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02. Un discours d'installation au tribunal criminel de Paris

- Présentation du thème


Le portrait de l’accusateur public par Robespierre, février 1792

« La loi confie à des citoyens choisis, selon les formes qu’elle a déterminées, le soin de prononcer si les citoyens accusés ont commis le crime qui est l’objet de l’accusation; c’est ce qu’on appelle le juré de jugement. Elle établit un tribunal, composé d’un président et de plusieurs juges, pris alternativement dans les tribunaux de district, pour appliquer la peine que la loi prononce contre le crime dont l’accusé a été déclaré coupable par les jurés.
Mais nul autre ne peut être traduit devant le juré de jugement, ni devant le tribunal criminel, à moins qu’un autre juré, institué par la même loi, n’ait déclaré qu’il y a lieu à accusation contre lui : c’est ce dernier juré que l’on appelle le juré d’accusation.
La loi a établi près du tribunal criminel un magistrat qui, sous le nom d’accusateur public, est chargé de poursuivre devant lui, au nom du peuple, la réparation des crimes qui troublent la société. Quelqu’importantes que soient ses fonctions, quelqu'étendus que soient ses devoirs, il ne faut pas s’en former une idée exagérée. L’accusateur public ne peut donner la première impulsion à la justice. Ce sont les officiers de police qui sont chargés de recevoir les dénonciations et de les porter au juré d’accusation; ce n’est qu’après que ce juré a prononcé, que commence le ministère de l’accusateur public.
Sous ce rapport, on voit que le nom d’accusateur public ne caractérise pas exactement ses fonctions; mais qu’il est plutôt le défenseur impartial des intérêts de la société, l’adversaire du crime, le défenseur de la foiblesse et de l’innocence; car la sûreté publique, qui est la devise des magistrats dont je parle, est beaucoup plus compromise encore par l’assassinat judiciaire d’un innocent que par l’impunité d’un coupable. Il est temps enfin que cette maxime, consacrée dès long-temps dans les livres philosophiques, adoptée verbalement par ceux mêmes qui n'étoient pas philosophes, soit pratiquée par les magistrats, et réalisée dans les jugemens. Telle sera la première règle de ma conduite; et quoique puissent dire ceux qui veulent présenter les amis du bien public et de l’humanité comme les fauteurs de désordre et de l’anarchie, je tâcherai de prouver, par mon exemple, que la haine du crime et le zèle pour l’innocence opprimée, ont une source commune dans les principes de la morale et dans le pur sentiment de la justice [...]
Une des fonctions les plus importantes de l’accusateur public, consiste dans la surveillance active que la loi lui ordonne d’exercer sur tous les officiers de police du département : la loi porte : “en cas de négligence de leur part, il les avertira; en cas de faute plus grave, il les déférera au tribunal criminel.
Si d’office, ou sur la plainte ou dénonciation d’un particulier, l’accusateur public trouve qu’un officier de police est dans le cas d'être poursuivi pour prévarication dans ses fonctions, il décernera contre lui le mandat d’amener, et s’il y a lieu, il donnera au directeur du juré la notice des faits et les pièces, pour que celui-ci dresse l’acte d’accusation.”
Pour expliquer ma pensée sur cette partie essentielle de mes obligations, je dirai, qu’autant il seroit lâche et criminel de ne point user de ce pouvoir légal pour défendre les opprimés contre les vexations des officiers de police, autant il seroit injuste de s’en prévaloir pour s’arroger un empire arbitraire sur des officier qui ont, sur les accusateurs publics eux-mêmes, l’avantage d’avoir été nommés immédiatement par les assemblées primaires du peuple, sur les juges de paix qui feront bénir la révolution, s’ils continuent d'être dignes de leur auguste caractère; et je m’applaudis de pouvoir donner ici pour garant de mes principes à cet égard, les opinions politiques que j’ai développées à cette occasion même dans l’assemblée constituante, lorsque je demandai moi-même que l’on restreignît cette autorité des accusateurs publics, qui, si elle tomboit dans des mains indignes, me paroissoit trop redoutable à la liberté civile; lorsque j’obtins même que la durée de leurs fonctions fût bornée à un temps plus court, et leurs appointemens réduits à un taux plus modique que celui qui étoit proposé par le rapporteur de la constitution des jurés; car j’avoue que j’ai toujours regardé les longues magistratures comme le fléau du peuple, et que la pauvreté d’Aristide m’a toujours paru d’un plus heureux augure pour la prospérité publique que l’opulence de Crassus... »

