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L'affaire de Bruay-en-Artois

Philippe Pichon

Affaire de Bruay-en-Artois
Affaire de Bruay (Coll. Zoummeroff)
Une enquête jamais élucidée… Classée sans suite en 1981, l’affaire de Bruay-en-Artois a été prescrite en 2005 et reste le symbole du pugilat idéologique qui marquait les années 1970. Et la Justice dans tout ça, camarade ? En réalité, l’affaire de Bruay a changé deux présumés innocents en coupables idéaux, opposé artificiellement une justice bourgeoise à une justice dite populaire, et transformé le secret de l’instruction en celui de Polichinelle.

Jusqu’à la remontée des dernières tonnes de charbon, en 1979, Bruay-en-Artois fut pendant cent vingt ans le plus grand centre houiller du Pas-de-Calais. Ses 17 000 habitants vivaient exclusivement de la mine. On naissait, on respirait, on mourait autour de la fosse n°4, au rythme de la « quinzaine », salaire d’un labeur parfois meurtrier.
Puis, en 1987, Bruay fusionna avec la cité de Labussière et devint Bruay-la-Bussière, faisant ainsi oublier le terrible fait divers qui s’était attaché à son nom, quinze ans plus tôt. Une notoriété dont elle se serait volontiers passée. Un vrai gâchis !  Mais jugez plutôt sur pièces à conviction.

Il est 19h42 ce 5 avril 1972, début des vacances scolaires de Pâques. Brigitte Dewèvre, seize ans, se prépare à aller chez sa grand-mère. Mémé Dussart habite rue du Languedoc, à quelques centaines de mètres de chez les Dewèvre. Depuis que sa grand-mère est veuve, Brigitte a pris l’habitude de passer la nuit chez elle pour ne rentrer que le lendemain matin. Francine, sa sœur, depuis la fenêtre de la cuisine, lui recommande de ne pas traîner. « Mémère » s’inquiète pour un rien ! Après avoir fait la bise à ses copains, elle se dépêche de filer. Son feuilleton préféré, Coup double, se termine juste avant le journal télévisé. Elle ne veut surtout pas le rater. Elle va donc emprunter l’un des deux chemins habituels conduisant chez son aïeule, la rue de Ranchicourt, bordée de garages d’un côté et perpendiculaire au terrain vague où elle sera retrouvée, et la rue de Divion jusqu’à la cité des provinces.

Trois minutes plus tard, la gamine est aperçue parlant avec un inconnu portant un col roulé, tout près de la villa de Monique Mayeur. Puis plus rien. Brigitte avait rendez-vous avec son bourreau. Il ne lui a laissé aucune chance.
Son corps, près de vingt heures après le drame, est retrouvé dans un terrain vague, à trente mètres de chez ses parents. C’est un adolescent de quinze ans, Christian Roussel, et son jeune voisin Philippe Dewèvre, douze ans, qui, en jouant au football, ont aperçu le cadavre rigide et quasi nu.
« Il y a un homme là-bas, avec du sang sur la tête, il doit être nu ! » aurait crié Philippe. Le cadavre à moitié dévêtu était caché par un gros pneu usagé jonchant, parmi d’autres détritus éparpillés, ce terrain vague, aire de jeux favorite des enfants du quartier. Philippe n’avait pas reconnu sa sœur.

Alerté par son fils, Léon Roussel arriva très vite. Lui non plus n’identifia pas sa jeune voisine Brigitte, habitant à deux pas, rue de la Comté.
L’inspecteur de police Dernoncourt, de la police judiciaire de Bruay, lui succéda peu après sur la scène du crime. La gamine avait été étranglée avec un lien couple, un foulard peut-être, puis mutilée à coups de hache. L’assassin avait abandonné le corps derrière le monticule qui donne du relief à ce terrain vague plat comme le pays de Brel. Les pluies nocturnes avaient effacé les traces de sang et de pas du meurtrier.

