires, de greffiers et de 400 sergents, à pied et à cheval.


Une justice centralisée
En 1389, les pouvoirs du prévôt de Paris sont élargis à l’ensemble du royaume dont il devient au XVe siècle le « grand réformateur ».
C’est ainsi que, à partir du 5 septembre 1390, sont jugés à Paris quatre empoisonneurs de puits qui auraient sévi dans le Val de Loire. Ils ont été amenés au Châtelet après une enquête diligentée sur place le 17 août. Condamnés comme criminels de lèse-majesté, ils sont décapités et leur corps pendu au gibet le 26 septembre, ce qui montre la rapidité de la justice.
Les prévôts de Paris au Châtelet sont donc les clés de voûte de la justice royale.

Quelques prévôts célèbres

Citons Hugues Aubriot (1320–1382), prévôt de Paris sous Charles V, qui sécurise Paris en réformant le guet royal. Il se heurte à l’Université qui réussit à le faire condamner pour sa clémence envers les juifs.
Sous Charles VI, Jean de Folleville (1389–1401) fait rédiger un registre recensant 107 cas « énormes » pour montrer comment il faut obtenir un aveu par la torture et comment il est possible de condamner à mort de façon licite.
Guillaume de Tignonville (1401–1408) est le traducteur des « Dicts moraulx », œuvre à succès qui définit ce que doit être le pouvoir justicier du roi : « qui mettra empêchement en ton règne ou en ta seigneurie, fais-le décoller publiquement afin que les autres y prennent exemple ; du larron soit coupée la main, les robeurs de chemin soient pendus afin que les voies soient plus sûres, les sodomites soient ars (brûlés), les hommes pris en fornication soient punis selon l’état de leur personne et les femmes pareillement…». De 1405 à 1407, protégé par le duc d’Orléans, il prend des décisions radicales en particulier contre les clercs et ceux qui se font passer pour tels. Mais il est déchu au retour du duc de Bourgogne Jean sans Peur à Paris en 1408 pour avoir fait pendre deux clercs après les avoir fait torturer malgré les exhortations de l’Université.

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