Source : Société des amis de la Constitution, séante aux Jacobins Saint-Honoré, à Paris. Discours prononcé par Maximilien Robespierre, à la société des amis de la constitution, le jour de l’installation du tribunal criminel du département de Paris, De l’Imprimerie du Patriote François, 1792, 10 p. [Extraits]

Commentaire

L'œuvre de l’Assemblée constituante est profondément originale en matière de justice et de procédure pénale. Entre les intérêts de la société et la liberté des inculpés, les révolutionnaires ont fait nettement pencher la balance en faveur de la seconde en adoptant une procédure de type accusatoire et en favorisant la participation populaire au jugement des infractions pénales. Cette option est particulièrement visible en matière criminelle avec l'établissement de jurés dont le rôle est important au sein des nouveaux Tribunaux criminels. La loi des 16-29 septembre 1791 sur la police de sûreté, la justice criminelle et l'établissement des jurés représentent un modèle libéral de justice criminelle dont l’application va être d’une courte durée, en raison du développement de juridictions pénales d’exception qui vont mettre en parenthèses certaines de ses dispositions pour privilégier la défense du gouvernement révolutionnaire ainsi que du retour en arrière qui s’opère rapidement dès le Directoire. Le retour, lors des codifications napoléoniennes, à une procédure inquisitoire s’opère en faisant disparaître nombre des innovations révolutionnaires, en remodelant considérablement le procès pénal, en ne conservant que le jury pour la phase de jugement.

Entre les premières cours d’assises, siégeant en 1811, et les tribunaux criminels la différence est grande. Les cours criminelles de la fin de l’Empire nous sont familières, tant la justice pénale d’aujourd’hui en est l’héritière. Par contre, le procès devant un tribunal criminel de la Révolution nous fait découvrir une procédure soucieuse de préserver l’innocence, offrant des garanties aux accusés, et reposant pour une grande part sur l’intervention des citoyens, de la poursuite au jugement, les juges composant le Tribunal criminel étant par ailleurs, comme pour l’ensemble de la magistrature, élus.
Les premières élections ont lieu peu après l’adoption de la loi nouvelle, au dernier trimestre 1791. À Paris, on trouve parmi les élus de grandes figures de la Révolution, comme Adrien Duport, président du tribunal et Robespierre, accusateur public. C’est à l’occasion de l’installation de ce tribunal criminel du département de Paris, à la mi-février 1792, que Robespierre prononce, devant la Société des amis de la Constitution, un discours dans lequel, exposant sa conception du rôle de l’accusateur public - il démissionnera de ce mandat peu de temps après, pour cause de mésentente avec Duport -, il évoque les contours de la nouvelle organisation de la justice criminelle, qui exprime bien les traits majeurs de la justice nouvelle qu’ont souhaité établir les révolutionnaires.

L’organisation de la justice criminelle

Trois phases du procès pénal sont distinguées par Robespierre, ayant chacune des intervenants différents, mais une présence constante des citoyens directement ou par leurs représentants : la poursuite, la mise en accusation et le jugement.

“La première impulsion”

Les Constituants n’ont pas voulu confier l’accusation publique à des agents du gouvernement (comme ce sera le cas dans le modèle napoléonien avec la reconstitution du ministère public), craignant les entraves pouvant être mises, par ce biais, au processus révolutionnaire. Le discours de Robespierre est d’ailleurs muet sur le commissaire du roi, nommé par Louis XVI, mais dont le rôle est des plus réduits, se limitant à veiller au respect des formes légales. Il sera d’ailleurs rapidement supprimé, dès la fin de 1792.
Comme le remarque justement Robespierre, la poursuite n’appartient pas non plus à l’accusateur public dont “le nom ne caractérise pas exactement ses fonctions”. Elle est aux mains des citoyens, qui sont les véritables accusateurs par leurs plaintes ou dénonciations civiques. Les victimes portent plainte auprès d’un officier de police, soit un lieutenant ou capitaine de gendarmerie ou un juge de paix. Tout citoyen ayant connaissance d’un crime doit en donner avis à l’officier de police du lieu où il a été commis.
Les officiers de police judiciaire sont donc “chargés de recevoir les dénonciations”, mais ils peuvent également agir d’office en cas de flagrant délit. Le juge de paix - Robespierre le désigne comme l’un des “officiers de police du département” dont il a la surveillance en tant qu’accusateur public - procède ensuite à une première instruction, en visitant les lieux, en recueillant les déclarations des témoins, de façon à établir la matérialité des faits. S’il estime que les charges pesant sur le suspect sont fondées, il peut le contraindre (par un mandat d’amener) à se présenter devant lui pour interrogatoire. Si ce dernier écarte la suspicion sur sa personne, la poursuite est abandonnée, dans le cas contraire, il est conduit à la maison d’arrêt du district et le dossier est transmis au jury d’accusation.

