Débutée au mois d’avril 1964, la construction de la maison d’arrêt des hommes de Fleury-Mérogis répond à de nouveaux critères fixés par la DAP au début des années 1960 en matière d’aménagement de ses établissements pénitentiaires. Ceux-ci doivent permettre un encellulement strict la nuit et l’organisation en journée du travail et d’activités éducatives effectués en commun. En outre, cette politique immobilière repose sur deux principes : la désurbanisation et le regroupement. La désurbanisation consiste en la construction d’établissements pénitentiaires à l’extérieur des villes, sans qu’ils soient trop éloignés des tribunaux qu’ils desservent. L’objectif étant de permettre aux villes de récupérer des terrains à bâtir et à l’administration pénitentiaire de vendre ses anciens établissements et de faire des économies en implantant ses nouveaux dans des périphéries urbaines où l’achat des terrains est moins onéreux. Ce choix permet également de renforcer la sécurité des sites grâce à l’isolement des établissements sur des terrains dégagés, permettant par-là une meilleure surveillance. Le regroupement permet lui de concentrer la population pénale dans des établissements adaptés aux « techniques pénitentiaires modernes » et d’éviter leur éparpillement. Il permet également de mieux gérer les variations de la population pénale. Sur la base de ces nouveaux principes, la maison d’arrêt de Fleury-Mérogis est implantée à 30 kilomètres du palais de justice de Paris, sur le territoire de la commune de Fleury-Mérogis située dans le département de l’Essonne. Relié par l’autoroute A6, l’établissement doit répondre aux importants besoins engendrés par les fermetures ou les désencombrements envisagés de plusieurs établissements parisiens, principalement les maisons d’arrêt de la Santé et de la Roquette, soit un total à prévoir de plus de 3 000 places.
2. L’application du régime éducatif aux jeunes détenus
Plan du chapitre
L’établissement-modèle de Fleury-Mérogis
Face à ces besoins importants, la direction de l’administration pénitentiaire souhaite construire « une ville-prison ou une prison-ville » s’étendant sur près de 180 hectares implantée dans une petite commune rurale de 467 habitants. En plus des détenus, l’arrivée prévue d’environ 1 000 agents et de leurs familles ferait passer cette population à 7 000 ou 8 000 habitants nécessitant d’énormes besoins en matière d’infrastructures, notamment 760 logements de fonction. Le premier projet soumis par les architectes Guillaume Gillet et Claude Charpentier ne comprend pas de quartier pour mineurs et est critiqué par l’ingénieur en chef chargé du service de l’exploitation industrielle des bâtiments et des marchés de la direction de l’administration pénitentiaire. Pour lui, le futur centre doit notamment permettre d’extraire les jeunes détenus des maisons d’arrêt de Fresnes et de la Santé et doit donc comprendre un quartier distinct d’environ 500 places réservé aux jeunes détenus offrant des salles de classe, des ateliers d’apprentissage, un terrain de sport, etc.
Les architectes soumettent donc un nouveau projet qui comprend un ensemble composé d’une maison d’arrêt et de correction pour hommes de 3 112 places, d’un centre de jeunes détenus de 18 à 21 ans de 516 places et d’une maison d’arrêt et de correction pour femmes de 380 places. Comme il est impossible pour des raisons de sécurité de loger 3 000 détenus dans un établissement « monobloc », les architectes imaginent un système de blocs séparés qui permet de construire l’établissement par tranche, offrant par-là une certaine souplesse dans son financement. La forme retenue est celle de cinq blocs de 500 places intitulés « tripales ». Ces tripales sont organisées autour d’un bâtiment central de forme hexagonale intitulé « échangeur » auquel elles sont reliées par une galerie. Ce bâtiment abrite au rez-de-chaussée les services du greffe et de la comptabilité, le quartier des détenus arrivants ainsi que des parloirs au premier étage. Chaque tripale comprend un rez-de-chaussée et quatre étages qui sont isolés les uns des autres par un plancher en béton. En évitant le système de nef et de coursives adoptés auparavant, cette configuration permet de disposer dans chaque tripale de cinq bâtiments indépendants les uns des autres, ce qui permet de séparer les différentes catégories de détenus, d’améliorer la sécurité et de faciliter les mouvements. Au rez-de-chaussée de chaque tripale se situe les services généraux, des salles de classe, une bibliothèque, une chapelle, des bureaux et un cabinet médical. Chaque étage comprend environ 150 cellules, des douches et le toit accueille des cours de promenade pour les détenus isolés.
