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Discours préliminaire sur le projet de Code civil (21 janvier 1801)

Jean-Étienne-Marie Portalis, François-Denis Tronchet, Félix-Julien-Jean Bigot de Préameneu, Jacques de Maléville

Discours préliminaire présenté le 1er pluviôse an IX par la Commission nommée par le gouvernement consulaire

[Fac-similé de l’édition de Paris: Joubert, 1844]

Un arrêté des consuls, du 24 thermidor dernier, a chargé le ministre de la justice de nous réunir chez lui, "pour comparer l’ordre suivi dans la rédaction des projets de Code civil publiés jusqu'à ce jour, déterminer le plan qui nous paraîtrait le plus convenable d’adopter, et discuter ensuite les principales bases de la législation en matière civile".


Cet arrêté est conforme au vœu manifesté par toutes nos assemblées nationales et législatives.

Nos conférences sont terminées.

Nous sommes comptables à la patrie et au gouvernement de l'idée que nous nous sommes formée de notre importante mission, et de la manière dont nous avons cru devoir la remplir.

La France, ainsi que les autres grands États de l'Europe, s'est successivement agrandie par la conquête et par la réunion libre de différents peuples.

Les peuples conquis et les peuples demeurés libres ont toujours stipulé, dans leurs capitulations et dans leurs traités, le maintien de leur législation civile. L'expérience prouve que les hommes changent plus facilement de domination que de lois.

De là cette prodigieuse diversité de coutumes que l'on rencontrait dans le même empire : on eût dit que la France n'était qu'une société de sociétés. La patrie était commune ; et les États, particuliers et distincts : le territoire était un, et les nations diverses. Des magistrats recommandables avaient plus d'une fois conçu le projet d'établir une législation uniforme. L'uniformité est un genre de perfection qui, selon le mot d'un auteur célèbre, saisit quelquefois les grands esprits, et frappe infailliblement les petits. Mais comment donner les mêmes lois à des hommes qui, quoique soumis au même gouvernement, ne vivaient pas sous le même climat et avaient des habitudes si différentes ? Comment extirper des coutumes auxquelles on était attaché comme à des privilèges, et que l'on regardait comme autant de barrières contre les volontés mobiles d'un pouvoir arbitraire ? On eût craint d'affaiblir ou même de détruire, par des mesures violentes, les liens communs de l'autorité et de l'obéissance.

Tout à coup une grande révolution s'opère. On attaque tous les abus ; on interroge toutes les institutions. À la simple voix d'un orateur, les établissements, en apparence les plus inébranlables, s'écroulent ; ils n'avaient plus de racine dans les mœurs ni dans l'opinion. Ces succès encouragent ; et bientôt la prudence, qui tolérait tout, fait place au désir de tout détruire. Alors on revient aux idées d'uniformité dans la législation, parce qu'on entrevoit la possibilité de les réaliser.

Mais un bon Code civil pouvait-il naître au milieu des crises politiques qui agitaient la France?


Toute révolution est une conquête. Fait-on des lois dans le passage de l'ancien gouvernement au nouveau? Par la seule force des choses, ces lois sont nécessairement hostiles, partiales, éversives. On est emporté par le besoin de rompre toutes les habitudes, d'affaiblir tous les liens, d'écarter tous les mécontents. On ne s'occupe plus des relations privées des hommes entre eux : on ne voit que l'objet politique et général ; on cherche des confédérés plutôt que des citoyens. Tout devient droit public.

Si l’on fixe son attention sur les lois civiles, c'est moins pour les rendre plus sages ou plus justes que pour les rendre plus favorables à ceux auxquels il importe de faire goûter le régime qu'il s'agit d'établir. On renverse le pouvoir des pères, parce que les enfants se prêtent davantage aux nouveautés. L’autorité maritale n'est pas respectée, parce que c'est par une plus grande liberté donnée aux femmes, que l'on parvient à introduire de nouvelles formes et un nouveau ton dans le commerce de la vie. On a besoin de bouleverser tout le système des successions, parce qu'il est expédient de préparer un nouvel ordre de citoyens par un nouvel ordre de propriétaires. À chaque instant les changements naissent des changements, et les circonstances des circonstances. Les institutions se succèdent avec rapidité sans qu'on puisse se fixer à aucune, et l'esprit révolutionnaire se glisse dans toutes. Nous appelons esprit révolutionnaire, le désir exalté de sacrifier violemment tous les droits à un but politique, et de ne plus admettre d'autre considération que celle d'un mystérieux et variable intérêt d'État.

Ce n'est pas dans un tel moment que l’on peut se promettre de régler les choses et les hommes avec cette sagesse qui préside aux établissements durables, et d'après les principes de cette équité naturelle dont les législateurs humains ne doivent être que les respectueux interprètes.

Aujourd'hui la France respire, et la Constitution qui garantit son repos lui permet de penser à sa prospérité.
De bonnes lois civiles sont le plus grand bien que les hommes puissent donner et recevoir ; elles sont la source des mœurs, le palladium de la prospérité, et la garantie de toute paix publique et particulière : si elles ne fondent pas le gouvernement, elles le maintiennent ; elles modèrent la puissance et contribuent à la faire respecter, comme si elle était la justice même. Elles atteignent chaque individu, elles se mêlent aux principales actions de la vie, elles le suivent partout ; elles sont souvent l'unique morale du peuple, et toujours elles font partie de sa liberté : enfin, elles consolent chaque citoyen des sacrifices que la loi politique lui commande pour la cité, en le protégeant, quand il le faut, dans sa personne et dans ses biens, comme s'il était, lui seul, la cité tout entière. Aussi la rédaction du Code civil a d'abord fixé la sollicitude du héros que la nation a établi son premier magistrat, qui anime tout par son génie, et qui croira toujours avoir à travailler pour sa gloire, tant qu'il lui restera quelque chose à faire pour notre bonheur.


Mais quelle tâche que la rédaction d'une législation civile pour un grand peuple ! L'ouvrage serait au-dessus des forces humaines, s'il s'agissait de donner à ce peuple une institution absolument nouvelle, et si, oubliant qu'il occupe le premier rang parmi les nations policées, on dédaignait de profiter de l'exercice du passé, et de cette tradition de bon sens, de règles et de maximes, qui est parvenue jusqu'à nous, et qui forme l'esprit des siècles.
Les lois ne sont pas de purs actes de puissance, ce sont des actes de sagesse, de justice et de raison. Le législateur exerce moins une autorité qu'un sacerdoce. Il ne doit point perdre de vue que les lois sont faites pour les hommes, et non les hommes pour les lois ; qu'elles doivent être adaptées au caractère, aux habitudes, à la situation du peuple pour lequel elles sont faites ; qu'il faut être sobre de nouveautés en matière de législation, parce que s'il est possible, dans une institution nouvelle, de calculer les avantages que la théorie nous offre, il ne l'est pas de connaître tous les inconvénients que la pratique seule peut découvrir ; qu'il faut laisser le bien, si on est en doute du mieux ; qu'en corrigeant un abus, il faut encore voir les dangers de la correction même ; qu'il serait absurde de se livrer à des idées absolues de perfection, dans des choses qui ne sont susceptibles que d'une bonté relative ; qu'au lieu de changer les lois, il est presque toujours plus utile de présenter aux citoyens de nouveaux motifs de les aimer ; que l'histoire nous offre à peine la promulgation de deux ou trois bonnes lois dans l'espace de plusieurs siècles ; qu'enfin, il n'appartient de proposer des changements qu'à ceux qui sont assez heureusement nés pour pénétrer d'un coup de génie et par une sorte d'illumination soudaine, toute la constitution d'un État.


Le consul Cambacérès publia, il y a quelques années, un projet de code dans lequel les matières se trouvent classées avec autant de précision que de méthode. Ce magistrat, aussi sage qu'éclairé, ne nous eût rien laissé à faire, s'il eût pu donner un libre essor à ses lumières et à ses principes, et si des circonstances impérieuses et passagères n'eussent érigé en maximes de droit, des erreurs qu'il ne partageait pas.
Après le 18 brumaire, une commission composée d'hommes que le vœu national a placés dans diverses autorités constituées, fut établie pour achever un ouvrage déjà trop souvent repris et abandonné. Les utiles travaux de cette commission ont dirigé et abrégé les nôtres.


À l'ouverture de nos conférences, nous avons été frappés de l'opinion, si généralement répandue, que, dans la rédaction d'un Code civil, quelques textes bien précis sur chaque matière peuvent suffire, et que le grand art est de tout simplifier en prévoyant tout.
Tout simplifier est une opération sur laquelle on a besoin de s'entendre. Tout prévoir est un but qu'il est impossible d'atteindre.
Il ne faut point de lois inutiles ; elles affaibliraient les lois nécessaires ; elles compromettraient la certitude et la majesté de la législation. Mais un grand État comme la France, qui est à la fois agricole et commerçant, qui renferme tant de professions différentes, et qui offre tant de genres divers d'industrie, ne saurait comporter des lois aussi simples que celles d'une société pauvre ou plus réduite.

Les lois des douze tables sont sans cesse proposées pour modèle; mais peut-on comparer les institutions d'un peuple naissant avec celles d'un peuple parvenu au plus haut degré de richesse et de civilisation ? Rome, née pour la grandeur, et destinée, pour ainsi dire, à être la ville éternelle, tarda-t-elle à reconnaître l'insuffisance de ses premières lois? Les changements survenus insensiblement dans ses mœurs n'en produisirent-ils pas dans sa législation ? Ne commença-t-on pas bientôt à distinguer le droit écrit du droit non écrit ? Ne vit-on pas naître successivement les sénatus-consultes, les plébiscites, les édits des préteurs, les ordonnances des consuls, les règlements des édiles, les réponses ou les décisions des jurisconsultes, les pragmatiques sanctions, les rescrits, les édits, les novelles des empereurs ? L'histoire de la législation de Rome est à peu près celle de la législation de tous les peuples.


Dans les États despotiques, où le prince est propriétaire de tout le territoire, où tout le commerce se fait au nom du chef de l'État et à son profit, où les particuliers n'ont ni liberté, ni volonté, ni propriété, il y a plus de juges et de bourreaux que de lois ; mais partout où les citoyens ont des biens à conserver et à défendre, partout où ils ont des droits politiques et civils, partout où l'honneur est compté pour quelque chose, il faut nécessairement un certain nombre de lois pour faire face à tout. Les diverses espèces de biens, les divers genres d'industrie, les diverses situations de la vie humaine, demandent des règles différentes. La sollicitude du législateur est obligée de se proportionner à la multiplicité et à l'importance des objets sur lesquels il faut statuer. De là, dans les codes des nations policées, cette prévoyance scrupuleuse qui multiplie les cas particuliers, et semble faire un art de la raison même.

Nous n'avons donc pas cru devoir simplifier les lois au point de laisser les citoyens sans règles et sans garantie sur leurs plus grands intérêts.
Nous nous sommes également préservés de la dangereuse ambition de vouloir tout régler et tout prévoir. Qui pourrait penser que ce sont ceux mêmes auxquels un code paraît toujours trop volumineux, qui osent prescrire impérieusement au législateur la terrible tâche de ne rien abandonner à la décision du juge ?

Quoi que l'on fasse, les lois positives ne sauraient jamais entièrement remplacer l'usage de la raison naturelle dans les affaires de la vie. Les besoins de la société sont si variés, la communication des hommes est si active, leurs intérêts sont si multipliés et leurs rapports si étendus, qu'il est impossible au législateur de pourvoir à tout.

Dans les matières mêmes qui fixent particulièrement son attention, il est une foule de détails qui lui échappent, ou qui sont trop contentieux et trop mobiles pour pouvoir devenir l'objet d’un texte de loi.

D'ailleurs, comment enchaîner l'action du temps? Comment s'opposer au cours des événements ou à la pente insensible des mœurs? Comment connaître et calculer d'avance ce que l'expérience seule peut nous révéler? La prévoyance peut-elle jamais s'étendre à des objets que la pensée ne peut atteindre?

Un code, quelque complet qu'il puisse paraître, n'est pas plutôt achevé, que mille questions inattendues viennent s'offrir au magistrat. Car les lois, une fois rédigées, demeurent telles qu'elles ont été écrites ; les hommes, au contraire, ne se reposent jamais ; ils agissent toujours ; et ce mouvement, qui ne s'arrête pas, et dont les effets sont diversement modifiés par les circonstances, produit à chaque instant quelque combinaison nouvelle, quelque nouveau fait, quelque résultat nouveau.

Une foule de choses sont donc nécessairement abandonnées à l'empire de l'usage, à la discussion des hommes instruits, à l'arbitrage des juges.
L'office de la loi est de fixer, par de grandes vues, les maximes générales du droit ; d'établir des principes féconds en conséquences, et non de descendre dans le détail des questions qui peuvent naître sur chaque matière.

C’est au magistrat et au jurisconsulte, pénétrés de l'esprit général des lois, à en diriger l'application,

De là, chez toutes les nations policées, on voit toujours se former, à côté du sanctuaire des lois, et sous la surveillance du législateur, un dépôt de maximes, de décisions et de doctrines qui s'épure journellement par la pratique et par le choc des débats judiciaires, qui s'accroît sans cesse de toutes les connaissances acquises, et qui a constamment été regardé comme le vrai supplément de la législation.


On fait à ceux qui professent la jurisprudence le reproche d'avoir multiplié les subtilités, les compilations et les commentaires. Ce reproche peut être fondé. Mais dans quel art, dans quelle science ne s'est-on pas exposé à le mériter? Doit-on accuser une classe particulière d'hommes de ce qui n'est qu'une maladie générale de l'esprit? Il est des temps où l'on est condamné à l'ignorance parce qu'on manque de livres ; il en est d'autres où il est difficile de s'instruire parce qu'on en a trop.