Dernoncourt ne disposait que de maigres indices. Il ébaucha un premier rapport, mis en forme avec une précision toute professionnelle :

« 1. Le corps au pied du talus est à vingt-trois mètres du sentier qu’on appelle « La Voyette », qui traverse le terrain vague et le coupe en deux et à neuf mètres de la haie du parc appartenant à Mme Mayeur ;
« 2. Le corps est allongé sur le dos. Sur les jambes, légèrement fléchies, est placé un vieux pneu. Le corps froid et rigide est quasiment nu. Le chemisier écossais est remonté sous les aisselles. Une large blessure est visible au-dessous du sein gauche. La bretelle gauche du soutien-gorge est arrachée. Le deux vêtements sont tachés de sang. Le corps porte de nombreuses marques de griffures et de coupures ;
« 3.Le visage est cyanosé. Les traces de strangulation sont apparentes, mais aucun sillon n’est visible sur le cou. Le front est marqué de deux larges plaies. La calotte crânienne, sectionnée sur dix centimètres, n’est plus rattachée au reste du crâne que par le cuir chevelu. Sur le sol, les vêtements sont éparpillés à un mètre du corps. Plus loin, deux mocassins avec boucles. A l’extrémité du terrain vague, un pantalon marron maculé de boue. La mort remonte à plus de dix heures.

Pendant qu’il examinait le corps, un homme s’était approché de l’officier de police judiciaire, l’air hagard, les yeux embués de larmes : « C’est ma fille, Brigitte ! »
Léon Dewèvre identifia les vêtements, mais s’étonna qu’on n’ait pas retrouvé les lunettes dont Brigitte ne pouvait se passer.

Des traces sur le sol et l’état des habits laissaient penser que l’adolescente n’avait pas été tuée à l’endroit où elle avait été retrouvée.

Première énigme pour les enquêteurs : comment le corps n’avait-il pas été vu plus tôt ? Il était resté sur le terrain vague en plein après-midi, alors que deux ouvriers taillaient la haie de la villa voisine de Monique Mayeur, à une poignée de mètres du cadavre. Une première hypothèse fut envisagée : la jeune morte aurait pu être aperçue plus tôt par quelqu’un préférant se taire. Mais pour quelles raisons ?

L’affaire de Bruay venait de commencer. Son instruction sera l’une des plus médiatisées, mais également l’une des plus contestées qu’aient connu les annales judiciaires françaises.

L’enquête criminelle prise en charge par l’inspecteur Dernoncourt ne s’appuie, au début, que sur deux témoignages : celui de Dominique Roger, une jeune préparatrice en pharmacie. En rentrant chez elle ce soir-là vers 19h45, elle a vu la future victime sur une plateforme de béton attenante aux garages de la rue de Ranchicourt parler à un homme corpulent âgé d’environ  vingt-cinq ans, vêtu d’un pull à col roulé sombre. Cette plateforme jouxte l’entrée du jardin de la propriété de Monique Beghin-Mayeur. Le second témoin, Chantal Leroy, a aperçu un homme au volant d’une Peugeot 505 blanche vers 20h10, paraissant « guetter » quelqu’un. Son père avait préalablement noté l’immatriculation du véhicule mal stationné.

La police identifie rapidement son propriétaire, Maître Pierre Leroy, notaire des houillères âgé de trente-sept ans, dont l’étude se situe rue de la République, non loin de la scène du crime. Le notable est convoqué le lendemain au commissariat de Bruay. Sa déposition est recueillie dans le temps du flagrant délit, il est auditionné en qualité de témoin. Célibataire bourru cachant sa timidité derrière un mutisme renfrogné, c’est un notable de Bruay où 80% des habitants sont logés par les houillères. Il compte épouser Monique Mayeur, sa maîtresse, dès qu’elle aura liquidé son divorce.