Les cellules mesurent 4 m. de long sur 2,50 m. de large et 2,50 m. de hauteur. Elles disposent d’une façade vitrée de 2,50 m² dans laquelle s’encastre une fenêtre sans barreaudage grâce à l’utilisation d’un verre présumé incassable. La serrure électrique est actionnée à distance depuis le rond-point d’étage et le détenu dispose dans sa cellule d’une liaison interphone, de la possibilité d’éteindre sa lumière et d’écouter des auditions radiophoniques. Enfin, chaque tripale dispose de parloirs et de deux cours de sport et de promenade. L’ensemble est clôturé, non pas par un mur d’enceinte, mais par un bâtiment de forme polygonale qui comprend les services administratifs, des garages, des ateliers d’entretien, des ateliers de travail pour les concessionnaires et pour la formation professionnelle, etc.
La maison d’arrêt de Fleury-Mérogis constitue un établissement modèle qui offre des standards de confort équivalents à ceux offerts par d’autres « grands ensembles » dont la France est en train de se recouvrir à la même époque. Toutefois, ce « gigantisme » carcéral constitue une expérience unique que la direction de l’administration pénitentiaire ne souhaite pas renouveler. Il était effectivement envisagé à partir de 1964 de construire un second établissement équivalent dans le nord de la région parisienne. Mais le directeur de l’administration pénitentiaire décide d’abandonner ce projet face aux difficultés de gestion générées par la taille de Fleury-Mérogis et par son isolement qui constitue un frein pour y attirer des agents et des intervenants extérieurs.
La réouverture du centre de jeunes détenus de Fleury-Mérogis
La première tripale inaugurée à la maison d’arrêt des hommes de Fleury-Mérogis le 6 mai 1968 est la D2. D’une contenance de 524 places (443 cellules individuelles et 27 triplées), elle est dès son ouverture affectée, entre autres, à la prise en charge de mineurs. À ces jeunes détenus s’ajoutent également des détenus majeurs employés au service général de la tripale D2 et d’autres employés dans des ateliers de concessionnaires. L’effectif au 10 février 1969 est constitué de 37 mineurs de 18 ans, de 387 mineurs de 18 à 21 ans et de 117 majeurs. Ils sont encadrés par 130 surveillants, huit éducateurs, un médecin, deux internes, une infirmière, quatre assistantes sociales et deux aumôniers.
Dès leur arrivée, les jeunes détenus intègrent un « centre d’accueil » où ils demeurent 15 jours en observation. Ils y sont accueillis par un éducateur qui s’entretient avec chacun d’eux. L’objectif de cet entretien est d’atténuer le choc carcéral et de dépister ceux qui présentent des signes dépressifs. Puis ils sont visités tour à tour par un éducateur chargé du groupe d’accueil, par une assistante sociale et par un interne. L’éducateur présente le règlement intérieur et en remet un exemplaire à chacun.
L’éducateur les soumet également à des tests scolaires et rédige une fiche d’observation. À l’issue de cette phase d’accueil, ces documents sont transmis à une commission composée du sous-directeur responsable du bâtiment, du directeur du groupe scolaire, de l’éducateur chargé du groupe d’accueil et des assistantes sociales. Cette commission procède chaque semaine au classement des jeunes détenus entre différents groupes (formation professionnelle, enseignement scolaire et travail pénal) en fonction de leur personnalité et de leur niveau scolaire. Les mineurs sont ensuite répartis dans les étages de leur tripale selon leur profil et leur catégorie.
Le régime éducatif
Ces groupes de jeunes détenus constituent l’unité sur laquelle s’articule le régime de type éducatif mis en œuvre par le personnel d’encadrement. Il est composé d’une équipe qui réunit des enseignants, des éducateurs, des instructeurs techniques et des moniteurs de sport. Les enseignants sont détachés par l’Éducation nationale et appartiennent au centre scolaire de la maison d’arrêt de Paris créé le 13 novembre 1967. Il s’agit d’une unité pédagogique relevant de la neuvième circonscription du département de Paris qui fonctionne comme un groupe scolaire. Il comprend à sa tête un directeur d’école, cinq instituteurs, deux professeurs de collège d’enseignement général et trois maîtres de section spécialisés de l’enseignement aux « inadaptés sociaux ». Le centre accueille 10 classes de 18 élèves. Celles à temps complet préparent à des examens comme le brevet d’enseignement du premier cycle et le certificat d’études pour adultes. Celles à mi-temps ou à trois-quarts temps assurent la section de perfectionnement pour les inadaptés, le cycle élémentaire pour les élèves de niveau inférieur au certificat d’études primaires et le premier cycle (6e, 5e et 4e). Il existe également huit sections de préformation professionnelle pour trois groupes d’une quinzaine de jeunes détenus.