Le “juré d’accusation”

Reprenant le modèle du grand jury anglais, son rôle est de “déclarer s’il y a lieu à accusation”. Il est constitué d’un “directeur du jury” et de jurés. Le directeur du jury est un des juges du tribunal de district (désigné à tour de rôle par ce dernier). Il entend le prévenu dans les 24 heures de sa remise à la maison d’arrêt, examine les pièces du dossier que lui a transmis le juge de paix et apprécie si les charges emportent une peine criminelle (afflictive ou infamante), éventuellement en poursuivant l’instruction, par l’audition de nouveaux témoins. Par méfiance envers un pouvoir concentré entre ses seules mains, sa décision est soumise au contrôle des plaignants comme du tribunal de district. Par exemple, s’il ne juge pas nécessaire de rédiger un acte d’accusation pour porter l’affaire au jury d’accusation, la partie plaignante ou dénonciatrice peut rédiger elle-même un acte d’accusation.
Le jury d’accusation est composé de huit jurés tirés au sort par le directeur du jury sur une liste de 30 électeurs, dressée dans chaque district par son procureur-syndic. Les pièces de la procédure (hormis les déclarations des témoins) leur sont remises par le directeur du jury qui leur expose l’objet de l’accusation et de leur mission. Ils entendent le témoignage oral des témoins (à charge uniquement), les plaignants, mais le prévenu ne comparaît pas devant eux. Ils doivent en effet se contenter d’analyser les preuves et de déterminer s’il faut admettre ou non l’inculpation, à la majorité de cinq voix, la délibération se fait sans la présence du directeur du jury. S’il y a lieu à accusation, le prévenu est transféré à la maison de justice du district pour être jugé par le tribunal criminel.
On voit que cette procédure donne des pouvoirs importants aux citoyens. Accusateurs, ils ont le droit de soumettre l’accusation aux jurés, même si le juge de paix ou le directeur du jury estiment nécessaire d’interrompre la procédure faute de preuves. Elle participe à la rédaction de l’acte d’accusation - un délai de deux jours lui est accordé dans cet objectif - si elle le souhaite et rédige son propre acte d’accusation si elle est en désaccord avec le directeur du jury. Toutefois, dans cette phase préparatoire du procès, cela va de pair avec une procédure secrète et non contradictoire, et pour partie écrite.

Le procès devant le Tribunal criminel

La composition du Tribunal est parfaitement rappelée par Robespierre. Il est “composé d’un président et de plusieurs juges, pris alternativement dans les tribunaux de district”, et d’un accusateur public. Ce dernier et le président sont élus par les citoyens dans les mêmes conditions que les juges des tribunaux de district.
L’accusateur public, comme l’indique bien Robespierre, a une double fonction. En dehors même du cadre du procès, il a la charge de surveiller “tous les officiers de police du département”, pour prévenir les faits d’indulgence, emportant simple avertissement, ou de corruption éventuelle entraînant la mise en accusation. Les Constituants, craignaient en effet que les juges de paix, élus directement “par les assemblées primaires du peuple” ne soient influençables et remplissent mal leur fonction de police judiciaire, ce qui n'était pas l’avis, il s’en explique, de Robespierre. L’autre fonction de l’accusateur public est de soutenir l’accusation au procès en se faisant “le défenseur impartial des intérêts de la société”. Il appelle les témoins à charge, interroge éventuellement l’accusé et prend ses conclusions.
Le président conduit les débats en veillant au respect des droits de l’accusé, le procès étant perçu comme une véritable confrontation entre les parties d’où la vérité doit surgir. Il commence par faire prêter aux jurés le serment de “... décider... suivant votre conscience, avec l’impartialité et la fermeté qui conviennent à un homme libre”. Après l’interrogatoire d’identité de l’accusé, il fait lire par le greffier l’acte d’accusation. L’accusé et son défenseur peuvent répliquer aux témoignages à charge cités, contester leur moralité, appeler leurs propres témoins, contester les preuves matérielles, président et accusateur public posant leurs propres questions dans cette confrontation générale et publique visant à l'établissement des faits. Ils répondent ensuite aux conclusions de l’accusateur public. Le dernier mot revient au président : après avoir résumé l’affaire en rappelant les arguments de l’accusation et de la défense, il oriente la délibération du jury en lui soumettant diverses questions sur la matérialité du crime, la responsabilité de l’accusé et son intention criminelle ainsi que sur les circonstances du crime.

