4. Les tribunaux de la Révolution

Plan du chapitre

Sous l’Ancien Régime, de manière schématique, toute justice émane du roi ; en réalité, les tribunaux se sont arrogé de grands pouvoirs, et composent entre les lignes directrices imposées par une royauté qui ne peut totalement dominer le système judiciaire. En effet, les juges sont bien plus limités par les pratiques locales que les textes royaux. Alors que le pouvoir central essaye progressivement de s’imposer, les magistrats ripostent, arguant notamment qu’ils ne dévoient pas les lois royales en les contournant. Ils concèdent que « l’équité “corrective” n’appartient qu’au prince » (Jacques Krynen, L’État de justice. France, xiiiexxe siècle, tome 1, Paris, Gallimard, 2009, p. 168) ; cependant, de manière très concrète, « tous font de l’équité “modératrice” ou “supplétive” la meilleure interprète des lois, “l’âme de la loi” même » (Jacques Krynen, L’État de justice, op. cit.).

Le système judiciaire repose sur une organisation hiérarchique complexe où règne une grande confusion des pouvoirs due à une juxtaposition des juridictions. En matière de justice, les Constituants opèrent une révolution complète. Toutes les juridictions existantes sont supprimées. La souveraineté émane désormais de la Nation, ce qui explique le principe d’élection des juges et la création des jurys. De la Révolution de 1789 jusqu’à nos jours, nous observons une bascule entre souveraineté nationale et souveraineté populaire, balance qui entraîne toute une vague de conséquences juridiques.

En 1790, une nouvelle organisation se met en place qui distingue deux ordres de justice :

1. Une justice de droit commun

  • Justice civile : juges de paix, tribunaux de district

  • Justice pénale : police municipale, tribunal de police correctionnelle, tribunal criminel départemental

  • Au sommet, le Tribunal de cassation

2. Une justice politique : Haute Cour nationale.

Néanmoins, à Paris, en attendant que ce système refondé soit opérationnel, et pour résoudre le sort de l’arriéré d’Ancien Régime, deux solutions de transition sont adoptées en matière pénale. Premièrement, des juridictions pénales provisoires sont créées – le Tribunal des dix, six tribunaux criminels provisoires –, et une compétence criminelle est attribuée transitoirement à certains tribunaux civils – les six tribunaux d’arrondissement et le Tribunal criminel extraordinaire du 17 août 1792.

La disparition, en 1871, des archives des tribunaux d’arrondissement dans les incendies de la Commune, limite l’analyse des affaires criminelles parisiennes aux seuls procès portés devant les juridictions pénales provisoires, qui ont échappé à la destruction, parce que versés dès 1847 aux Archives nationales. L’étude n’est donc possible que de décembre 1790 à décembre 1792.

Les nouveaux tribunaux

Dans l’urgence, les nouveaux tribunaux s’installent souvent à la place des anciens, mais ceux-ci ne disposent pas toujours de vastes salles où admettre le public. L’architecture doit aussi concrétiser les idées révolutionnaires, et substituer une nouvelle symbolique à celle de l’Ancien Régime. Le projet architectural présenté installe les cinq juges sur une estrade, entourés du commissaire du roi et du greffier ; deux piédestaux sont destinés à recevoir des représentations de la Justice et de la Loi ; les demi-cercles accueillent les parties et leurs avoués, tout en les isolant du public qui emplit le reste de la salle.

La buvette du palais de justice pourvoit aux besoins des magistrats. Elle accueille juges et jurés qui y déjeunent ensemble lors des procès. Provenant du Tribunal révolutionnaire, cette table est elle-même un héritage du mobilier de l’administration judiciaire d’Ancien Régime. Le mémoire du buvetier présente l’intérêt de nous faire pénétrer dans les locaux du Tribunal des dix, institution éphémère mais solennellement installée par la municipalité au cours d’une cérémonie publique le 9 décembre. Le buvetier du Tribunal des dix est chargé d’une intendance qui dépasse largement le seul cadre alimentaire – réduit, lui, à la distribution de pain et de vin –, ayant également la charge de l’entretien des locaux et des fournitures : transport des bureaux, chauffage, éclairage, blanchissage des rideaux, papier, plumes, crayons, cire à cacheter.