Chaque éducateur est chargé de la gestion de quatre groupes de 16 jeunes. Il doit réaliser un entretien individuel avec chacun d’eux et assurer trois heures quotidiennes d’éducation qui se départagent entre deux types d’activités. Des activités d’enseignement et d’initiation à la vie pratique qui portent sur des thèmes larges du « vivre ensemble » : la législation du travail, l’alcoolisme, les maladies vénériennes, le racisme, les problèmes d’actualité, etc. Et des activités de loisirs culturels adaptés au niveau des jeunes détenus : initiation à la musique classique ou au jazz, projections de documentaires suivies de débats, projections de diapositives, diffusions d’extraits de pièces de théâtre suivies d’une discussion, cercles de dessin ou de peinture, etc. Les journées s’achèvent par des veillées au cours desquelles l’éducateur s’efforce de susciter des discussions collectives. Durant toutes ces activités, il observe les jeunes détenus et rédige dans un cahier d’observation des « fiches sociologiques » sur chacun d’entre eux ainsi que sur leurs parents qu’il doit s’efforcer de rencontrer dès le premier parloir. À la fin du cycle, il rédige une synthèse d’observation qui est transmise à la commission de classement pour l’aider dans son choix d’orientation. Les surveillants moniteurs de sport, encadrés par un professeur d’éducation physique, animent une heure d’éducation physique par jour pour les jeunes détenus. Ces activités se réfèrent aux instructions officielles de l’Éducation nationale et se divisent en trois types de pratiques : l’athlétisme pour la « maîtrise du milieu » ; la gymnastique au sol pour « la maîtrise du corps » ; et les sports collectifs pour « l’amélioration des qualités psychologiques et des rapports avec autrui ».
Ce régime éducatif est directement inspiré par celui mis en œuvre dans les prisons-écoles. Dans ces établissements créés à partir de 1946, les jeunes détenus sélectionnés y sont orientés « pour y transformer [leur] personnalité » sous l’effet d’actions rééducatives basées sur l’enseignement scolaire, la formation professionnelle et le travail. Dans le droit fil des préceptes de la réforme pénitentiaire amorcée par l’administration pénitentiaire en 1945, l’objectif de ce régime éducatif est de favoriser le reclassement social des détenus. Dans cette optique, la prison-école constituerait une sorte de prolongement contraint de l’école à destination de jeunes dont le comportement signalerait une carence éducative. Mais les prisons-écoles sont des établissements pour peine alors que le centre de jeunes détenus de Fleury-Mérogis fonctionne comme une maison d’arrêt, ce qui nécessite donc des adaptations. Et il est difficile de mettre en œuvre une prise en charge éducative durable avec des mineurs dont le séjour moyen oscille entre trois et dix semaines. De ce fait, l’enseignement s’adresse surtout aux jeunes qui préparent un examen ou à ceux qui ont besoin d’un rattrapage important. Et beaucoup parmi eux, qui ne souhaitent pas être scolarisés, s’orientent plutôt vers les ateliers de préformation professionnelle. L’organisation de ces ateliers est alignée sur celle d’une section classique de formation professionnelle pour adultes de premier degré, soit un stage d’une durée de deux mois. Dans ces conditions, ces préformations constituent essentiellement des initiations qui visent à permettre aux jeunes détenus de découvrir un métier et, le cas échéant, de devenir ouvrier spécialisé ou de poursuivre leur formation dans un centre de formation professionnelle à leur libération.
L’isolement et le régime disciplinaire
Les jeunes détenus qui dérogent à la discipline du centre peuvent se voir soumis à diverses sanctions, qui s’échelonnent de la privation de cinéma à la punition de cellule. Le quartier disciplinaire se situe au quatrième étage de la tripale D3 et accueille des mineurs et des majeurs. Toutefois, le directeur de l’administration pénitentiaire ordonne au mois de septembre 1968 que la punition de cellule à l’encontre des mineurs soit désormais subie dans des cellules ordinaires. Cette réforme intervient à la suite du suicide d’un jeune détenu qui révèle les limites pédagogiques de certains agents de l’administration pénitentiaire vis-à-vis des jeunes qu’ils encadrent.