Si l'on peut pardonner à l'intempérence de commenter, de discuter et d'écrire, c'est surtout en jurisprudence. On n'hésitera point à le croire, si l'on réfléchit sur les fils innombrables qui lient les citoyens, sur le développement et la progression successive des objets dont le magistrat et le jurisconsulte sont obligés de s'occuper, sur le cours des événements et des circonstances qui modifient de tant de manières les relations sociales ; enfin sur l'action et la réaction continue de toutes les passions et de tous les intérêts divers. Tel blâme les subtilités et les commentaires, qui devient, dans une cause personnelle, le commentateur le plus subtil et le plus fastidieux.

Il serait sans doute désirable que toutes les matières pussent être réglées par des lois.
Mais à défaut de texte précis sur chaque matière, un usage ancien, constant et bien établi, une suite non interrompue de décisions semblables, une opinion ou une maxime reçue, tiennent lieu de la loi. Quand on n'est dirigé par rien de ce qui est établi ou connu, quand il s'agit d'un fait absolument nouveau, on remonte aux principes du droit naturel. Car si la prévoyance du législateur est limitée, la nature est infinie; elle s'applique à tout ce qui peut intéresser les hommes.
Tout cela suppose des compilations, des recueils, des traités, de nombreux volumes de recherches et de dissertations.

Le peuple, dit-on, ne peut dans ce dédale démêler ce qu'il doit éviter ou ce qu'il doit faire pour avoir la sûreté de ses possessions et de ses droits.
Mais le code même le plus simple serait-il à la portée de toutes les classes de la société ? Les passions ne seraient-elles pas perpétuellement occupées à en détourner le vrai sens ? Ne faut-il pas une certaine expérience pour faire une sage application des lois? Quelle est d'ailleurs la nation à laquelle des lois simples et en petit nombre aient longtemps suffi?
Ce serait donc une erreur de penser qu'il pût exister un corps de lois qui eût d'avance pourvu à tous les cas possibles, et qui cependant fût à la portée du moindre citoyen.

Dans l’état de nos sociétés, il est trop heureux que la jurisprudence forme une science qui puisse fixer le talent, flatter l'amour-propre et réveiller l'émulation. Une classe entière d'hommes se voue dès lors à cette science, et cette classe, consacrée à l'étude des lois, offre des conseils et des défenseurs aux citoyens qui ne pourraient se diriger et se défendre eux-mêmes, et devient comme le séminaire de la magistrature.
Il est trop heureux qu'il y ait des recueils et une tradition suivie d'usages, de maximes et de règles, pour qu'il y ait en quelque sorte nécessité de juger aujourd'hui comme on a jugé, hier, et qu'il n'y ait d'autres variations, dans les jugements publics, que celles qui sont amenées par le progrès des lumières et par la force des circonstances.


Il est trop heureux que la nécessité où est le juge de s’instruire, de faire des recherches, d'approfondir les questions qui s’offrent à lui, ne lui permette jamais d'oublier que, s'il est des choses qui sont arbitraires à sa raison, il n'en est point qui soient purement à son caprice ou à sa volonté.
En Turquie, où la jurisprudence n'est point un art, où le bacha peut prononcer comme il le veut, quand des ordres supérieurs ne le gênent pas, on voit les justiciables ne demander recevoir justice qu'avec effroi. Pourquoi n'a-t-on pas les mêmes inquiétudes auprès de nos juges ? C’est qu'ils sont rompus aux affaires, qu'ils ont des lumières, des connaissances, et qu'ils se croient sans cesse obligés de consulter celles des autres. On ne saurait comprendre combien cette habitude de science et de raison adoucit et règle le pouvoir.


Pour combattre l'autorité que nous reconnaissons dans les juges, de statuer sur les choses qui ne sont pas déterminées par les lois, on invoque le droit qu'a tout citoyen de n'être jugé que d'après une loi antérieure et constante.


Ce droit ne peut être méconnu. Mais, pour son application, il faut distinguer les matières criminelles d'avec les matières civiles.


Les matières criminelles, qui ne roulent que sur certaines actions, sont circonscrites; les matières civiles ne le sont pas. Elles embrassent indéfiniment toutes les actions et tous les intérêts compliqués et variables qui peuvent devenir un objet de litige entre des hommes vivant en société.

Conséquemment, les matières criminelles peuvent devenir l'objet d'une prévoyance dont les matières civiles ne sont pas susceptibles.

En second lieu, dans les matières civiles, le débat existe toujours entre deux ou plusieurs citoyens. Une question de propriété, ou toute autre question semblable ne peut rester indécise entre eux. On est forcé de prononcer ; de quelque manière que ce soit, il faut terminer le litige. Si les parties ne peuvent pas s'accorder elles-mêmes, que fait alors l'État ? Dans l'impossibilité de leur donner des lois sur tous les objets, il leur offre, dans le magistrat public, un arbitre éclairé et impartial dont la décision les empêche d'en venir aux mains, et leur est certainement plus profitable qu'un litige prolongé, dont elles ne pourraient prévoir ni les suites ni le terme. L'arbitre apparent de l'équité vaut encore mieux que le tumulte des passions.
Mais dans les matières criminelles, le débat est entre le citoyen et le public. La volonté du public ne peut être représentée que par celle de la loi. Le citoyen dont les actions ne violent point la loi, ne saurait donc être inquiété ni accusé au nom du public. Non seulement alors on n'est pas forcé de juger, mais il n'y aurait pas même matière à jugement.

La loi qui sert de titre à l'accusation doit être antérieure à l'action pour laquelle on accuse. Le législateur ne doit point frapper sans avertir : s'il en était autrement, la loi, contre son objet essentiel, ne se proposerait donc pas de rendre les hommes meilleurs, mais seulement de les rendre plus malheureux; ce qui serait contraire à l'essence même des choses.
Ainsi, en matière criminelle, où il n'y a qu'un texte formel et préexistant qui puisse fonder l'action du juge, il faut des lois précises et point de jurisprudence. Il en est autrement en matière civile : là, il faut une jurisprudence, parce qu'il est impossible de régler tous les objets civils par des lois, et qu'il est nécessaire de terminer, entre particuliers, des contestations qu'on ne pourrait laisser indécises sans forcer chaque citoyen à devenir juge dans sa propre cause, et sans oublier que la justice est la première dette de la souveraineté.

Sur le fondement de la maxime que les juges doivent obéir aux lois, et qu'il leur est défendu de les interpréter, les tribunaux, dans ces dernières années, renvoyaient par des référés les justiciables au pouvoir législatif, toutes les fois qu'ils manquaient de loi, ou que la loi existante leur paraissait obscure. Le tribunal de cassation a constamment réprimé cet abus comme un déni de justice.

Il est deux sortes d'interprétations : l'une par voie de doctrine, et l'autre par voie d'autorité.


L'interprétation par voie de doctrine, consiste à saisir le vrai sens des lois, à les appliquer avec discernement, et à les suppléer dans les cas qu'elles n'ont pas réglés. Sans cette espèce d'interprétation pourrait-on concevoir la possibilité de remplir l'office de juge ?

L'interprétation par la voie d'autorité consiste à résoudre les questions et les doutes par la voie de règlements ou de dispositions générales. Ce mode d'interprétation est le seul qui soit interdit au juge.

Quand la loi est claire, il faut la suivre ; quand elle est obscure, il faut en approfondir les dispositions. Si l’on manque de loi, il faut consulter l'usage ou l'équité. L'équité est le retour à la loi naturelle, dans le silence, l'opposition ou l'obscurité des lois positives.
Forcer le magistrat de recourir au législateur, ce serait admettre le plus funeste des principes ; ce serait renouveler parmi nous la désastreuse législation des rescrits ; car, lorsque le législateur intervient pour prononcer sur des affaires nées et vivement agitées entre particuliers, il n'est pas plus à l'abri des surprises que les tribunaux. On a moins à redouter l'arbitraire réglé, timide et circonspect d'un magistrat qui peut être réformé, et qui est soumis à l'action en forfaiture, que l'arbitraire absolu d'un pouvoir indépendant qui n'est jamais responsable.


Les parties qui traitent entre elles sur une matière que la loi positive n'a pas définie, se soumettent aux usages reçus ou à l'équité universelle, à défaut de tout usage. Or, constater un point d'usage et l'appliquer à une contestation privée, c'est faire un acte judiciaire et non un acte législatif. L'application même de cette équité ou de cette justice distributive, qui suit et qui doit suivre, dans chaque cas particulier, tous les petits fils par lesquels une des parties litigantes tient à l'autre, ne peut jamais appartenir au législateur, uniquement ministre de cette justice ou de cette équité générale, qui, sans égard à aucune circonstance particulière, embrasse l'universalité des choses et des personnes. Des lois intervenues sur des affaires privées seraient donc souvent suspectes de partialité, et toujours elles seraient rétroactives et injustes pour ceux dont le litige aurait précédé l'intervention de ces lois.
De plus, le recours au législateur entraînerait des longueurs fatales au justiciable, et, ce qui est pire, il compromettrait la sagesse et la sainteté des lois.
En effet, la loi statue sur tous : elle considère les hommes en masse, jamais comme particuliers ; elle ne doit point se mêler des faits individuels ni des litiges qui divisent les citoyens. S'il en était autrement, il faudrait journellement faire de nouvelles lois ; leur multitude étoufferait leur dignité et nuirait à leur observation. Le jurisconsulte serait sans fonctions, et le législateur, entraîné par les détails, ne serait bientôt plus que jurisconsulte. Les intérêts particuliers assiègeraient la puissance législative; ils la détourneraient, à chaque instant, de l'intérêt général de la société.

Il y a une science pour les législateurs, comme il y en a une pour les magistrats, et l'une ne ressemble pas à l'autre. La science du législateur consiste à trouver, dans chaque matière, les principes les plus favorables au bien commun : la science du magistrat est de mettre ces principes en action, de les ramifier, de les étendre, par une application sage et raisonnée, aux hypothèses privées ; d'étudier l'esprit de la loi quand la lettre tue, et de ne pas s'exposer à être tour à tour esclave et rebelle, et à désobéir par esprit de servitude.

Il faut que le législateur veille sur la jurisprudence : il peut être éclairé par elle, et il peut, de son côté, la corriger ; mais il faut qu'il y en ait une. Dans cette immensité d'objets divers, qui composent les matières civiles, et dont le jugement, dans le plus grand nombre de cas, est moins l'application d'un texte précis, que la combinaison de plusieurs textes qui conduisent à la décision bien plus qu'ils ne la renferment, on ne peut pas plus se passer de jurisprudence que des lois. Or, c'est à la jurisprudence que nous abandonnons les cas rares et extraordinaires qui ne sauraient entrer dans le plan d'une législation raisonnable, les détails trop variables et trop contentieux qui ne doivent point occuper le législateur, et tous les objets que l'on s'efforcerait inutilement de prévoir, ou qu'une prévoyance précipitée ne pourrait définir sans danger. C’est à l'expérience à combler successivement les vides que nous laissons. Les codes des peuples se font avec le temps ; mais, à proprement parler, on ne les fait pas.
Il nous a paru utile de commencer nos travaux par un livre préliminaire, Du droit et des lois en général.

Le droit est la raison universelle, la suprême raison fondée sur la nature même des choses. Les lois sont ou ne doivent être que le droit réduit en règles positives, en préceptes particuliers.

Le droit est moralement obligatoire ; mais par lui-même il n'emporte aucune contrainte ; il dirige, les lois commandent ; il sert de boussole, et les lois de compas.

Les divers peuples entre eux ne vivent que sous l'empire du droit ; les membres de chaque cité sont régis, comme hommes, par le droit, et comme citoyens, par des lois.

Le droit naturel et le droit des gens ne diffèrent point dans leur substance, mais seulement dans leur application. La raison, en tant qu'elle gouverne indéfiniment tous les hommes, s'appelle droit naturel, et elle est appelée droit des gens dans les relations de peuple à peuple.
Si l'on parle d'un droit des gens naturel et d'un droit des gens positif, c'est pour distinguer les principes éternels de justice que les peuples n'ont point faits, et auxquels les divers corps des nations sont soumis comme les moindres individus, d’avec les capitulations, les traités et les coutumes qui sont l'ouvrage des peuples.

En jetant les yeux sur les définitions que la plupart des jurisconsultes ont données de la loi, nous nous sommes aperçus combien ces définitions sont défectueuses. Elles ne nous mettent point à portée d’apprécier la différence qui existe entre un principe de morale et une loi d'État.
Dans chaque cité, la loi est une déclaration solennelle de la volonté du souverain sur un objet d'intérêt commun.

Toutes les lois se rapportent aux personnes ou aux biens, et aux biens pour l’utilité des personnes.

Il importe même, en traitant uniquement des matières civiles, de donner une notion générale des diverses espèces de lois qui régissent un peuple; car toutes les lois, de quelque ordre qu'elles soient, ont entre elles des rapports nécessaires. Il n'est point de question privée dans laquelle il n'entre quelque vue d'administration publique, comme il n'est aucun objet public qui ne touche plus ou moins aux principes de cette justice distributive qui règle les intérêts privés.

Pour connaître les divers ordres de lois, il suffit d'observer les diverses espèces de rapports qui existent entre des hommes vivant dans la même société.
Les rapports de ceux qui gouvernent avec ceux qui sont gouvernés, et de chaque citoyen avec tous, sont la matière des lois constitutionnelles et politiques.

Les lois civiles disposent sur les rapports naturels ou conventionnels, forcés ou volontaires, de la rigueur ou de la simple convenance, qui lient tout individu à un autre individu ou à plusieurs.