Le samedi 15 avril 1972 – soit dix jours seulement après les faits –, le témoin devenu suspect est interrogé par Henri Pascal, premier juge d’instruction du TGI de Béthune. « Le petit juge » comme la presse ne tardera pas à l’appeler en raison de sa taille, arrive de Toulon. A cinquante-deux ans, cette affaire est sans aucun doute l’opportunité de sa fin de carrière. Il tient en la personne du notable de Bruay le coupable idéal. L’attitude maladroite et peu « coopérative » de son suspect semble lui donner raison.
Maître Leroy finit par reconnaître avoir passé la soirée du 5 avril chez sa maîtresse dont la villa fait face à son étude notariale. Il y a un trou cependant dans son emploi du temps, à l’heure supposée du crime. Est-il arrivé chez son amie à 20h15 ou 20h35 ? Pierre Leroy n’a pas un chronomètre à la place du cerveau. Il n’est pas en mesure de répondre avec précision et bafouille. Pressé par des enquêteurs persuadés de sa culpabilité, il se trompe dans les horaires, multiplie les versions contradictoires. Il peine à expliquer la raison pour laquelle sa Peugeot se trouvait rue de Ranchicourt le soir du crime, alors que son étude se trouve à deux pas de la propriété de Monique Mayeur. Toutefois, il n’avoue rien… Au bout de quarante-huit heures d’une garde à vue éprouvante, le juge Pascal l’inculpe d’homicide et l’expédie en détention provisoire. C’est un vrai coup de ciseaux dans la présomption d’innocence, ce beau principe du leurre et de la démagogie. Son forfait accompli, « le petit juge » quitte le palais, sous le regard excité des journalistes. Un vrai marché de dupes.

Commence ainsi le dossier noir de l’instruction et l’histoire vraie d’un juge ordinaire et d’une justice hors du commun ! Maître Pierre Leroy vient de comprendre une chose : l’innocence n’est pas un paratonnerre. Au mieux, un principe et des mots, car il y a le marbre d’un dossier qui ne cessera d’être instruit particulièrement à charge.

L’annonce de cette inculpation fait l’effet d’une bombe, le soir-même. Les médias de déchaînent, l’affaire prend une dimension nationale sans précédent. Quand il sort du commissariat pour embarquer dans le fourgon de police, des centaines de personnes crient leur haine à l’égard du « bourgeois ».

Le journal local écrit : « Pierre Leroy, trente-sept ans, a été conduit à la maison d’arrêt. Comment imaginer qu’une personnalité aussi en vue ait pu commettre un tel crime ? ». Quand on fait du style, pour un journaliste, le doute, alors, n’a pas sa place.

Un membre du Rotary, c’est en effet assez rare ! Rapidement nourrie par les ragots, la rumeur envahit la presse nationale, fait les choux gras du journal télévisé de 20 heures, submerge toute apparence de virginité judiciaire, violant sans vergogne le secret de l’instruction pourtant régi par le code de procédure pénale.

Bruay, à l’image de la France, est divisé en deux camps : les post-dreyfusards, ceux qui jugent ce tapage médiatique indigne, et les post-anti-dreyfusards, ceux qui finissent par se demander si la fumée ne cache pas finalement quelque feu. Sans oublier les touristes, les curieux et les détectives du dimanche qui visitent le terrain vague comme d’autres se rendent à La Mecque. Ils veulent toucher du doigt et de l’œil le drame, respirer les miasmes du scandale.
Le notaire Pierre Leroy est en effet le suspect idéal. Bruay découvre que Monique Mayeur, la riche marchande de meubles de la ville, est sa maîtresse depuis plusieurs années. Fait qui, jusque-là, ne fait d’eux ni coupable ni complice de crime…