Le 15 septembre 1968, Olivier M. reçoit plusieurs coups de poing au cours d’une promenade de la part d’un codétenu parce qu’il refuse de lui donner une cigarette. Face aux ecchymoses laissées sur son visage, il est interrogé par un surveillant sur l’identité de son agresseur. Mais le jeune détenu refuse de le dénoncer. Le surveillant rédige alors un rapport contre lui, ce qui entraîne sa comparution au prétoire disciplinaire où il est condamné à huit jours de cellule, son refus de témoigner étant interprété comme de l’insolence. Placé dans une cellule d’attente, il doit se déshabiller intégralement et subir une fouille à corps. Puis il est conduit entièrement nu dans sa cellule disciplinaire où il est enfin autorisé à se rhabiller. Se considérant comme injustement puni, il se suicide par pendaison au cours de la nuit.
Ce drame met en lumière de multiples carences dans la prise en charge des mineurs à Fleury-Mérogis que dénonce un rapport interne. Le quartier disciplinaire de la tripale D3 n’a pas été conçu à l’origine pour accueillir des mineurs, mais pour accueillir des majeurs et il est donc « particulièrement sévère » et inadapté. Quant au sous-directeur de l’établissement, s’il est très versé sur les problèmes concernant la sécurité de son établissement, il s’avère « peu orienté vers les questions éducatives ». De même, il n’existe pas de dépistage psychiatrique à l’entrée du centre pour repérer les détenus les plus fragiles. Celui-ci n’est mis en place qu’à partir de 1972 avec la création d’un service médico-psychologique régional et, plus particulièrement, au mois d’octobre 1983 avec l’ouverture d’une antenne médico-psychologique au centre de jeunes détenus. Enfin, le prononcé des punitions s’avère très expéditif. Le dossier d’Olivier M. signalait pourtant qu’il s’agissait d’un « déséquilibré affectif […] d’apparence chétive » et précisait qu’il avait déjà tenté de se suicider depuis son incarcération. Suite à cet évènement, la direction de l’administration pénitentiaire ordonne que les mineurs ne soient punis de cellule que pour les infractions les plus graves, comme des coups portés à des surveillants, des sévices infligés à d’autres codétenus et des tentatives de révoltes collectives. Dans tous les autres cas, elle recommande plutôt de privilégier des interdictions temporaires d’activités, notamment récréatives. Enfin, les jeunes détenus punis de cellule ne doivent plus être escortés nus jusqu’à leur cellule, « les errements suivis jusqu’à maintenant [constituant] une humiliation inutile, que rien ne justifie. »
Par mesure de protection, certains mineurs peuvent être isolés dans des quartiers distincts, comme les « homosexuels et [l]es travestis ». Mais l’isolement concerne essentiellement les « caïds » mis à l’écart dans un « groupe de haute surveillance » où ils effectuent leur promenade seuls et travaillent également seuls en cellule. Le terme de caïd désigne pour l’administration pénitentiaire les mineurs qui font subir des sévices à de plus faibles qu’eux ou qui diffusent un mauvais exemple autour d’eux (paresse, désordre, refus systématique de travail en classe et en atelier). Malgré l’isolement des caïds, la promiscuité qui règne dans la tripale D2 est telle qu’elle entraîne le transfert à partir de 1969 des « jeunes délinquants occasionnels » au rez-de-chaussée de la tripale D3. D’une contenance de 50 places, cette structure prend le nom de « section de confiance » et vise à leur éviter le « contact pernicieux de sujets déjà installés dans la délinquance. » Paradoxalement, ce sont les mineurs de 18 ans qui posent le plus de problèmes à l’administration pénitentiaire. La plupart d’entre eux ont déjà été pris en charge avant leur incarcération par les services de l’éducation surveillée et sont donc déjà habitués à la détention. Peu réceptifs au régime éducatif qu’ils ont déjà éprouvé, ils ne sont guère surpris par la prison où ils ont l’impression, d’après l’administration pénitentiaire, « qu’on ne les traite plus comme des enfants mais comme des hommes et, en ce sens, le régime de la prison leur apparaît comme virilisant. » Ayant entamé leur carrière délinquante plus tôt que les autres jeunes détenus, ils constituent le groupe le plus problématique à gérer à Fleury-Mérogis.