Le Code civil est sous la tutelle des lois politiques ; il doit leur être assorti. Ce serait un grand mal qu'il y eût de la contradiction dans les maximes qui gouvernent les hommes.

Les lois pénales ou criminelles sont moins une espèce particulière de lois que la sanction de toutes les autres.
Elles ne règlent pas, à proprement parler, les rapports des hommes entre eux, mais ceux de chaque homme avec les lois qui veillent pour tous.
Les affaires militaires, le commerce, le fisc, et plusieurs autres objets, supposent des rapports particuliers qui n'appartiennent exclusivement à aucune des divisions précédentes.

Les lois proprement dites diffèrent des simples règlements. C'est aux lois à poser dans chaque matière les règles fondamentales et à déterminer les formes essentielles. Les détails d'exécution, les précautions provisoires ou accidentelles, les objets instantanés ou variables ; en un mot, toutes les choses qui sollicitent bien plus la surveillance de l'autorité qui administre que l'intervention de la puissance qui institue ou qui crée, sont du ressort des règlements. Les règlements sont des actes de magistrature, et les lois des actes de souveraineté.

Les lois ne pouvant obliger sans être connues, nous nous sommes occupés de la forme de leur promulgation. Elles ne peuvent être notifiées à chaque individu. On est forcé de se contenter d'une publicité relative, qui, si elle ne peut produire à temps dans chaque citoyen la connaissance de la loi à laquelle il doit se conformer, suffit au moins pour prévenir tout arbitraire sur le moment où la loi doit être exécutée.
Nous avons déterminé les divers effets de la loi. Elle permet ou elle défend ; elle ordonne, elle établit, elle corrige, elle punit ou elle récompense. Elle oblige indistinctement tous ceux qui vivent sous son empire ; les étrangers mêmes, pendant leur résidence, sont les sujets casuels des lois del’État. Habiter le territoire, c'est se soumettre à la souveraineté.

Ce qui n'est pas contraire aux lois est licite. Mais ce qui leur est conforme n'est pas toujours honnête ; car les lois s'occupent plus du bien politique de la société que de la perfection morale de l'homme.

En général, les lois n'ont point d'effet rétroactif. Le principe est incontestable. Nous avons pourtant limité ce principe aux lois nouvelles; nous ne l'avons point étendu à celles qui ne font que rappeler ou expliquer les anciennes lois. Les erreurs ou les abus intermédiaires ne font point droit, à moins que dans l'intervalle d'une loi à l'autre elles n'aient été consacrées par des transactions, par des jugements en dernier ressort ou par des décisions arbitrales passées en force de chose jugée.


Les lois conservent leur effet tant qu'elles ne sont point abrogées par d'autres lois, ou qu'elles ne sont point tombées en désuétude. Si nous n'avons pas formellement autorisé le mode d'abrogation par la désuétude ou le non-usage, c'est qu'il eût peut-être été dangereux de le faire ; mais peut-on se dissimuler l'influence et l'utilité de ce concert indélibéré, de cette puissance invisible, par laquelle, sans secousse et sans commotion, les peuples se font justice des mauvaises lois, et qui semblent protéger la société contre les surprises faites au législateur, et le législateur contre lui-même?

Le pouvoir judiciaire, établi pour appliquer les lois, a besoin d'être dirigé, dans cette application, par certaines règles. Nous les avons tracées : elles sont telles, que la raison particulière d'aucun homme ne puisse jamais prévaloir sur la loi, raison publique.
Après avoir rédigé le livre préliminaire Du droit et des lois en général, nous avons passé aux objets que les lois civiles sont chargées de définir et de régler.

La France, autrefois divisée en pays coutumiers et en pays de droit écrit, était régie en partie par des coutumes et en partie par le droit écrit. Il y avait quelques ordonnances royales communes à tout l'empire.
Depuis la Révolution, la législation française a subi, sur des points importants, des changements considérables. Faut-il écarter tout ce qui est nouveau ? Faut-il dédaigner tout ce qui est ancien ?


Le droit écrit, qui se compose des lois romaines, a civilisé l'Europe. La découverte que nos aïeux firent de la compilation de Justinien fut pour eux une sorte de révélation. C’est à cette époque que nos tribunaux prirent une forme plus régulière, et que le terrible pouvoir de juger fut soumis à des principes.

La plupart des auteurs qui censurent le droit romain avec autant d'amertume que de légèreté, blasphèment ce qu'ils ignorent. On en sera bientôt convaincu, si, dans les collections qui nous ont transmis ce droit, on sait distinguer les lois qui ont mérité d'être appelées la raison écrite, d'avec celles qui ne tenaient qu’à des institutions particulières, étrangères à notre situation et à nos usages ; si l'on sait distinguer encore les sénatus-consultes, les plébiscites, les édits des bons princes d'avec les rescrits des empereurs, espèce de législation mendiée, accordée au crédit ou à l'importunité, et fabriquée dans les cours de tant de monstres qui ont désolé Rome, et qui vendaient publiquement les jugements et les lois.
Dans le nombre de nos coutumes, il en est sans doute, qui portent l’empreinte de notre première barbarie; mais il en est aussi qui font honneur à la sagesse de nos pères, qui ont formé le caractère national, et qui sont dignes des meilleurs temps. Nous n’avons renoncé qu’à celles dont l'esprit a disparu devant un autre esprit, dont la lettre n'est qu'une source journalière de controverses interminables, et qui répugnent autant à la raison qu'à nos mœurs.

En examinant les dernières ordonnances royales, nous en avons conservé tout ce qui tient à l'ordre essentiel des sociétés, au maintien de la décence publique, à la sûreté des patrimoines, à la prospérité générale.

Nous avons respecté, dans les lois publiées par nos assemblées nationales sur les matières civiles, toutes celles qui sont liées aux grands changements opérés dans l’ordre politique, ou qui par elles-mêmes nous ont paru évidemment préférables à des institutions usées et défectueuses. Il faut changer, quand la plus funeste de toutes les innovations serait, pour ainsi dire, de ne pas innover. On ne doit point céder à des préventions aveugles. Tout ce qui est ancien a été nouveau. L'essentiel est d'imprimer aux institutions nouvelles ce caractère de permanence et de stabilité qui puisse leur garantir le droit de devenir anciennes.

Nous avons fait, s'il est permis de s'exprimer ainsi, une transaction entre le droit écrit et les coutumes, toutes les fois qu'il nous a été possible de concilier leurs dispositions ou de les modifier les unes par les autres, sans rompre l'unité du système, et sans choquer l'esprit général. Il est utile de conserver tout ce qu'il n'est pas nécessaire de détruire: les lois doivent ménager les habitudes, quand ces habitudes ne sont pas des vices. On raisonne trop souvent comme si le genre humain finissait et commençait à chaque instant, sans aucune sorte de communication entre une génération et celle qui la remplace. Les générations en se succédant se mêlent, s'entrelacent et se confondent. Un législateur isolerait ses institutions de tout ce qui peut les naturaliser sur la terre, s'il n'observait avec soin les rapports naturels qui lient toujours plus ou moins, le présent au passé et l'avenir au présent, et qui font qu'un peuple, à moins qu'il ne soit exterminé, ou qu'il ne tombe dans une dégradation pire que l'anéantissement, ne cesse jamais, jusqu'à un certain point de se ressembler à lui-même. Nous avons trop aimé, dans nos temps modernes, les changements et les réformes : si en matière d'institutions et de lois, les siècles d'ignorance sont le théâtre des abus, les siècles de philosophie et de lumières ne sont que trop souvent le théâtre des excès.

Le mariage, le gouvernement des familles, l’état des enfants, les tutelles, les questions de domicile, les droits des absents, la différente nature des biens, les divers moyens d'acquérir, de conserver ou d'accroître sa fortune, les successions, les contrats, sont les principaux objets d'un Code civil. Nous devons exposer les principes qui ont motivé nos projets de lois sur ces objets importants et indiquer les rapports que ces projets peuvent avoir avec le bien général, avec les mœurs publiques, avec le bonheur des particuliers et avec l'état présent de toutes choses.

Ce n'est que dans ces derniers temps que l'on a eu des idées précises sur le mariage. Le mélange des institutions civiles et des institutions religieuses avait obscurci les premières notions. Quelques théologiens ne voyaient dans le mariage que le sacrement ; la plupart des jurisconsultes n'y voyaient que le contrat civil. Quelques auteurs faisaient du mariage une espèce d'acte mixte, qui renferme à la fois et un contrat civil et un contrat ecclésiastique. La loi naturelle n'était comptée pour rien dans le premier et le plus grand acte de la nature.

Les idées confuses que l'on avait sur l'essence et sur les caractères de l’union conjugale, produisaient des embarras journaliers dans la législation et dans la jurisprudence. Il y avait toujours conflit entre le sacerdoce et l'empire, quand il s'agissait de faire des lois ou de prononcer des jugements sur cette importante matière. On ignorait ce que c'est que le mariage en soi, ce que les lois civiles ont ajouté aux lois naturelles, ce que les lois religieuses ont ajouté aux lois civiles, et jusqu'où peut s'étendre l'autorité de ces diverses espèces de lois.
Toutes ces incertitudes se sont évanouies, tous ces embarras se sont dissipés, à mesure que l'on est remonté à la véritable origine du mariage, dont la date est celle même de la création.

Nous nous sommes convaincus que le mariage, qui existait avant l'établissement du christianisme, qui a précédé toute loi positive, et qui dérive de la constitution même de notre être, n'est ni un acte civil, ni un acte religieux, mais un acte naturel qui a fixé l'attention des législateurs, et que la religion a sanctifié.

Les jurisconsultes romains, en parlant du mariage, ont souvent confondu l'ordre physique de la nature, qui est commun à tous les êtres animés, avec le droit naturel, qui régit particulièrement les hommes, et qui est fondé sur les rapports que des êtres intelligents et libres ont avec leurs semblables. De là on a mis en question s'il y avait quelque caractère de moralité dans le mariage considéré dans l'ordre purement naturel.


On conçoit que les êtres dépourvus d'intelligence, qui ne cèdent qu'à un mouvement ou à un penchant aveugle, n'ont entre eux que des rencontres fortuites, ou des rapprochements périodiques, dénués de toute moralité, Mais, chez les hommes, la raison se mêle toujours plus ou moins, à tous les actes de leur vie ; le sentiment est à côté de l'appétit, le droit succède à l'instinct, et tout s'épure et s'ennoblit.

Sans doute le désir général qui porte un sexe vers l'autre, appartient uniquement à l'ordre physique de la nature ; mais le choix, la préférence, l'amour qui détermine ce désir et le fixe sur un seul objet, ou qui du moins lui donne sur l'objet préféré un plus grand degré d'énergie ; les égards mutuels, les devoirs et les obligations réciproques qui naissent de l'union une fois formée, et qui s'établissent entre des êtres raisonnables et sensibles ; tout cela appartient au droit naturel. Dès lors, ce n'est plus une simple rencontre que nous apercevons, c'est un véritable contrat.

L'amour, ou le sentiment de préférence qui force ce contrat, nous donne la solution de tous les problèmes proposés sur la pluralité des femmes ou des hommes, dans le mariage; car, tel est l'empire de l'amour, qu'à l’exception de l’objet aimé, un sexe n'est plus rien pour l'autre. La préférence que l'on accorde, on veut l'obtenir ; l'engagement doit être réciproque. Bénissons la nature, qui, en nous donnant des penchants irrésistibles, a placé dans notre propre cœur, la règle et le frein de ces penchants. On a pu dire que, sous certains climats et dans certaines circonstances, la polygamie est une chose moins révoltante que dans d'autres circonstances et sous d'autres climats. Mais, dans tous les pays, elle est inconciliable avec un engagement par lequel on se donne tout, le corps et le cœur, nous avons donc posé la maxime que le mariage ne peut être que l'engagement de deux individus, et que, tant qu'un premier mariage subsiste, il n'est pas permis d'en contracter un second.

Le rapprochement de deux sexes que la nature n'a faits si différents que pour les unir, a bientôt des effets sensibles. La femme devient mère : un nouvel instinct se développe, de nouveaux sentiments, de nouveaux devoirs fortifient les premiers. La fécondité de la femme ne tarde pas à se manifester encore. La nature étend insensiblement la durée de l'union conjugale, en cimentant chaque année cette union par des jouissances nouvelles et par de nouvelles obligations. Elle met à profit chaque situation, chaque événement, pour en faire sortir un nouvel ordre de plaisirs et de vertus.
L'éducation des enfants exige, pendant une longue suite d'années, les soins communs des auteurs de leurs jours. Les hommes existent longtemps avant de savoir vivre; comme vers la fin de leur carrière, souvent ils cessent de vivre avant de cesser d'exister. Il faut protéger le berceau de l'enfance contre les maladies et les besoins qui l'assiègent. Dans un âge plus avancé, l'esprit a besoin de culture. Il importe de veiller sur les premiers développements du cœur, de réprimer ou de diriger les premières saillies des passions, de protéger les efforts d'une raison naissante, contre toutes les espèces de séductions qui l'environnent, d'épier la nature pour n'en pas contrarier les opérations, afin d'achever avec elle le grand ouvrage auquel elle daigne nous associer.

Pendant ce temps, le mari, la femme, les enfants réunis sous le même toit et par les plus chers intérêts, contractent l'habitude des plus douces affections. Les deux époux sentent le besoin de s'aimer, et la nécessité de s'aimer toujours. On voit naître et s'affermir les plus doux sentiments qui soient connus des hommes, l'amour conjugal et l'amour paternel.

La vieillesse, s'il est permis de le dire, n'arrive jamais pour des époux fidèles et vertueux. Au milieu des infirmités de cet âge, le fardeau d'un vie languissante est adouci par les souvenirs les plus touchants, et par les soins si nécessaires de la jeune famille dans laquelle on se voit renaître, et qui semble nous arrêter sur les bords du tombeau.