Mais les témoignages pleuvent, les enquêteurs font le tri et le juge Pascal n’a guère d’état d’âme : un seul coupable possible, le notaire ; une seule complice, sa fiancée. Ce n’est plus une information judiciaire, ce n’est plus une instruction criminelle, c’est du mauvais Paris Match et une manière de western médiatique. Au point que le garde des Sceaux, René Pleven, intervient auprès du parquet de Béthune pour rappeler les droits de l’inculpé « présumé innocent ».
Puis défile dans les locaux de la police judiciaire tout ce que le département compte de prostituées et autres tenancières de « maisons ». Ces dames, dans un premier temps, et sans doute fortement influencées par la présence de policiers acharnés, n’hésitent pas à charger le notaire décrit comme un pervers à mi-chemin entre le marquis de Sade et Gilles de Rais.
La patronne du Cambronne, un établissement « aspiré » de Lille, évoque avec un luxe de détails les étrangetés sexuelles auxquelles se livrait le notable de Bruay. Le juge convoquera dans son bureau toutes ces gagneuses, espérant qu’elles vont enfin confondre son suspect N°1. Catastrophe ! Les prostituées et autres « hôtesses » se rétractent affirmant avoir témoigné sous la pression policière. Pierre Leroy avec l’appui du procureur, exigera plus tard que ces rétractations soient consignées dans son dossier.

Le jeudi 27 avril 1972 a lieu la première reconstitution. Le juge donne des ordres. Pierre Leroy est assis à l’arrière de la voiture avec son avocat, Maître Jean Vaast. Muets, tendus, ils écoutent le magistrat instructeur mettre en scène le drame. Une 504 blanche, identique à celle du notaire, est stationnée sur le trottoir. Le soir tombe peu à peu. Pierre Leroy enfile un pull à col roulé et reste immobile, face à une jeune fille qui tient le rôle de Brigitte. Un premier témoin est incité à donner son impression. Il ne reconnaît pas, la silhouette du notaire, l’homme qu’il a vu discuter avec l’adolescente. La reconstitution tourne à la mazarinade. Pourtant le juge Pascal et son bras armé, l’inspecteur principal Ollier, ont décidé que Leroy était coupable, un coupable parfait. Le notaire sadique assassin de la fille d’un ouvrier. Quelle aubaine pour un magistrat qui veut passer comme le champion des pauvres, le pourfendeur de l’ordre bourgeois et de ses privilèges. Pour Maître Leroy, c’est comme si Kafka avait jailli des derniers corons ! Tout l’accable. L’information vire à la pantalonnade. Le meurtre de Brigitte ne paraît pas avoir été commis ailleurs que dans le jardin de sa maîtresse. Dans la cabane du jardinier, certains outils auraient disparu. La manifestation de la vérité judiciaire n’a plus droit de paraître.

Quant aux traces sur le corps de l’adolescente, elles résultent d’un passage forcé à travers la haire d’aubépines séparant la villa de la rue. Preuve suprême du génie du « petit juge » : Leroy a été vu et identifié à l’heure du crime près de l’endroit où le cadavre de Brigitte a été découvert.
Malgré certains témoignages hautement controversés, « le juge rouge » refuse la demande de mise en liberté du notaire formulée le 27 juin 1972, et ce, malgré l’avis favorable du parquet de Béthune. Le 12 juillet, la nouvelle vole de terril en terril : « La mère Mayeur est arrêtée… Le juge l’a mise au trou ! » L’affaire prend une autre vitesse. Pierre Leroy est libéré le 18 juillet, Monique le remplace en prison. Que lui reproche Henri Pascal ? Des incertitudes dans ses déclarations, le fait d’avoir fait passer à son amant en garde-à-vue une couverture où était caché un message comportant des dates et des horaires donnés aux enquêteurs. Il y a surtout un témoin de dernière minute qui sent le derrière des fagots, un jeune homme, qui affirme reconnaître Brigitte Dewèvre, Pierre Leroy et Monique Mayeur dans le trio aperçu dans l’impasse, le 5 avril, alors qu’il s’apprêtait à soulager une envie naturelle pressante.

La maîtresse de Maître Leroy devient alors la nouvelle cible d’une presse spécialisée dans le scandale. On invente une perquisition imaginaire dans sa villa où aurait été découvert « un étrange substitut » (et pas un substitut du procureur !), laissant entendre au lecteur grivois que le fiancé de Monique était sexuellement impuissant. De l’impuissance au sadisme, il n’y a qu’un pas que de nombreux titres suggérèrent sans rire ni rougir. Il n’y a évidemment rien de vrai dans cette répugnante histoire et il faut tout le talent outrancier et la force sardonique de persuasion d’un  certain « Marc » pour l’y faire accroire.