Les archives des tribunaux d’arrondissement ayant disparu dans l’incendie du palais de justice en mai 1871, il est difficile de reconstituer leur activité. Ce tableau est donc particulièrement intéressant, puisqu’il rend compte de la transmission d’affaires venues du Châtelet vers les tribunaux d’arrondissement, selon un arrêté municipal pris le lendemain de leur installation. Pour chaque procès sont indiqués très précisément : numéro d’ordre, date, noms des dénonciateurs ou plaignants, noms des accusés, nature du délit, lieu du délit, existence de pièces à conviction, date de renvoi, tribunal attributaire, observations, décharge.

Pour épurer les nombreux dossiers en souffrance, les greffiers des tribunaux criminels provisoires réclament la documentation relative à l’organisation de la justice (tribunaux, personnel), et à la codification du droit. Or, si le principe de la réforme pénale a été posé par le décret des 16-24 août 1790, les textes – dont le Code pénal – sont encore en préparation. En résulte cette demande qui juxtapose l’ordonnance royale criminelle d’août 1670, commentée par Daniel Jousse, et les décrets votés par la Constituante en octobre 1789. Ce souci de comprendre et bien appliquer les lois nouvelles est une constante des tribunaux criminels provisoires, astreints au principe de légalité.

Le 6e tribunal criminel provisoire

Pour composer le 6e tribunal criminel provisoire, la Constituante fait appel à des juges élus de divers tribunaux de district. Dobsen, le président, vient d’Épernay ; Lorrin de Laon ; Pioche de Coussy, Sellier de Compiègne, Sallé de Noyon, Mittifeux de Grandvilliers et Aubert, quant à eux, viennent de Breteuil. L’analyse de cette « feuille de la semaine » inédite, imprimée sous forme de placard et signée du commissaire du roi, offre un aperçu de l’activité d’un tribunal, et permet d’apprécier le travail réalisé quotidiennement. Le 6e tribunal criminel provisoire, qui fonctionne d’avril 1791 à septembre 1792, rend plus de 300 jugements.

Cette demande est à replacer dans un contexte d’une extrême violence : les massacres de Septembre ont vidé les prisons, le plus souvent à la suite de l’exécution des contre-révolutionnaires et à la libération des délinquants. Dans le tumulte des troubles publics, les crimes ordinaires foisonnent, et il devient urgent d’en faire prompte justice pour mettre un terme au sentiment d’impunité favorisant le désordre. Or, le Tribunal du 17 août voit venir le moment où il se trouvera dépourvu de besogne, les affaires liées au 10 août ayant été traitées. Il réclame donc de l’Assemblée législative une compétence en matière de droit commun, qui lui est accordée par décret le 11 septembre de la même année.

N.B. À partir du 22 septembre 1792, le calendrier républicain – révolutionnaire – entre en application de manière rétroactive. Le 22 septembre 1792 (1er vendémiaire an ii), la Convention décide que la République débute lors de la proclamation, le 22 septembre 1792 (1er vendémiaire an i) ; c’est donc à partir de cette date que le calendrier dit Républicain débute, pour prendre fin le 1er janvier 1806 (11 nivôse an xiv). Les dates de l’exposition sont donc présentées, dès maintenant, selon le format du calendrier grégorien et celui du calendrier adopté par la Convention lorsqu’il est applicable.

Dans une période de crise financière, où les traitements et indemnités des fonctionnaires ne sont pas toujours versés, cette demande met l’accent sur la précarité d’une fonction « provisoire » avec l’intensité d’un travail effectué « jours et nuits ». Son principal intérêt est de faire sortir de l’ombre Antoine Fouquier-Tinville (1746-1795), ancien procureur au Châtelet, ruiné après la vente de sa charge, élu directeur d’un des jurys d’accusation du Tribunal du 17 août le 24 août 1792. Sans emploi à la suppression de la juridiction, il devient en mars 1793 (ventôse an i), après un bref passage au tribunal criminel du département de Paris, accusateur public près le Tribunal révolutionnaire.