Tel est le mariage, considéré en lui-même et dans ses effets naturels, indépendamment de toute loi positive. Il nous offre l'idée fondamentale d'un contrat proprement dit, et d'un contrat perpétuel par sa destination.

Comme ce contrat, d'après les observations que nous venons de présenter, soumet les époux, l'un envers l'autre, à des obligations respectives, comme il les soumet à des obligations communes envers ceux auxquels ils ont donné l'être, les lois de tous les peuples policés ont cru devoir établir des formes qui puissent faire reconnaître ceux qui sont tenus à ces obligations. Nous avons déterminé ces formes.

La publicité, la solennité des mariages, peuvent seuls prévenir ces conjonctions vagues et illicites qui sont si peu favorables à la propagation de l'espèce.
Les lois civiles doivent interposer leur autorité entre les époux, entre les pères et les enfants ; elles doivent régler le gouvernement de la famille. Nous avons cherché dans les indications de la nature le plan de ce gouvernement. L'autorité maritale est fondée sur la nécessité de donner, dans une société de deux individus, la voix pondérative à l'un des associés, et sur la prééminence du sexe auquel cet avantage est attribué. L'autorité des pères est motivée par leur tendresse, par leur expérience, par la maturité de leur raison et par la faiblesse de celle de leurs enfants. Cette autorité est une sorte de magistrature, à laquelle il importe, surtout dans les États libres, de donner une certaine étendue. Oui, on a besoin que les pères soient de vrais magistrats, Partout où le maintien de la liberté demande que les magistrats ne soient que des pères.

Quand on connaît l'essence, les caractères et la fin du mariage, on découvre sans peine quels sont les empêchements qui par leur propre force, rendent une personne incapable de le contracter, et quels sont, parmi ces empêchements, ceux qui dérivent de la loi positive, et ceux qui sont établis par la nature elle-même. Dans ceux établis par la nature, on doit ranger le défaut d'âge. En général, le mariage est permis à tous ceux qui peuvent remplir le vœu de son institution. Il n'y a d'exception naturelle à cette règle de droit naturel, que pour les personnes parentes jusqu'à certains degrés. Le mariage doit être prohibé entre tous les ascendants et descendants en ligne directe : nous n'avons pas besoin d'en donner les raisons ; elles ont frappé tous les législateurs. Le mariage doit encore être prohibé entre frères et sœurs, parce que la famille est le sanctuaire des mœurs, et que les mœurs seraient menacées par tous les préliminaires d'amour, de désir et de séduction, qui précèdent et préparent le mariage. Quand la prohibition est étendue à des degrés plus éloignés, ce ne peut être que par des vues politiques.


Le défaut de liberté, le rapt, l'erreur sur la personne, sont pareillement des empêchements naturels, parce qu'ils excluent l'idée d'un véritable consentement. L'intervention des pères, des tuteurs, n'est qu'une condition prescrite par la loi positive. Le défaut de cette intervention n'opère qu'une nullité civile. Le législateur peut, par des vues d'ordre public, établir tels empêchements qu'il juge convenables, mais ces empêchements ne sont alors que de pur droit positif.

En pesant les empêchements opposés au mariage, les formes et les conditions requises pour sa validité, nous avons marqué les cas où il est plus expédient de réparer le mal que de le punir, et nous avons distingué les occurrences dans lesquelles les nullités peuvent être couvertes par la conduite des parties ou par le seul laps du temps, d'avec celles où l'abus appelle toujours la vindicte des lois.

Il résulte de ce que nous avons dit, que le mariage est un contrat perpétuel par sa destination. Des lois récentes autorisent le divorce ; faut-il maintenir ces lois ?

En admettant le divorce, le législateur n'entend point contrarier le dogme religieux de l'indissolubilité, ni décider un point de conscience. Il suppose seulement que les passions les plus violentes, celles qui ont fait et qui font encore tant de ravages dans le monde, peuvent détruire l’harmonie qui doit régner entre deux époux ; il suppose que les excès peuvent être assez graves pour rendre à ces époux leur vie commune insupportable. Alors, s'occupant avec sollicitude de leur tranquillité, de leur sûreté et de leur bonheur présent, dont il est uniquement chargé, il s'abstient de les contraindre à demeurer inséparablement liés l’un à l'autre malgré tous les motifs qui les divisent. Sans offenser les vues de la religion, qui continue, sur cet objet, comme sur tant d'autres, à gouverner les hommes dans l'ordre du mérite et de la liberté, le législateur n'emploie alors lui-même le pouvoir coactif que pour prévenir les désordres les plus funestes à la société, et prescrire des limites à des passions et à des abus dont on n'ose se promettre de tarir entièrement la source. Sous ce rapport, la question du divorce devient une pure question civile dont il faut chercher la solution dans les inconvénients ou dans les avantages qui peuvent résulter du divorce même, considéré sous un point de vue politique.


On a compris dans tous les temps, qu'il est aussi dangereux qu'inhumain d'attacher, sans aucune espèce de retour, deux époux accablés l'un de l'autre. De là, chez les peuples mêmes où l'indissolubilité du mariage est consacrée par les lois civiles, l'usage des séparations qui relâchent le lien du mariage sans le rompre.

Les avantages et les inconvénients du divorce ont été diversement présentés par les différents auteurs qui ont écrit sur cette matière.
On a dit, pour le divorce, qu'on ôte toute la douceur du mariage en déclarant son indissolubilité ; que pour vouloir trop resserrer le nœud conjugal, on l’affaiblit; que les peines domestiques sont affreuses, quand on n'a rien de plus consolant devant les yeux que leur éternité ; que la vie de deux époux qui ne s'entendent pas et qui sont inséparablement unis, est perdue pour la postérité ; que les mœurs sont compromises par des mariages mal assortis qu’il est impossible de rompre ; qu'un époux, dégoûté d'une femme éternelle, se livre à un commerce qui, sans remplir l'objet du mariage, n'en représente tout au plus que les plaisirs, que les enfants n'ont pas plus à souffrir du divorce que des discordes qui déchirent un mariage malheureux ; qu'enfin l'indissolubilité absolue est aussi contraire au bien réel des familles qu'au bien général de l’État.

On répond, d'autre part, qu'il est dangereux d'abandonner le cœur à ses caprices et à son inconstance ; que l'on se résigne à supporter les dégoûts domestiques, et que l'on travaille même à les prévenir quand on sait que l'on n'a pas la faculté du divorce ; qu'il n'y a plus d'autorité maritale, d'autorité paternelle, de gouvernement domestique, là où cette faculté est admise ; que la séparation suffit pour alléger les désagréments de la vie commune, que le divorce est peu favorable aux femmes et aux enfants ; qu’il menace les mœurs, en donnant un trop libre essor aux passions ; qu'il n'y a rien de sacré et de religieux parmi les hommes, si le lien du mariage n'est point inviolable; que la propagation régulière de l'espèce humaine est bien plus assurée par la confiance de deux époux fidèles, que par des unions que des dégoûts passagers peuvent rendre variables et incertaines ; enfin, que la durée et le bon ordre de la société générale tiennent essentiellement à la stabilité des familles, qui sont les premières de toutes les sociétés, le germe et le fondement des empires.


Telles sont les considérations qui ont été proposées pour et contre le divorce. Il en résulte que c'est sur le danger et la violence des passions que l'on fonde l'utilité du divorce, et qu'il n'y a qu'une extrême modération dans les désirs, que la pratique des plus austères vertus, qui pourraient écarter de l'indissolubilité absolue les inconvénients qu'on en croit inséparables.

Que doit faire le législateur? Ses lois ne doivent jamais être plus parfaites que les hommes à qui elles sont destinées ne peuvent le comporter. Il doit consulter les mœurs, le caractère, la situation politique et religieuse de la nation qu’il représente.

Y a-t-il une religion dominante? Quels sont les dogmes de cette religion? Ou bien tous les cultes sont-ils indistinctement autorisés? Est-on dans une société naissante ou dans une société vieillie? Quelle est la forme du gouvernement ? Toutes ces questions influent plus qu'on ne pense sur celle du divorce.

N'oublions point qu'il ne s'agit pas de savoir si le divorce est bon en soi, mais s'il est convenable que les lois fassent intervenir le pouvoir coactif dans une chose qui est naturellement si libre, et à laquelle le cœur doit avoir tant de part.

Dans une société naissante, le mariage n'est guère considéré que dans ses rapports avec la propagation de l'espèce, parce qu'un peuple nouveau a besoin de croître et de se multiplier.

Il n'est point incommode à des hommes simples et grossiers d'avoir beaucoup d'enfants; ils craindraient de n'en avoir pas assez. On voit sans scandale une femme passer successivement dans les bras de plusieurs maris; on permet l'exposition des enfants faibles ou mal conformés ; on interdit la faculté de se marier aux personnes qui par leur âge ne sont plus propres aux desseins de la nature. Le mariage est alors régi par quelques lois politiques, plutôt que par des lois civiles et par des lois naturelles. L'ancien usage qui autorisait un citoyen romain à prêter sa femme à un autre pour en avoir des enfants d'une meilleure espèce était une loi politique.

Quand une nation est formée, on a assez de peuple; l'intérêt de la propagation devient moins sensible; on s'occupe plus des douceurs et de la dignité du mariage que de sa fin; on cherche à établir un ordre constant dans les familles, et à donner à l'amour un empire si réglé, qu'il ne puisse jamais troubler cet ordre.

Alors la faculté du divorce est proscrite ou laissée, selon les mœurs et les idées reçues dans chaque pays, selon le plus ou moins de liberté que l'on croit devoir laisser aux femmes, selon que les maris sont plus ou moins monarques, selon que l’on a intérêt de resserrer le gouvernement domestique ou de le rendre moins réprimant, de favoriser l'égalité des fortunes ou d'en empêcher la trop grande division.

Dans nos temps modernes, ce sont surtout les doctrines religieuses qui ont influé sur les lois du divorce.

Le divorce était admis chez les Romains : la religion chrétienne s'établit dans l'empire ; le divorce eut encore lieu jusqu'au neuvième siècle ; mais il céda aux nouveaux principes qui furent proclamés sur la nature du mariage.

Tant que la religion catholique a été dominante en France, tant que les institutions religieuses ont été inséparablement unies avec les institutions civiles, il était impossible que la loi civile ne déclarât pas indissoluble un engagement déclaré tel par la religion, qui était elle-même une loi de l’État : il faut nécessairement qu'il y ait de l'harmonie entre les principes qui gouvernent les hommes.

Aujourd'hui la liberté des cultes est une loi fondamentale ; et la plupart des doctrines religieuses autorisent le divorce : la faculté du divorce se trouve donc liée parmi nous à la liberté de conscience.

Les citoyens peuvent professer diverses religions; mais il faut des lois pour tous.

Nous avons donc cru qu'il ne fallait pas prohiber le divorce parmi nous, parce que nos lois seraient trop formellement en contradiction avec les différents cultes qui l'autorisent, et qu'elles ne pourraient espérer, pour les hommes qui professent ces cultes, de faire du mariage un lien plus fort que la religion même.

D'ailleurs, indépendamment de la considération déduite de la diversité des cultes, la loi civile peut fort bien, dans la crainte de plus grands maux, ne pas user de coaction et de contrainte pour obliger deux époux malheureux à demeurer réunis ou à vivre dans un célibat forcé, aussi funeste aux mœurs qu’à la société.

La loi qui laisse la faculté du divorce à tous les citoyens indistinctement, sans gêner les époux qui ont une croyance contraire au divorce, est une suite, une conséquence de notre régime, c'est-à-dire de la situation politique et religieuse de la France.

Mais le vœu de la perpétuité dans le mariage étant le vœu de la nature, il faut que les lois opposent un frein salutaire aux passions ; il faut qu'elles empêchent que le plus saint des contrats ne devienne le jouet du caprice, de l'inconstance, ou qu'il ne devienne même l'objet de toutes les honteuses spéculations d'une basse avidité.

Depuis nos lois nouvelles, la simple allégation de l'incompatibilité d'humeur et de caractère pouvait opérer la dissolution du mariage.

Alléguer n'est pas prouver : l'incompatibilité d'humeur et de caractère n'est pas même susceptible d'une preuve rigoureuse et légale. Donc, en dernière analyse, autoriser le divorce sur un tel motif, c'est donner à chacun des époux le funeste droit de dissoudre le mariage à sa volonté. Existe-t-il un seul contrat dans le monde qu'un seul des contractants puisse arbitrairement et capricieusement dissoudre, sans l'aveu de la partie avec laquelle il a traité ?
On observe que l'allégation de l'incompatibilité d'humeur et de caractère, peut cacher des causes très réelles dont la discussion publique serait la honte des familles et deviendrait un scandale pour la société. On ajoute que la vie commune des deux époux peut devenir insupportable par une multitude de procédés hostiles, de reproches amers, de mépris journaliers, de contradictions suivies, piquantes et opiniâtres, en un mot, par une foule d'actes dont aucun ne peut être réputé grave, et dont l'ensemble fait le malheur et le tourment de l'époux qui les souffre.

Tout cela peut être ; mais il est également vrai que la simple allégation de l'incompatibilité d'humeur et de caractère peut ne cacher que l'absence de tout motif raisonnable. Qui nous garantira qu'il existe des causes suffisantes de divorce dans un cas où l'on n'en exprime aucune ?
Le mariage n'est point une situation, mais un état. Il ne doit point ressembler à ces unions passagères et fugitives que le plaisir forme, qui finissent avec le plaisir, et qui ont été réprouvées par les lois de tous les peuples policés.