« Et maintenant, ils assassinent nos enfants, lit-on dans La Cause du peuple, ce 1er mai 1972 : « La culpabilité du notaire Pierre Leroy ne fait pas de doute car ce riche fait partie de ceux qui vivent de la sueur des mineurs ». Déni de justice sur fond de crise idéologique.

Une fille de mineur est assassinée dans une petite ville du nord de la France. C’est déjà tragique en soi. Le notaire du lieu est inculpé. « Notable donc coupable ». Les indices sont pourtant minces. Peu importe. C’est inespéré. D’autant qu’il y a la conviction intime du juge d’instruction, persuadé de tenir le coupable. Ainsi se résume la retentissante affaire de Bruay-en-Artois, qui va diviser la France des années post-soixante huit. Une affaire où il est question d’un « petit juge » médiatique, de maoïstes de la Gauche prolétarienne exaltés et de bourgeois mangeurs de steaks, le tout sur fond de lutte des classes. Bientôt le meurtre de Brigitte Dewèvre deviendra le symbole du combat des « petites gens » contre les nantis, qu’une justice de classe protégerait.
L’affaire de Bruay dépasse en réalité la chronique judiciaire, fût-elle nationale, pour déborder sur le champ politique et social. Et même culturel. Elle est un révélateur de l’atmosphère des années 1970, cette décennie d’exacerbation idéologique. Reste que l’incroyable barbarie verbale déployée par La Cause du peuple sema le trouble jusque dans les rangs de l’extrême gauche. Très vite, André Glucksmann, l’un des dirigeants de la Gauche prolétarienne, prit ses distances avec les maoïstes du Nord menés par ce « Marc », en réalité le pseudonyme de Serge July, futur directeur de publication de Libération, ou le professeur de philosophie François Ewald, qui réclamaient la mis en place d’un tribunal populaire pour juger le notaire… Jean-Paul Sartre lui-même, qui, par solidarité intellectuelle avec l’organisation interdite, avait accepté d’être le directeur de La Cause du peuple, marqua sa désapprobation tardive envers leurs excès. L’affaire fut l’occasion d’un débat sur la définition de la justice populaire qui mobilisa les grandes figures de la deuxième moitié du vingtième siècle, comme Michel Foucault ou Maurice Clavel. Et un fiasco judiciaire.

Nouvelle garde-à-vue, nouveau rebondissement. Le 18 avril 1973, un flash sur Europe 1 lance un pavé dans la mare médiatique : « Jean-Pierre F., l’ami de Brigitte Dewèvre, est en garde-à-vue au commissariat de Bruay ! » Le jeune homme a avoué être « l’homme au col roulé que la police recherche depuis le début ». Il a précisé aux policiers qui ont recueilli sa confession : « Brigitte m’avait donné rendez-vous à la plate-forme vers 20 heures. Elle avait quelque chose d’important à me dire. » Perplexité générale. Tous les témoins décrivent un homme plus âgé, de corpulence forte, alors que les enquêteurs ont devant eux une « asperge » de 1,80 mètre, maigre et gauche. Jean-Pierre n’est pas avare de confidences. Ce rendez-vous quasi nocturne était, selon lui, un banal rendez-vous d’amoureux qui a mal tourné.

« Je ne sais pas pourquoi, je l’ai pincée au bras, elle a essayé de se défendre. En faisant un pas en arrière, elle a trébuché et a chuté sur la dalle en ciment. Elle ne s’est pas relevée. Je l’ai alors prise dans mes bras pour l’emmener chez moi… » Etonnement des fonctionnaires de police. Brigitte pesait 50 kilos, et Jean-Pierre à peine 60 ! « Je l’ai d’abord tirée à travers le parc Mayeur pour ne pas être vu, et ensuite jusque sur le terrain vague où je l’ai abandonnée. »