Le “juré de jugement”, composé de douze membres, est désigné de la même manière que le jury d’accusation par tirage au sort sur une liste de trente électeurs. Il délibère, hors de la présence des magistrats et secrètement (afin d'éviter toute pression des parties et du public), afin de pouvoir répondre aux différentes questions posées par le président. Une majorité de dix voix est nécessaire pour emporter condamnation, l’acquittement étant prononcé si trois jurés répondent négativement aux questions portant sur la réalité du crime, la responsabilité de l’accusé et son intention criminelle. À l’encontre du système des preuves légales en vigueur sous l’Ancien régime, la réponse aux questions doit reposer sur l’intime conviction de chaque juré. Après dépouillement des résultats du vote - chaque juré votant isolément - le jury revient à l’audience et annonce le verdict par la voix de son chef (le premier sur la liste des jurés tirés au sort). Si la culpabilité est reconnue, le “tribunal”, c’est-à-dire les magistrats professionnels composant le Tribunal criminel délibèrent “pour appliquer la peine” fixée par le Code pénal adopté par la Constituante les 25 septembre-6 octobre 1791. Les peines étant fixes, leur rôle se borne donc à l’application de la loi, soit à retenir l’article du Code correspondant au crime reconnu par le verdict du jury.
Une telle organisation de la justice pénale traduit autant le rejet de la justice d’ancien régime et de sa procédure inquisitoriale pouvant conduire à “l’assassinat judiciaire” que l’aspiration des Constituants à faire que la justice nouvelle soit en accord avec le principe de la souveraineté nationale, les citoyens étant invités à participer, à tous les stades, au procès pénal.

La justice idéale pour les révolutionnaires

“Le pur sentiment de justice”

À travers la conception que Robespierre se fait de la fonction d’accusateur public, on retrouve les fondements philosophiques et politiques de la justice idéale pour les révolutionnaires de 1789. Ils se réfèrent au combat des Lumières contre l’arbitraire de la justice monarchique, et notamment aux “livres philosophiques” qui de Montesquieu (Lettres persanes, De l’esprit des lois) à Beccaria (Traité des délits et des peines, traduit en français en 1766), ont alimenté la réflexion sur l’organisation judiciaire et les réformes qu’elle imposait. Référence plus directe est faite, par l'évocation de “l’assassinat judiciaire d’un innocent” au combat de Voltaire pour défendre l’innocence et l’honneur de Calas (1762), Sirven (1767) et du chevalier de La Barre (1766) dont les procès valent condamnation de la procédure pénale en vigueur à la fin de l’Ancien régime.
La nouvelle justice doit préserver avant tout la liberté des citoyens, même au risque de troubler la “sûreté publique” par “l’impunité d’un coupable”. Entre les intérêts de la société et les droits des prévenus, Robespierre et les Constituants ont fait leur choix, en accord avec les principes humanistes qui rassemblent tous “les amis du bien public et de l’humanité”. C’est toute la philosophie traduite dans les articles de la Déclaration des droits de l’homme qui place au fondement de la vie en société “les droits naturels, inaliénables, imprescriptibles et sacrés de l’homme” (article 2). Les articles 7, 8 et 9 de la Déclaration sont à la base de la nouvelle justice pénale : légalité des infractions et des peines et présomption d’innocence. Ils inspirent le discours de Robespierre conscient que les pouvoirs conférés à l’accusateur public pouvaient devenir redoutables “à la liberté civile”, si leur détenteur s'écartait des prescriptions de loi en matière de contrôle des agents de police judiciaire comme dans la défense de la sûreté publique. La référence à la loi est constante tout au long du discours pour décrire les nouvelles institutions et de la justice criminelle et son texte est même cité pour ce qui est de la surveillance de la police judiciaire. Exprimant la volonté de la nation souveraine, elle doit guider et borner le travail des juges.