Il est nécessaire, dit-on, de venir au secours de deux époux mal assortis. On accuse nos mœurs et nos usages de favoriser les mauvais mariages. On trouve l'unique remède à ces maux dans la facilité du divorce.

Il n'est que trop vrai que deux époux s'unissent souvent sans se connaître, et sont condamnés à vivre ensemble sans s'aimer. Il n'est que trop vrai que des vues d'ambition et de fortune, et souvent les fantaisies et la légèreté, président à la formation des alliances et à la destinée des familles. Les convenances morales et naturelles sont ordinairement sacrifiées aux convenances civiles.

Mais ces abus doivent-ils en appeler d'autres ? Faut-il ajouter la corruption des lois à celle des hommes ? De ce qu'il y a des mariages mal assortis, en concluera-t-on qu'il ne doit point y en avoir de sacrés et d'inviolables ? Quand les abus ne sont que l'ouvrage des passions, ils peuvent être corrigés par les lois, le mal est incurable, parce qu'il est dans le remède même.

Les lois font tout ce qui est en leur pouvoir pour prévenir, dans les mariages, des erreurs et des méprises qui pourraient être irréparables ; elles garantissent aux contractants la plus grande liberté ; elles donnent la plus grande publicité au contrat ; elles exigent le consentement des pères, consentement si bien motivé par la considération touchante que la prudence paternelle, éclairée par les plus tendres sentiments, est au-dessus de toute prudence. Si, malgré ces précautions, les lois n'atteignent pas toujours l'objet qu'elles se proposent, n'en accusons que les faiblesses inséparables de l'humanité.

Dans quel moment vient-on réclamer l'extrême facilité du divorce, en faveur des mariages mal assortis ? Lorsque les mariages vont devenir plus libres que jamais, lorsque l'égalité politique ayant fait disparaître l'extrême inégalité des conditions, deux époux pourront céder aux douces inspirations de la nature, et n'auront plus à lutter contre les préjugés de l'orgueil, contre toutes ces vanités sociales qui mettaient, dans les alliances et dans les mariages, la gène, la nécessité, et, nous osons le dire, la fatalité du destin même.

Ce qu'il faut craindre aujourd'hui, c'est que la licence des mœurs ne remplace l'ancienne gêne des mariages, et que, par la trop grande facilité des divorces, un libertinage, pour ainsi dire, régulier, fruit d'une inconstance autorisée, ne soit mis à la place du mariage même.

Mais, dit-on, si on ne laisse pas subsister la simple allégation de l'incompatibilité d'humeur et de caractère, on ôte au divorce tous ses avantages. Nous disons, au contraire, qu'on ne fait que multiplier et aggraver les abus du divorce, si on laisse subsister le moyen déduit de l'incompatibilité d'humeur et de caractère.

L'allégation de cette incompatibilité sera le moyen de tous ceux qui n'en ont point. Le plus important, le plus auguste des contrats, n'aura aucune consistance et n'obtiendra aucune sorte de respect ; les mœurs seront sans cesse violées par les lois.

Le divorce pouvait encore être opéré par le consentement mutuel, sur le fondement que le mariage est une société, et qu'une société ne saurait être éternelle.

Mais peut-on assimiler le mariage aux sociétés ordinaires?
Le mariage est une société, mais la plus naturelle, la plus sainte, la plus inviolable de toutes.
Le mariage est nécessaire; les autres contrats de société ne le sont pas.
Les objets qui deviennent la matière des sociétés ordinaires, sont déterminés arbitrairement par la volonté de l'homme; l'objet du mariage est déterminé par la nature même.
Dans les sociétés ordinaires, il ne s'agit guère que de la communication plus ou moins limitée des biens ou de l’industrie. Les biens n'entrent que par accident dans le mariage : l’essence de ce contrat est l'union des personnes.
Dans les sociétés ordinaires, on stipule pour soi, sur des intérêts obscurs et privés, et comme arbitre souverain de sa propre fortune. Dans le mariage, on ne stipule pas seulement pour soi, mais pour autrui ; on s'engage à devenir comme la providence de la nouvelle famille à laquelle on va donner l'être; on stipule pour l'État, on stipule pour la société générale du genre humain.
Le public est donc toujours partie dans les questions de mariage ; et, indépendamment du public, il y a toujours des tiers qui méritent la plus grande faveur, et dont on ne peut avoir ni la volonté ni le pouvoir de faire le préjudice. La société conjugale ne ressemble donc à aucune autre.
Le consentement mutuel ne peut donc dissoudre le mariage, quoiqu'il puisse dissoudre toute autre société.


Les maladies, les infirmités, ne nous ont pas paru, non plus, pouvoir fournir des causes légitimes de divorce. Les deux époux ne sont-ils pas associés à leur bonne comme à leur mauvaise fortune ? Doivent-ils s'abandonner, lorsque tout leur impose l'obligation de se secourir ? Les devoirs finissent-ils avec les agréments et avec les plaisirs ? Selon la belle expression des lois romaines, le mariage n'est-il pas une société entière et parfaite, qui suppose, entre deux époux, la participation aux biens et aux maux de la vie, la communication de toutes les choses divines et humaines ?
L'infirmité de l’époux qu'on voudrait être autorisé à répudier, a peut-être été contractée dans le mariage même ; comment pourrait-elle devenir une occasion raisonnable de divorce ? La pitié, la reconnaissance, ne doivent-elles pas alors devenir les auxiliaires de l’amour ?
La nature, qui a distingué les hommes par le sentiment et par la raison, a voulu que, chez eux, les obligations qui naissent de l'union des deux sexes, fussent toujours dirigées par la raison et par le sentiment.

On a prétendu, dans certains écrits, que tout ce qui autorise la séparation de biens, doit autoriser le divorce, et que l'une de ces deux choses ne doit pas marcher sans l'autre. Pourquoi donc les moyens qui peuvent légitimer la séparation de biens, pourraient-ils dissoudre le mariage? Le mariage n'est que l'union des personnes; les époux sont libres de ne pas engager leur fortune. Pourquoi donc faire dépendre le mariage d'une chose qui lui est proprement étrangère?
La séparation de corps entraînait autrefois la séparation de biens ; mais la séparation de biens n'avait jamais entraîné celle du corps.
Un homme peut être un mauvais administrateur sans être un mauvais mari. Il peut avoir des droits à l’attachement de son épouse, sans en avoir sur certains objets, à sa confiance. Cette épouse sera-t-elle donc forcée de faire violence à son cœur, pour conserver son patrimoine, ou d'abandonner son patrimoine, pour suivre les mouvements de son cœur?


En général, le divorce ne doit point être prononcé sans cause. Les causes du divorce doivent être des infractions manifestes du contrat. De là, nous n'admettons pour causes légales, que la mort civile, qui imite la mort naturelle, et les crimes ou délits dont un époux peut se plaindre contre l'autre. Nous n'avons pas cru qu'il fût tolérable de rendre le divorce plus facile que ne l'étaient autrefois les séparations.


Les questions de divorce étaient attribuées à des conseils de famille, nous les avons rendues aux tribunaux. L'intervention de la justice est indispensable, lorsqu'il s'agit d'objets de cette importance. Un conseil de famille, communément formé de personnes préparées d'avance à consentir tout ce qu'on exigeait d'elles, n'offrait qu'une troupe d’affidés ou de complaisants, toujours prêts à colluder avec les époux contre les lois. Des parents peuvent d'ailleurs être facilement soupçonnés d'amour ou de haine contre l'une ou l’autre partie; leur intérêt influe beaucoup sur leur opinion. Ils conservent rarement, dans des affaires que les coteries traitent avec tant de légèreté, la gravité qui est commandée par la morale dans tout ce qui touche aux mœurs. Une triste expérience a trop bien démontré que des amis ou des alliés, que l'on assemblait pour un divorce ne croient pouvoir mieux remplir la mission qu'ils reçoivent, qu'en signant une délibération rédigée à leur insu, et en se montrant indifférents à tout ce qui se passe.
De plus, tout ce qui intéresse l'état civil des hommes, leurs conventions et leurs droits respectifs, appartient essentiellement à l’ordre judiciaire.
Si le divorce ne peut plus être prononcé que sur des causes, il faut que ces causes soient vérifiées. On sent que les points de faits et les points de droit que cette vérification peut entraîner, ne peuvent être sérieusement discutés que dans un tribunal.


Pour écarter le danger des discussions, nous avons tracé une forme particulière de procéder, capable de les rendre solides et suffisantes, sans les rendre publiques. Toutes les questions de divorce doivent être traitées à huis clos, si l'on veut qu'elles le soient sans scandale.
Nous avons laissé toutes les issues convenables à la réconciliation, au rapprochement des époux.
L'époux qui obtient le divorce, doit conserver, à titre d'indemnité, quelques-uns des avantages stipulés par le contrat de mariage. Car nous supposons qu'il ne peut l'obtenir que pour des causes fondées ; et dès lors son action, en mettant un terme à ses maux, lui ôte pourtant son état, et laisse conséquemment un grand préjudice à réparer. Il n'y a point à balancer entre la personne qui fait prononcer le divorce, et celle qui l'a rendu nécessaire.
Nous avons cru, pour l'honnêteté publique, devoir ménager un intervalle entre le divorce et un second mariage.
Le juge a droit de n'ordonner qu'une séparation momentanée, s'il a l'espoir du rétablissement de la paix dans le ménage. Il exhorte, il invite, tant qu'il n'est pas forcé de prononcer.


En général, notre but, dans les lois projetées sur le divorce, a été d'en prévenir l'abus, et de défendre le mariage contre le débordement des mœurs. On va au mal par une pente rapide; on ne retourne au bien qu'avec effort.

Les familles se forment par le mariage, et elles sont la pépinière de l'État. Chaque famille est une société particulière et distincte dont le gouvernement importe à la grande famille qui les comprend toutes.
D’autre part, d'après les idées que nous avons données du contrat de mariage, il est évident que c'est le consentement des parties qui constitue ce contrat. C'est la fidélité, c'est la foi promise, qui mérite à la compagne qu'un homme s'associe, la qualité d'épouse, qualité si honorable, que, suivant l'expression des anciens, ce n'est point la volupté, mais la vertu, l'honneur même qui la fait appeler de ce nom.
Mais il est également évident que l'on avait besoin d'être rassuré sur la véritable intention de l'homme et de la femme qui s'unissent, par des conditions et des formes qui pussent faire connaître la nature et garantir les effets de cette union. De là toutes les précautions dont nous avons déjà parlé, et qui ont été prises pour l'honnêteté et la certitude du mariage.
Par ces précautions, les époux sont connus, leur engagement est mis sous la protection des lois, des tribunaux, de tous les gens de bien. On apprend à distinguer l'incontinence d'avec la foi conjugale, et les égards des passions d'avec l'usage réglé des droits les plus précieux de l'humanité.
Les opérations de la nature dans le mystère de la génération, sont impénétrables ; il nous serait impossible de soulever le voile qui nous les dérobe : sans un mariage public et solennel, toutes les questions de filiation resteraient dans le nuage; la maternité pourrait être certaine, la paternité ne le serait jamais. Y a-t-il un mariage en forme, avoué par la loi et reconnu de la société ? Le père est fixé : c'est celui que le mariage démontre. La présomption de la loi, fondée sur la cohabitation des époux, sur l’intérêt et la surveillance du mari, sur l’obligation de supposer l'innocence de la femme plutôt que son crime, fait cesser toutes les incertitudes du magistrat et garantit l’état des personnes et la tranquillité des familles.
La règle que le père est celui qui est démontré par le mariage, est si favorable, qu'elle ne peut céder qu'à la preuve évidente du contraire.
Les enfants qui naissent d'un mariage régulier, sont appelés légitimes; parce qu'ils sont le fruit d'un engagement dont la légitimité et la validité ne peuvent être incertaines aux yeux des lois.

Dans le cas d'un mariage nul, mais contracté avec bonne foi par les deux conjoints ou par l’un d'eux, l'état des enfants n'est pas compris. Les lois positives, qui ne s'écartent jamais entièrement de la loi naturelle, et qui, lorsqu'elles paraissent s'en éloigner, ne le font que pour mieux assortir les vues de cette loi aux besoins de la société, ont rendu hommage au principe naturel que l'essence du mariage consiste dans la foi que les époux se donnent. De là, quoique régulièrement le seul mariage fait dans les formes prescrites et conformément au droit établi, soit capable de légitimer les enfants, on avoue cependant pour enfants légitimes, ceux nés d'un mariage putatif, c’est-à-dire d'un mariage que les conjoints ont cru légitime, qui a été contracté librement entre les parties, dans l'intention de remplir les devoirs inséparables de leur état, et de vivre, avec suite, sous les auspices de la vertu et dans la pureté de l’amour conjugal.

Deux motifs principaux ont fait adopter ce principe : le premier est la faveur attachée au nom du mariage, nom si puissant que son ombre même suffit pour purifier, dans les enfants, le principe de leur naissance. Le second est la bonne foi de ceux qui ont contracté un semblable engagement : la patrie leur tient compte de l'intention qu'ils avaient de lui donner des enfants légitimes. Ils ont formé un engagement honnête; ils ont cru suivre l’ordre prescrit par la loi, pour laisser une postérité légitime. Un empêchement secret, un événement imprévu trompe leur prévoyance, on ne laisse pas de récompenser en eux, le vœu, l'apparence, le nom de mariage, et on regarde moins ce que les enfants sont, que ce que les pères et mères avaient voulu qu'ils fussent

On a porté si loin la faveur du droit commun, qu'on a jugé que la bonne foi d'un seul des contractants suffit pour légitimer les enfants qui naissent de leur mariage. Quelques anciens jurisconsultes avaient bien pensé que, dans ce cas, les enfants devaient être légitimes par rapport à l’un des conjoints, et illégitimes par rapport à l'autre ; mais on a rejeté leur opinion, sur le fondement que l'état des hommes est indivisible, et que, dans le concours, il fallait se décider entièrement pour la légitimité.