Après quelques larmes et hoquets, il précisera : « C’est en rentrant chez moi que j’ai buté sur les lunettes de Brigitte. Je les ai planquées dans une cachette, le fauteuil en cuir dans la chambre qui donne sur la rue. » On envoie en urgence un inspecteur pour vérifier les propos du jeune homme. Il a dit vrai. Sous des coussins, se cache bel et bien une paire de lunettes. Jean-Pierre se lance alors dans le long récit de la soirée du crime avec des détails étonnants.
- « J’ai étranglé Brigitte avec un chiffon qui traînait. Au bout de deux minutes, j’ai remarqué qu’elle ne tressautait plus, elle était morte. J’ai remarqué que ses yeux étaient devenus mauves.
- Sur interrogation de l’enquêteur : « Mauves ? Pourquoi mauves ? Il faisait nuit noire ! »
La confession se poursuivra avec force incohérences :

- « Elle était lourde, alors j’ai vidé une brouette pleine de charbon pour la transporter. »
Or les policiers n’ont trouvé aucune trace de charbon sur les vêtements de Brigitte, souligne un enquêteur. Une fois encore, Jean-Pierre ne sait que répondre. A la mi-avril, succèdent au juge Pascal dessaisi du dossier deux magistrats instructeurs. Avec eux, plus de conférence de presse ni de déclarations télévisées. L’information judiciaire quitte cette fois-ci la place publique pour revenir sur le terrain du secret et du doute d’un cabinet d’instruction. Le juge Sablayolle travaille dans la discrétion et la sérénité. Il place Jean-Pierre en détention provisoire. Une détention qui durera vingt-sept mois.

Un nouveau coup de théâtre vient pourtant remettre en question la mécanique bien huilée de la fin de l’instruction. Les parents de Brigitte Dewèvre ne reconnaissent pas les lunettes, et, dans la foulée, ils refusent de se porter partie civile contre l’adolescent.

Dès lors, la culpabilité de Jean-Pierre F. n’est plus qu’une hypothèse intellectuelle fragile, voire carrément impossible, pour beaucoup. La reconstitution du vendredi 1er mars 1974 disculpe techniquement un inculpé qui, à l’évidence, a inventé la plupart de ses aveux.

Le 26 février 1976, il est relâché au bénéfice du doute, en l’absence de charges suffisantes. Les parents de Brigitte, Léon et Marie-Thérèse Dewèvre, désemparés, déclarent à la radio : « Tout est à recommencer. » Au final, c’est à la chambre d’accusation de Paris qu’il revint de statuer.

Jean-Pierre F., camarade de la victime, bénéficie d’un non-lieu, faisant table rase des accusations portées contre Pierre Leroy et Monique Mayeur. Il ne restait rien de l’instruction du « petit juge », mais le mal était fait. Pour beaucoup, Monique et Pierre Leroy demeureront à jamais ceux qu’un magistrat a jetés en prison parce qu’il les croyait suspects d’un meurtre d’une gamine de mineurs. L’affaire, classée sans suite en 1981, sera prescrite en 2005. Le ou les meurtriers demeurent inconnus.

Depuis, les houillères ont fermé leurs portes. La vérité sortira-t-elle un jour des corons déserts ?
Les principaux protagonistes du drame sont aujourd’hui dans la tombe.
Le juge Pascal est décédé d’un cancer au CHU de Lille en avril 1989.
Le 26 octobre 1997, mourait Pierre Leroy, tandis que Léon, le père de Brigitte, s’éteignait en novembre 2003 ; il est enterré avec sa fille au cimetière du quartier n°3 à Bruay-la-Buissière.
Monique Mayeur a été inhumée en janvier 2005. Marie-Thérèse, la mère de Brigitte, n’a jamais quitté le Pas-de-Calais où elle vit encore aujourd’hui.
Jean-Pierre F. vit en région parisienne.

Quant au(x) bourreau(x) de Brigitte sans doute cour(en)t-ils(s) toujours.

 

Compléments sur Criminocorpus : Voir les documents de la collection Philippe Zoummeroff (presse, photographies, et deux entretiens filmés avec Jacques Lesinge et Francis Puyalte, tout deux journalistes au moment des faits)