“Les longues magistratures... fléau du peuple”

Comme la grande majorité des Constituants, Robespierre exprime une grande méfiance à l’encontre des magistrats professionnels, considérés comme étant le “fléau du peuple”, encourageant la chicane par leur trop grand nombre et la vénalité des offices qui les incite à multiplier et à allonger la durée des procès, dangereux pour l’arbitraire de leurs décisions, sans compter leurs prétentions politiques revendiquées par les Parlements. La nouvelle organisation judiciaire va donc se passer de la magistrature judiciaire pour confier l’exercice de la justice à des juges élus par le peuple. Robespierre évoque les discussions de la Constituante sur la durée de leurs mandats : contre les partisans de l’inamovibilité réputée donner des juges de meilleure qualité et indépendants, la majorité préconisait une magistrature temporaire, en fonction pour un temps limité, avec l’argument majeur, outre celui du danger de routine, que la jurisprudence du juge maintenu longtemps en poste risquait de l’emporter sur la loi. La durée d’exercice ayant été fixée à 6 ans pour l’ensemble des juges par la loi du 16-24 août 1790, la question se pose à nouveau pour les membres du tribunal criminel, notamment pour la fonction d’accusateur public, Robespierre estimant avoir obtenu partiellement gain de cause par rapport au projet initial du “rapporteur de la constitution des jurés, Adrien Duport : en effet l’article 5 du titre relatif à la formation du Tribunal criminel prévoit que pour la première élection, le mandat de l’accusateur est limité à 4 ans, contre 6 pour le président.

Devant le Club des Jacobins (dénomination plus courante de la Société des amis de la Constitution), il peut flatter la sensibilité égalitaire de son auditoire la réduction du traitement de ce magistrat. La référence à l’histoire antique, très courante parmi les révolutionnaires, - avec l’opposition entre Crassus, homme d'État romain d’une immense richesse, et Aristide, homme d'État athénien mort si pauvre que l'État dut pourvoir à ses funérailles - sert à conforter le modèle du juge élu, au service du peuple.
D’ailleurs ce modèle a déjà été concrétisé par la loi de l’organisation judiciaire, avec la création du juge de paix, dont la figure fait “bénir la révolution”. Élu par les assemblées primaires de canton - et non au second degré comme pour les juges de district ou du tribunal criminel - le juge de paix est rappelé ici comme le symbole d’une justice proche du peuple, aux fonctions conciliatrices étendues, dont la tâche majeure, aux yeux des Constituants est de prévenir les procès. Cette magistrature toute paternelle - dont le nom même “ fait chaud au coeur” selon la formule de Prugnon, tant il met l’accent sur la pacification de la société - est à l’opposé des juges professionnels d’Ancien régime.
Non seulement la justice doit se rendre “au nom du peuple”, par des magistrats élus par lui, mais elle doit au maximum développer l’intervention directe des citoyens. L’organisation de la justice criminelle rappelée dans le discours de Robespierre va dans ce sens : ayant l’initiative de la poursuite (plaintes et dénonciations civiques), les citoyens accusent (jury d’accusation) et jugent les auteurs d’infractions emportant une peine criminelle. En contraste, l’accusateur public a un rôle modeste, dont il doit jouer avec prudence et respect des libertés aux dires même de celui qui a été nommé à cette fonction dans le premier Tribunal criminel de Paris.

Conclusion

Le discours cité est d’autant plus intéressant que Robespierre le prononce en tant qu’accusateur public, alors que ce magistrat symbolisera au cours des deux siècles suivants la justice révolutionnaire d’exception, celle de la Terreur, pendant la dictature du Comité de salut public auquel le nom de Robespierre est étroitement associé. La justice criminelle organisée à la fin de la Constituante en est très éloignée. Sans négliger la défense des intérêts de la société - les révolutionnaires se défendent d'être des “fauteurs de désordre et d’anarchie” - elle offre l’exemple d’un modèle libéral de justice pénale, privilégiant les droits des accusés, leur donnant les garanties d’un procès contradictoire, reposant sur la confrontation. Dans cet esprit, les Constituants ont pensé que la meilleure des garanties résidait dans une procédure accusatoire et dans l’intervention citoyenne à toutes les étapes du procès. L'établissement du jury, au niveau de l’accusation comme à celui du jugement, en est le trait le plus caractéristique.
La brièveté de cette expérience pose la question de la mise en pratique d’un tel modèle. Les tribunaux criminels installés au printemps 1792 ont fonctionné pendant plusieurs années selon les modalités exposées par Robespierre. Les études historiques montrent les réticences des citoyens à participer au fonctionnement de la nouvelle institution et un nombre élevé d’acquittements qui ont servi d’argument, dès la Directoire, à la remise en cause de l’oeuvre de la Constituante. Pourtant, le jury criminel sera conservé, compétent pour la seule phase du jugement, témoignant que le principe révolutionnaire de la souveraineté nationale devait s’appliquer aussi à la justice.



Jean-Claude FARCY

Bibliographie

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