On a mis en question si le mariage subséquent doit légitimer les enfants nés avant le mariage. Les lois anglaises n'admettent point la légitimation par le mariage subséquent; elles regardent cette sorte de légitimation comme capable de favoriser la licence des mœurs, et de troubler l'ordre des familles. En France, on a plus consulté l'équité naturelle, qui parlait en faveur des enfants, que cette raison d'État qui sacrifie tout à l'intérêt de la société générale. Nos lois présument que les pères et les mères, qui se marient après avoir vécu dans un commerce illicite, ont toujours eu l'intention de s'engager par les liens du mariage solennel ; elles supposent que le mariage a été contracté, au moins de vœu et de désir, dès le temps de la naissance des enfants, et, par une fiction équitable, elles donnent un effet rétroactif au mariage.
Nous n'avons pas cru devoir changer cette disposition que l'équité de nos pères semble nous avoir recommandée ; mais nous avons rappelé les précautions qui l’empêchent de devenir dangereuse.

L'état des enfants nés hors le mariage, est toujours plus ou moins incertain, parce que n'étant aidé d'aucune présomption de droit, il ne repose que sur des faits obscurs, dont la preuve est souvent impossible. Il arriverait qu'à la faveur de la légitimation par mariage subséquent, des êtres mystérieux, qui ne pouvaient se dissimuler le vice de leur origine, venaient, par des réclamations artificieuses, compromettre la tranquillité des familles. Ces réclamations qui n'étaient presque toujours formées qu'après la mort de tous ceux qui auraient pu efficacement les repousser, faisaient retentir les tribunaux de discussions dont le scandale et le danger ébranlaient la société entière.

Ces inconvénients seront prévenus si la loi n'applique la légitimation par mariage subséquent qu'à des enfants légalement reconnus dans le moment même du mariage.

La loi ne présumant rien, et ne pouvant rien présumer pour des enfants nés d'une conjonction qu'elle n'avoue pas, il faut que ces enfants soient reconnus par les auteurs de leurs jours pour pouvoir réclamer des droits. S'il en était autrement, l'honneur des femmes, la paix des ménages, la fortune des citoyens, seraient continuellement en péril. Les lois nouvelles ont pourvu au mal, et nous conservons à cet égard les dispositions de ces lois.
La possession a été la première, et, pendant longtemps, l'unique preuve de l'état des hommes. Celui-là était réputé époux, enfant qui vivait publiquement, sous l'un ou l'autre de ces rapports, dans une famille déterminée. Depuis la découverte de l'écriture, tout a changé : les mariages, les naissances, les décès, sont constatés par des registres. En conséquence, la preuve la plus légitime dans la question d'état est celle qui se tire des registres publics. Ce principe est une espèce de droit des gens commun à toutes les nations policées.
Mais cette preuve, quelque authentique et quelque légitime qu'elle puisse paraître, n'est pas néanmoins la seule; et comme il n'est pas juste que la négligence des parents, la prévarication de ceux qui conservent les registres publics, les malheurs et l'injure des temps, puissent réduire un homme à l'impossibilité de prouver son état, il est de l'équité de la loi d'accorder, en tous ces cas, une autre preuve qui puisse suppléer le défaut et réparer la perte des registres ; et cette preuve ne peut être que celle qui se tire des autres titres et de la déposition des témoins.
Observons pourtant que, dans les questions d'état, la preuve testimoniale ne doit point être admise sans précaution ; elle ne l’a jamais été sans un commencement de preuve par écrit. On a besoin d'être rassuré contre un genre de preuve qui inspire tant de méfiance : des témoins peuvent être corrompus ou séduits ; leur mémoire peut les tromper; ils peuvent, à leur propre insu, se laisser entraîner par des inspirations étrangères. Tout nous avertit qu'il faut se tenir en garde contre de simples témoignages.

Ce serait mal raisonner que d'argumenter, dans des matières d'état, de la facilité avec laquelle la preuve par témoins est accueillie dans les matières criminelles.

En matière criminelle, la loi se mettrait dans l'impuissance de connaître le crime qu'elle veut réprimer, si elle n'admettait la preuve testimoniale ; car les crimes sont des faits dans lesquels l'écriture n'intervient que par accident, et bien rarement ; or, les purs faits ne peuvent se prouver que par témoins. L'accueil que l'on fait à la preuve testimoniale dans la recherche et l'instruction des crimes dérive donc de la nécessité.
La même nécessité ne se rencontre point dans les questions d'état. La loi veut que l'état des hommes soit constaté par des monuments publics : elle est plus occupée des familles que des individus ; le sort obscur d'un citoyen qui peut être injustement compromis dans son état, la touche moins que le danger dont la société entière serait menacée, si, avec quelques témoignages mendiés ou suspects, on pouvait naturaliser dans une famille des êtres obscurs qui ne lui appartiennent pas.
En second lieu, dans la recherche d'un crime, il s'agit d'un fait qui ne remonte pas à une époque reculée, et qui est, pour ainsi dire, sous nos yeux. Or, la preuve testimoniale est la preuve naturelle des faits récents. Ce genre de preuve est moins convenable dans les affaires dont l'origine se perd presque toujours dans des temps éloignés, et qui, par les circonstances dont elles se compliquent, n'offre communément ni certitude ni repos à l'esprit.
Enfin, dans l'instruction d'un crime, la preuve par témoins est épurée par la contradiction, par les reproches de l'accusé, et par toutes les formes qui garantissent à cet accusé le droit de se défendre ; au lieu que, dans les questions d'état, le litige ne s'engage presque jamais qu'après le décès des personnes qui pourraient éclaircir le mystère, ou repousser la calomnie : on n'a aucune des ressources qui, en matière criminelle, servent si bien à déjouer le mensonge et l'imposture.
Nous avons donc consacré la maxime que, dans les questions d'état, la preuve par témoins n'est admissible qu'autant qu'elle est soutenue par un commencement de preuve plus imposante, c'est-à-dire, par des documents domestiques, par des écrits de personnes décédées et non suspectes, par des lettres missives envoyées et reçues dans un temps opportun, enfin par un certain concours de faits qui aient laissé des traces permanentes que l'on puisse recueillir avec succès pour l'éclaircissement de la vérité.
Après avoir fixé les preuves qui garantissent l'état civil des personnes, nous sommes entrés dans les détails du gouvernement de la famille. Le mari est le chef de ce gouvernement. La femme ne peut avoir d'autre domicile que celui du mari. Celui-ci administre tout, il surveille tout, les biens et les mœurs de sa compagne ; mais l'administration du mari doit être sage et sa surveillance modérée ; l'influence du mari se résout bien plus en protection qu'en autorité : c'est le plus fort qui est appelé à défendre et à soutenir le plus faible. Un empire illimité sur les femmes, tel que nous le trouvons établi dans certaines contrées, répugnerait autant au caractère de la nation qu'à la douceur de nos lois. Nous souffrons, dans un sexe aimable, des indiscrétions et des légèretés qui sont des grâces; et sans encourager les actions qui pourraient troubler l’ordre et offenser la décence, nous écartons toute mesure qui serait incompatible avec la liberté publique.
Les enfants doivent être soumis au père; mais celui-ci ne doit écouter que la voix de la nature, la plus douce et la plus tendre de toutes les voix. Son nom est à la fois un nom d'amour, de dignité et de puissance ; et sa magistrature, qui a été si religieusement appelée piété paternelle, ne comporte d'autre sévérité que celle qui peut ramener le repentir dans un cœur égaré, et qui a moins pour objet d'infliger une peine que de mériter le pardon.
Avec la majorité des enfants, la puissance des pères cesse ; mais elle ne cesse que dans ses effets civils : le respect et la reconnaissance continuent à exiger des égards et des devoirs que le législateur ne commande plus; et la déférence des enfants pour les auteurs de leurs jours, est alors l'ouvrage des mœurs plutôt que celui des lois.

Dans le cours de la Révolution, la majorité a été fixée à vingt-et-un ans. Nous n'avons pas cru devoir  réformer cette fixation, que tant de raisons peuvent motiver. Dans notre siècle mille causes concourent à former plus tôt la jeunesse ; trop souvent même elle tombe dans la caducité au sortir de l'enfance. L'esprit de société et l'esprit d'industrie, aujourd'hui si généralement répandus, donnent un ressort aux âmes, qui supplée aux leçons de l'expérience, et qui dispose chaque individu à porter plus tôt le poids de sa propre destinée. Cependant, malgré ces considérations, nous avons prorogé jusqu'à vingt-cinq ans la nécessité de rapporter le consentement pour le mariage. Un acte tel que le mariage décide du bonheur de toute la vie ; il serait peu sage, quand il s'agit d'une chose qui tient de si près à l'empire des passions les plus terribles, de trop abréger le temps pendant lequel les lois associent la prudence des pères aux résolutions des enfants.

La tutelle est, dans le gouvernement domestique, une sorte de magistrature subsidiaire, dont nous avons déterminé la durée et les fonctions d'après des règles qui sont presque communes à toutes les nations policées. Un tuteur est préposé à la personne et aux biens ; il doit être choisi par la famille et dans la famille : car il faut qu'il ait un intérêt réel à conserver les biens, et un intérêt d'honneur et d'affection à veiller sur l'éducation et le salut de la personne. Il ne peut aliéner sans cause et sans formes le patrimoine confié à ses soins; il doit administrer avec intelligence, et gérer avec fidélité; il est comptable puisqu'il est administrateur ; il répond de sa conduite ; il ne peut mal faire sans être tenu de réparer le mal qu'il fait. Voilà toute la théorie des tutelles.

Les questions de domicile sont pour la plupart liées aux questions sur l’état des personnes. Ainsi, comme le domicile de la femme est celui du mari, le domicile des enfants mineurs est celui de leur père ou de leur tuteur.

Le domicile civil n'a rien de commun avec le domicile politique. L'un peut exister sans l'autre ; car les femmes et les mineurs ont un domicile civil, sans avoir un domicile politique. Cette dernière sorte de domicile est une dépendance du droit de cité, puisqu'elle désigne le lieu dans lequel, en remplissant les conditions prescrites par les lois constitutionnelles, on est autorisé à exercer les droits politiques attachés à la qualité de citoyen.
Le domicile civil est le lieu où l'on a transporté le siège de ses affaires, de sa fortune, de sa demeure habituelle. La simple absence n'interrompt pas le domicile. On peut changer de domicile quand on veut. Toute question de domicile est mêlée de droit et de fait. Nous avons fixé les règles d'après lesquelles on peut juger du vrai domicile d'un homme, parce que, dans toutes les actions judiciaires, et même dans le commerce ordinaire de la vie, il importe de savoir où une personne est domiciliée, pour pouvoir l'atteindre.

L'absence est une situation momentanée. On peut être absent pour son intérêt propre, ou pour celui de la République. Les absents, et surtout ceux qui le sont pour la cause publique, ont des droits particuliers à la protection des lois : nous avons déterminé ces droits. Il a fallu déterminer encore la vie présumée d'un absent dont on n'a point de nouvelles, pour ne pas laisser les familles et les propriétés dans une funeste incertitude. Nous avons confronté les diverses jurisprudences sur les différents points qui concernent les absents, et nous avons opté pour les principes qui nous ont paru les plus équitables et les moins susceptibles d'inconvénients.

On verra que, dans tous les projets de loi relatifs à l'état des personnes, nous nous sommes uniquement occupés de l'état civil ; l'état politique des hommes est fixé par la Constitution. Nous avons pourtant parlé des étrangers, pour marquer jusqu'à quel point ils peuvent, dans les choses civiles, être assimilés aux Français, et jusqu'à quel point ils en diffèrent.

Il faut convenir qu'anciennement les divers peuples communiquaient peu entre eux ; qu'il n'y avait point de relations entre les États, et que l’on ne se rapprochait que par la guerre, c'est-à-dire pour s'exterminer. C’est à ces époques que l'auteur de l'Esprit des lois fait remonter l'origine "des droits insensés d'aubaine et de naufrage. Les hommes, dit-il, pensèrent que les étrangers ne leur étant unis par aucune communication du droit civil, ils ne leur devaient d'un côté aucune sorte de justice, et de l'autre aucune sorte de pitié".

Le commerce, en se développant, nous a guéris des préjugés barbares et destructeurs ; il a uni et mêlé les hommes de tous les pays et de toutes les contrées. La boussole ouvrit l'univers ; le commerce l’a rendu sociable.

Alors les étrangers ont été traités avec justice et avec humanité. Les rapports entre les peuples se sont multipliés, et on a compris que si, comme citoyen, on ne peut appartenir qu'à une société particulière, on appartient, comme homme, à la société générale du genre humain. En conséquence, si les institutions politiques continuent d'être propres aux membres de chaque État, les étrangers sont admis à participer plus ou moins aux institutions civiles qui affectent bien plus les droits privés de l'homme que l’état public du citoyen.

Après avoir parcouru tout ce qui est relatif aux personnes, nous nous sommes occupés des biens.

Il est diverses espèces de biens; il est diverses manières de les acquérir et d'en disposer.

Les biens se divisent en meubles et immeubles. C’est la division la plus générale et la plus naturelle.

Les immeubles de chaque pays sont communément possédés par ses habitants. Jusqu'ici la plupart des États ont eu des lois qui dégoûtaient les étrangers de l'acquisition de leurs terres; il n'y a même que la présence du maître qui les fasse valoir. Ce genre de richesse appartient donc à chaque État en particulier. Mais les effets mobiliers, comme l’argent, les billets, les lettres de change, les actions dans les banques ou sur les compagnies, les vaisseaux, toutes les marchandises, appartiennent au monde entier, qui, dans ce rapport, ne compose qu’un seul État dont toutes les sociétés sont les membres. Le peuple qui possède le plus de ces effets mobiliers, est le plus riche. Chaque État les acquiert par l’exportation de ses denrées, par le travail de ses manufactures, par l'industrie et les découvertes de ses négociants, par le hasard même.

La distinction des immeubles et des richesses mobilières, nous donne l'idée des choses purement civiles et des choses commerciales. Les richesses mobilières sont le partage du commerce ; les immeubles sont particulièrement du ressort de la loi civile.

Il est pourtant des effets mobiliers qui sont réputés immeubles, parce qu'on peut les regarder comme des dépendances ou des accessoires des fonds et autres objets civils.

Dans l'ancien régime, la distinction des personnes privilégiées ou non privilégiées, nobles ou roturières, entraînait, par rapport aux biens, une foule de distinctions qui ont disparu et qui ne peuvent plus revivre.

On peut dire que les choses étaient classées comme les personnes mêmes. Il y avait des biens féodaux et non féodaux, des biens servants et des biens libres. Tout cela n'est plus : nous n’avons conservé que les servitudes urbaines et rurales, que le rapprochement des hommes rend indispensables, et qui dérivent des devoirs et des égards qui seuls peuvent rendre la société possible.
En parlant des différentes natures de biens, nous avons distingué le simple usage d'avec l'usufruit, et l’usufruit d'avec la propriété. Nous avons énuméré les diverses espèces de rentes et de droits qui peuvent entrer dans le patrimoine d'un particulier.

Les règles que nous avons posées sur ces différents objets, et dont il serait inutile de présenter ici le détail, sont conformes à ce qui s'est pratiqué dans tous les temps. Nous n'avons changé ou modifié que celles qui n'étaient plus assorties à l'ordre actuel des choses, ou dont l'expérience avait montré les inconvénients.

Les contrats et les successions sont les grands moyens d'acquérir ce qu'on n'a point encore et de disposer de ce que l'on a.

En traitant des contrats, nous avons d’abord développé les principes de droit naturel qui sont applicables à tous. Nous avons ensuite parlé des formes dans lesquelles ils doivent être rédigés.
L'écriture est, chez toutes les nations policées, la preuve naturelle des contrats. Cependant, en nous conformant à toutes les lois précédentes, nous autorisons la preuve par témoins dans les cas où il existe un commencement de preuves par écrit. Ce commencement de preuve par écrit n'est pas même nécessaire dans les affaires mercantiles, qui se consomment souvent à la bourse, sur la place publique ou dans une conversation imprévue.
En général, les hommes doivent pouvoir traiter librement sur tout ce qui les intéresse. Leurs besoins les rapprochent ; leurs contrats se multiplient autant que leurs besoins. Il n'y a point de législation dans le monde qui ait pu déterminer le nombre et fixer la diversité des conventions dont les affaires humaines sont susceptibles. De là, cette foule de contrats connus, dans les lois romaines, sous le titre de contrats innommés. La liberté de contracter ne peut être limitée que par la justice, par les bonnes mœurs, par l’utilité publique.

Mais c'est précisément lorsqu’il s'agit de fixer ces limites, que les difficultés naissent de toutes parts.

Il est des objets sur lesquels la justice se manifeste clairement. Un associé, par exemple, veut partager tous les profits d'une société sans en partager les risques : la prétention est révoltante; il ne faut pas chercher hors d'un tel pacte, une iniquité consommée par la lettre même de ce pacte. Mais il est des choses sur lesquelles la question de justice se complique avec d'autres questions, souvent étrangères à la jurisprudence. Ainsi, c'est dans nos connaissances acquises sur l'agriculture, que nous devons chercher la justice ou l'injustice, l’utilité ou le danger de certaines clauses ou de certains pactes stipulés dans les baux à ferme. Ce sont nos connaissances commerciales qui ont terminé nos interminables discussions sur le prêt à intérêt, sur le monopole, sur la légitimité des conditions apposées dans les contrats maritimes, et sur plusieurs objets semblables. On s'est aperçu que, dans ces matières, la question de droit ou de morale se trouve subordonnée à la question de calcul ou d'administration.

L’argent est le signe de toutes les valeurs ; il procure tout ce qui donne des profits ou des fruits : pourquoi donc celui qui a besoin de ce signe, n'en payerait-il pas l'usage, comme il paye l'usage de tous les objets dont il a besoin? À l'instar de toutes les autres choses, l'argent peut être donné, prêté, loué, vendu. La rente a fonds perdu est une aliénation ; le prêt à intérêt est un acte de louage ; l’usage gratuit que l’on cède d'une somme d'argent est un simple prêt; la libéralité sans stipulation d'intérêts et sans espoir de retour est un don. Le don et le prêt sont des actes généreux ; mais le louage et l’aliénation ne sont point des actes injustes.

Pour que les affaires de la société puissent aller, il faut que l'argent ait un prix ; sans cela il n'y a point de prêteurs, ou, pour mieux dire, il y en a, mais qui savent se venger de l'ineptie des lois par des stipulations simulées, et en faisant payer très chèrement le péril de la contravention. Jamais les usures n'ont été plus effroyables que lorsque l'intérêt a été prohibé. En défendant une chose honnête et nécessaire, on ne fait qu'avilir ceux qui la font et les rendre malhonnêtes gens.

S'il faut que l'argent ait un prix, il faut aussi que ce prix soit peu considérable. L'intérêt modéré de l'argent encourage toutes les entreprises utiles ; il donne aux propriétaires de terre qui veulent se livrer à de nouvelles cultures, l'espoir fondé d'obtenir du secours à un prix raisonnable ; il met les négociants et manufacturiers à portée de lutter avec succès, contre l'industrie étrangère.

Les rapports qui déterminent le prix de l'argent sont indépendants de l'autorité ; les gouvernements ne peuvent jamais espérer de le fixer par des lois impérieuses. Cependant on a toujours adopté un intérêt légal pour les contrats d'hypothèques et pour tous les actes publics. On n'a pas cru, dans les affaires civiles ordinaires, dont les rapports peuvent être appréciés avec une certaine fixité, devoir abandonner le cours de l’intérêt aux écarts de l'avarice, aux combinaisons particulières et à la licence des prêteurs. Mais indépendamment de l'intérêt légal qui régit l'ordre civil, il existe, dans le commerce, un intérêt courant qui ne peut devenir l'objet d'une loi constante et précise.

Nous n'avons pas touché à la fixation de l'intérêt légal. Cette fixation ne peut appartenir qu'au gouvernement ; et les mesures que le gouvernement peut prendre à cet égard, ne doivent pas être précipitées.

L'intérêt légal ne peut être respecté qu'autant qu'il se trouve en harmonie avec le taux de l'argent dans le commerce, dans le moment actuel, mille causes connues rompent cette harmonie. La paix, en donnant un libre essor au commerce, en diminuant les dépenses de l'État, et en mettant un terme aux opérations forcées du gouvernement, rétablira l'équilibre, et fera rentrer les affaires dans le sein de la probité.
Les lois civiles peuvent pourtant, préparer cette heureuse révolution, en donnant aux prêteurs une sûreté capable de les engager à se contenter d'une rétribution modérée. Ainsi, des institutions qui puissent inspirer de la confiance, de bons règlements sur les obligations solidaires ou non solidaires des cautions, des lois sages qui assurent la stabilité des hypothèques, et qui, simplifiant l'action des créanciers contre leurs débiteurs, la rendent plus rapide et moins dispendieuse, sont propres à maintenir cette activité de circulation dont l'influence est si grande sur le taux de l'intérêt et sur la prospérité nationale.

Ce qui est certain, c'est que le taux de l'intérêt est le pouls de l'État ; il marque toutes les maladies du corps politique. La modération dans ce taux est le signe le moins équivoque de la véritable richesse et du bonheur public.

L'argent règle le prix de toutes les autres choses, tant mobilières qu'immobilières. Ce prix est fondé sur la comparaison de l'abondance relative des objets ou des marchandises que l'on achète. Il ne peut être fixé par des règlements. Le grand principe sur ces matières est de s'abandonner à la concurrence et à la liberté.

Avant l'usage de la monnaie, toutes les affaires de la société se faisaient par simple prêt ou par échange. Depuis l'usage de la monnaie, on procède par ventes, par achats, et par une multitude d'actes qui constituent ce que nous appelons le commerce de la vie civile, et auxquels nous avons assigné les principales règles qui les gouvernent.

Le commerce ordinaire de la vie civile, uniquement réduit aux engagements contractés entre des individus que leurs besoins mutuels et certaines convenances rapprochent, ne doit pas être confondu avec le commerce proprement dit, dont le ministère est de rapprocher les nations et les peuples, de pourvoir aux besoins de la société universelle des hommes. Cette espèce de commerce, dont les opérations sont presque toujours liées aux grandes vues de l'administration et de la politique, doit être régie par des lois particulières, qui ne peuvent entrer dans le plan d'un Code civil.
L'esprit de ces lois diffère essentiellement de l'esprit des lois civiles.

Sans doute, en matière civile, comme en matière commerciale, il faut de la bonne foi, de la réciprocité et de l'égalité dans les contrats ; mais, pour garantir cette bonne foi, cette égalité et cette réciprocité dans les engagements on aurait tort de raisonner sur les affaires civiles comme sur les affaires de commerce.

On fait très sagement, par exemple, d'écarter des affaires de commerce, les actions revendicatoires, parce que ces sortes d'affaires roulent sur des objets mobiliers qui circulent rapidement, qui ne laissent aucune trace, et dont il serait presque toujours impossible de vérifier et de reconnaître l'identité ; mais on ne pourrait sans injustice et sans absurdité, refuser d'admettre les actions revendicatoires dans les affaires civiles, presque toutes relatives à des immeubles qui ont une assiette fixe, que l'on peut suivre en quelques mains qu'ils passent, et qui, par leur permanence, rendent possibles, et même faciles, toutes les discussions que l’intérêt de la justice peut exiger.

Jamais on n'a admis, dans le commerce, l'action rescisoire pour lésion d'outre-moitié du juste prix, parce que la mobilité des objets commerciaux, les risques, les incertitudes, les cas fortuits qui environnent les opérations du commerce, ne sauraient comporter cette action. C'est même avec raison que, dans le temps du papier-monnaie et de la dégradation plus ou moins précipitée de ce papier, on avait aboli l'action rescisoire, même dans les matières civiles, puisque, pendant ce temps, on rencontrait dans ces matières la même mobilité et les mêmes incertitudes que dans les matières commerciales ; mais aujourd'hui, nous avons cru devoir la rétablir, parce que la justice peut, sans inconvénients, reprendre ses droits, et que les contrats privés ne sont plus menacés, comme ils l'étaient, par le désordre des affaires publiques.

Dans le commerce, où les plus grandes fortunes sont souvent invisibles, on suit plutôt la personne que les biens. De là le gage, l’hypothèque, sont des choses presque inconnues au commerce. Mais dans les matières civiles, où l’on suit plutôt les biens que la personne, il faut des lois hypothécaires, c'est-à-dire, il faut des lois qui puissent donner sur les biens toute la sûreté que l’on cherche. Il ne faut pourtant pas outrer les précautions. Nos dernières lois sur cet objet sont extrêmes ; et le bien politique, comme le bien moral, se trouve toujours entre deux limites.

On gouverne mal, quand on gouverne trop. Un homme qui traite avec un autre homme, doit être attentif et sage; il doit veiller à son intérêt prendre les informations convenables, et ne pas négliger ce qui est utile. L'office de la loi est de nous protéger contre la fraude d'autrui, mais non pas de nous dispenser de faire usage de notre propre raison. S'il en était autrement, la vie des hommes, sous la surveillance des lois, ne serait qu'une longue et honteuse minorité ; et cette surveillance dégénérerait elle-même en inquisition.

C’est un autre principe, que les lois, faites pour prévenir et pour réprimer la méchanceté des hommes, doivent montrer une certaine franchise, une certaine candeur. Si l’on part de l'idée qu'il faut parer à tout le mal et à tous les abus dont quelques personnes sont capables, tout est perdu. On multipliera les formes à l’infini, on n'accordera qu'une protection ruineuse aux citoyens ; et le remède deviendra pire que le mal. Quelques hommes sont si méchants, que, pour gouverner la masse avec sagesse, il faut supposer les plus mauvais d'entre les hommes, meilleurs qu'ils ne sont.
On paraît avoir entièrement oublié ces principes en rédigeant nos dernières lois sur les hypothèques.

Sans doute, il ne faut pas que les hommes puissent se tromper mutuellement, en traitant ensemble ; mais il faut laisser quelque latitude à la confiance et à la bonne foi. Des formes inquiétantes et indiscrètes perdent le crédit, sans éteindre les fraudes ; elles accablent sans protéger. Nous nous sommes effectivement convaincus que nos dernières lois sur cette matière, ne pouvaient contribuer qu'à paralyser toutes les affaires de la société, à fatiguer toutes les parties intéressées, par des procédures ruineuses ; et qu'avec le but apparent de conserver l'hypothèque, elles n'étaient propres qu'à la compromettre. Nous avons cru devoir revenir à un régime moins soupçonneux et plus modéré.

Nous ne pouvons nous faire illusion sur la véritable origine des lois relatives à la conservation des hypothèques : cette origine est toute fiscale comme celle des lois du contrôle ou de l'enregistrement des divers actes civils. Nous savons que la finance peut faire une sage alliance avec la législation, et que l'intérêt du fisc peut être utilement combiné avec celui de la police ; mais prenons-y garde, craignons toujours que, dans ces combinaisons, l’intérêt de la législation ou de la police ne soit sacrifié à celui du fisc. L'enregistrement, par exemple, est une de ces institutions fiscales qui offrent à la fois et le bien de la finance et celui des citoyens : il assure la vérité des contrats et des actes entre particuliers ; mais il cesse d'être utile, il devient même funeste, quand il devient excessif. L’excès des droits fait que les hommes, toujours plus frappés d'un bénéfice présent que d'un danger à venir, deviennent confiants par avarice, et compromettent leur sûreté par des conventions verbales ou cachées qui sont incapables de la garantir. C’est un grand mal encore quand les droits d'enregistrement, indépendamment de leur modération ou de leur excès, sont perçus d'une manière trop contentieuse ; c'est-à-dire, quand la levée de ces droits est liée aux questions les plus épineuses de la jurisprudence, et que le régisseur ou le fermier peut, à la faveur de cette mystérieuse obscurité, exercer le plus dangereux de tous les pouvoirs. Ce que nous disons de l'enregistrement, s'applique au Code hypothécaire. Dans toutes ces institutions, évitons les subtilités, ne multiplions pas les précautions onéreuses; cherchons à concilier l'intérêt du fisc avec celui de la législation. L'expérience démontre que, dans les matières dont il s'agit, l'excès des droits en diminue la perception, et que le fisc ne peut faire le préjudice du citoyen sans faire le sien propre.

Nous avons maintenu les réformes salutaires qui, depuis la Révolution, ont été opérées dans les ventes d'immeubles. Ces ventes ne sont plus entravées par cette foule de droits, de rachats statutaires qui avaient le terrible inconvénient de laisser, pendant une ou plusieurs années, le bien vendu sans propriétaire assuré : ce qui était très nuisible à l'agriculture. Mais nous avons pensé qu’on avait été trop loin, quand, sous prétexte d'effacer jusqu'aux moindres traces de la féodalité, on avait proscrit le bail emphytéotique et le bail à rente foncière, qui n'ont jamais été un contrat féodal, qui encourageaient les défrichements qui engageaient les grands propriétaires à vendre les fonds qu'ils ne pouvaient cultiver avec soin, et qui donnaient à des cultivateurs laborieux, dont les bras faisaient toute la richesse, les moyens faciles de devenir propriétaires. Cependant, nous n'avons pu nous dissimuler les grands inconvénients qui seraient attachés à une législation toute particulière et très compliquée, qu'ont toujours exigée ces sortes de contrats, et nous avons abandonné à la sagesse du gouvernement la question de savoir s'il est convenable d'en provoquer le rétablissement.
Les contrats de mariage occupent une place particulière dans le projet de Code civil.

Nous avons laissé la plus grande latitude à ces contrats, qui lient les familles, qui en forment de nouvelles, et qui contribuent tant à la propagation des hommes.
Le régime des dots était celui du pays de droit écrit. La communauté était en usage dans les pays coutumiers.
Les époux auront besoin de se former, à cet égard, par leurs conventions, telle toi particulière qu'ils jugeront à propos.
Quand il n'y aura point de convention particulière, les époux seront communs en biens.
Nous avons réglé les avantages qu'ils peuvent se faire l'un à l'autre ; nous avons suivi l’esprit de la société conjugale, qui est la plus douce et la plus nécessaire de toutes les sociétés.


Quant aux autres contrats, nous nous sommes réduits à retracer les règles communes. Sur cette matière, nous n'irons jamais au-delà des principes qui nous ont été transmis par l'antiquité, et qui sont nés avec le genre humain.
La partie du Code civil qui est destinée à fixer l'ordre des successions, ne nous a pas paru la moins importante.
Le droit de succéder a-t-il sa base dans la loi naturelle, ou simplement dans les lois positives ? De la solution de ce grand problème dépend le système que l'on doit établir.


L'homme naît avec des besoins ; il faut qu'il puisse se nourrir et se vêtir : il a donc droit aux choses nécessaires à sa subsistance et à son entretien. Voilà l'origine du droit de propriété.
Personne n'aurait planté, semé ni bâti, si les domaines n'avaient été séparés, et si chaque individu n'eût été assuré de posséder paisiblement son domaine.
Le droit de propriété en soi est donc une institution directe de la nature, et la manière dont il s'exerce est un accessoire, un développement, une conséquence du droit lui-même.


Mais le droit de propriété finit avec la vie du propriétaire : conséquemment, après la mort du propriétaire, que deviendront ses biens rendus vacants par son décès ?
Le bon sens, la raison, le bien public, ne permettent pas qu'ils soient abandonnés ; il y a de puissants motifs de convenance et d'équité de les laisser à la famille du propriétaire : mais, à parler exactement, aucun membre de cette famille ne peut les réclamer à titre rigoureux de propriété. Comment le partage sera-t-il fait entre les enfants, et, à défaut d'enfants, entre les proches ? Accordera-t-on plus de faveur à un sexe qu'à un autre? Attachera-t-on quelque préférence à la primogéniture ? Traitera-t-on également les enfants naturels et les enfants légitimes ? S'il n'y a point d'enfants, appellera-t-on indistinctement tous les collatéraux à quelque degré qu'ils soient ? La faculté de tester sera-t-elle admise ? Sera-t-elle proscrite, ou se contentera-t-on de la limiter ?


Dans toutes ces questions, l'intervention de l'État est indispensable ; car il faut donner et garantir à  quelqu'un le droit de succéder, et il faut fixer le mode du partage. Sur des biens rendus vacants par la mort du propriétaire, on ne voit d'abord d'autre droit proprement dit que le droit même de l’État. Mais que l'on ne s'y méprenne pas ; ce droit n'est et ne peut être un droit d'hérédité ; c'est un simple droit d'administration et de gouvernement. Jamais le droit de succéder aux fortunes privées n'a fait partie des prérogatives attachées à la puissance publique; et l’on peut voir, dans la vie d'Agricola par Tacite, que l'on a toujours maudit, comme des tyrans, ces empereurs romains que l'on était obligé d'instituer héritiers dans une partie du bien que l'on laissait, pour les engager à ne pas devenir usurpateurs de l'autre. L'État ne succède donc pas; il n'est établi que pour régler l'ordre des successions.
Il est nécessaire qu'un tel ordre existe, comme il est nécessaire qu'il y ait des lois. Le droit de succéder en général, est donc d'institution sociale. Mais tout ce qui regarde le mode du partage dans les successions, n'est que le droit politique ou civil.
La loi politique, qui ne s'arrête point aux convenances particulières quand elle entrevoit un point de vue plus général, se conduit plutôt par la raison d'État que par un principe d'équité. La loi civile, au contraire, dont l'office principal est de régler les droits et les convenances entre particuliers, incline plutôt vers l'équité que vers la raison d'État.


Les premiers règlements des Romains sur les successions, furent dirigés par le droit politique: aussi ces règlements renferment des dispositions qui nous paraissent étranges. On avait fait un partage égal des terres ; on voulait, autant qu'il était possible, maintenir l'égalité de ce partage. De là, les filles destinées à passer, par le mariage, dans des familles étrangères, ne pouvaient rien recueillir dans leurs propres familles. Une fille unique n'héritait même pas. Ces règlements sont injustes et révoltants, quand on les juge d'après la raison civile.

C’est pareillement le droit politique qui avait inspiré nos anciennes coutumes françaises, toutes relatives à l'esprit de la monarchie, qui veut partout des distinctions, des privilèges et des préférences.

Les dernières lois de Rome, qui ont été recueillies dans la compilation de Justinien, sont entièrement rédigées dans des vues de convenances et d'équité naturelle. La succession des pères et mères est dévolue par égale part à tous les enfants, sans distinction de sexe, et, à défaut d'enfants, aux plus proches.

À moins qu'une nation ne trouve, dans sa situation particulière de puissants motifs pour suivre la raison politique, elle fera sagement de se diriger par la raison civile, qui ne choque personne, qui prévient les rivalités et les haines dans les familles, qui propage l'esprit de fraternité et de justice, et qui maintient plus solidement l'harmonie générale de la société.

Dans ces derniers temps, on a beaucoup déclamé contre la faculté de tester ; et, dans le système de nos lois françaises, cette faculté avait été si restreinte, qu'elle n'existait presque plus.
Nous convenons qu'aucun homme n'a, par un droit naturel et inné, le pouvoir de commander après sa mort, et de survivre pour ainsi dire à lui-même par un testament. Nous convenons que c'est aux lois à établir l'ordre ou la manière de succéder, et qu'il serait dérisoire et dangereux de laisser à chaque particulier la faculté illimitée de renverser arbitrairement l'ouvrage des lois.
Mais les lois, qui ne peuvent gouverner que par des principes généraux constants et absolus, ne doivent-elles pas, pour les circonstances variables de la vie, laisser quelque chose à l'arbitrage du citoyen? Le pouvoir qu'un testateur tient de la loi n'est-il pas le pouvoir de la loi même?
Est-il convenable de priver un homme, dans ses derniers moments, du doux commerce des bienfaits ? Un collatéral vieux et infirme, ne languira-t-il pas sans secours et sans ressource, si ceux dont il pourrait s'entourer sont sans espérance ? Que deviendra le lien de la parenté dans des degrés éloignés, s'il n'est fortifié par d'autres liens ? L'intérêt, qui divise si souvent les hommes, ne doit-il pas être mis à profit, quand on le peut, pour les rapprocher et pour les unir?

Ne faut-il pas une sanction aux vertus domestiques, à l'autorité paternelle, au gouvernement de la famille? Si l'on craint qu'il y ait des pères injustes, pourquoi ne craindrait-on pas qu'il y eût des fils dénaturés ? Suivant la position dans laquelle se trouve une famille, le partage égal des biens entre les enfants, ne devient-il pas lui-même la source des plus monstrueuses inégalités ? Dans les classes laborieuses de la société, quel est l'enfant qui se résignera à confondre son travail avec celui des auteurs de ses jours, s'il n'entrevoit aucune récompense à ses peines, et s'il n'est menacé d'être dépouillé du fruit de sa propre industrie ? Et que deviendront les artisans, les cultivateurs, si, dans leur vieillesse, ils sont abandonnés par tous ceux auxquels ils ont donné l'être ? De plus, n'y a-t-il pas des fortunes dont le partage a besoin d'être dirigé par la sage destination du père de famille ?
Sans doute on a bien fait, pour la liberté de la circulation et pour le bien de l'agriculture, de proscrire des substitutions absurdes qui subordonnent les intérêts du peuple vivant aux intérêts du peuple mort, et dans lesquelles, par la volonté de la génération qui n'est plus, la génération qui est se trouve constamment sacrifiée à celle qui n'est point encore. Il est prudent de soumettre à des règles la faculté de tester, et de lui donner des bornes. Mais il faut la conserver et lui laisser une certaine latitude : lorsque la loi, sur des objets qui tiennent d'aussi près que celui-ci à toutes les affections humaines, ne laisse aucune liberté aux hommes, les hommes de leur côté, ne travaillent qu’à éluder la loi. Les libéralités déguisées, les simulations, remplaceront les testaments si la faculté de tester est interdite ou trop restreinte ; et les plus horribles fraudes auront lieu dans les familles, même les plus honnêtes.
Dans la succession ab intestat, la représentation des collatéraux, poussée trop loin, est une chose contraire au bon sens. Elle appelle des inconnus, au préjudice des plus proches ; elle défend les relations de libéralité au-delà de tous les rapports présumés d'affection ; elle entraîne des litiges interminables sur la qualité des personnes, et des morcellements ridicules dans le partage des biens ; elle blesse toutes les idées de justice, de convenance et de raison.

La faveur du mariage, le maintien des bonnes mœurs, l’intérêt de la société, veulent que les enfants naturels ne soient pas traités à l’égal des enfants légitimes. Il est d'ailleurs contre l'ordre des choses, que le droit de succéder, qui est considéré, par toutes les nations policées, non comme un droit de cité, mais comme un droit de famille, puisse compéter à des êtres qui sont sans doute membres de la cité, mais que la loi, qui établit les mariages, ne peut reconnaître comme membres d'aucune famille. Il faut seulement leur garantir, dans une mesure équitable, les secours que l'humanité sollicite pour eux. Vainement réclame-t-on en leur faveur les droits de la nature ; la successibilité n'est point un droit naturel : ce n'est qu'un droit social qui est entièrement réglé par la loi politique ou civile, et qui ne doit point contrarier les autres institutions sociales.

Telles sont les principales bases d'après lesquelles nous sommes partis dans la rédaction du projet de Code civil. Notre objet a été de lier les mœurs aux lois, et de propager l'esprit de famille qui est si favorable, quoi qu'on en dise, à l’esprit de cité. Les sentiments s'affaiblissent en se généralisant : il faut une prise naturelle pour pouvoir former des liens de convention. Les vertus privées peuvent seules garantir les vertus publiques ; et c'est par la petite patrie, qui est la famille, que l'on s'attache à la grande ; ce sont les bons pères, les bons maris, les bons fils, qui font de bons citoyens. Or il appartient essentiellement aux institutions civiles, de sanctionner et de protéger toutes les affections honnêtes de la nature. Le plan que nous avons tracé de ces institutions, remplira-t-il le but que nous nous sommes proposé ? Nous demandons quelque indulgence pour nos faibles travaux, en faveur du zèle qui les a soutenus et encouragés. Nous resterons au-dessous, sans doute, des espérances honorables que l’on avait conçues du résultat de notre mission : mais ce qui nous console, c'est que nos erreurs ne sont point irréparables; une discussion solennelle, une discussion éclairée les corrigera ; et la nation française, qui a su conquérir la liberté par les armes saura la conserver et l'affermir par les lois.

    Signé PORTALIS, TRONCHET, BIGOT-PRÉAMENEU, MALEVILLE