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Les colonies agricoles (Saint-Bernard et Guermanez)

Christian Carlier

Plan du domaine de Loos (1852)
Plan du domaine de Loos (1852)

La Révolution de février 1848 fait naître à Loos comme dans les autres maisons centrales d’immenses espérances. Le 24 mars 1848, un décret du gouvernement provisoire de la IIe République suspend le travail dans les maisons centrales. À Loos, les altercations se multiplient entre gardiens et détenus. 
Le 5 septembre 1848, une mutinerie éclate. Les détenus « se refusent à obéir aux ordres qui leur sont donnés ; ils poussent des cris furieux, chantent la Marseillaise et réclament du tabac et la liberté ; d’autres, moins exigeants, demandent le retour de l’ancien directeur, Monsieur Durand ». Durand, directeur de Loos depuis le 10 novembre 1842, a pris sa retraite en juin 1848. Il vient d’être remplacé, le 23 juillet, par Dosquet. Celui-ci, ancien conseiller de préfecture, a fait toute sa carrière pénitentiaire à Loos, comme inspecteur, puis comme sous-directeur. Le préfet porte sur lui un jugement sans appel : il« est resté pour ainsi dire étranger à tout ce qui s’est fait dans l’établissement », il « a toujours considéré ses fonctions dans les maisons centrales comme étant au-dessous de lui ». Dosquet a laissé la bride sur le cou aux gardiens, certains d’entre eux se sont livrés à des voies de fait sur les détenus les plus fragiles « à coups de cane ou de nerf ; de bœuf », reconnaît le directeur au préfet dans une correspondance du 10 septembre 1848.

Devant l’ampleur de la mutinerie, le préfet, qui a envoyé des émissaires, promet que « la sédition n’aura pas de suite et que trois gardiens seront renvoyés ». La mutinerie repart de plus belle. La nuit venue, la troupe intervient et les détenus remontent en rechignant dans les dortoirs. Ils brisent leurs lits, veulent démolir le mur les séparant des femmes, certains grimpent sur les toits. Le préfet requiert les sapeurs-pompiers et les gardes nationaux de Loos, Haubourdin et Lille. Ceux-ci tirent sur les mutins, deux d’entre eux sont grièvement blessés et les autres finissent par se rendre. Des militaires armés occupent les corridors, la garnison chargée de la garde extérieure est renforcée de 25 soldats supplémentaires, les détenus sont séparés par groupes de 30. 50 mutins sont placés au cachot.
La Gazette de Flandre et d’Artois du 10 septembre 1848 commente : « C’est une révolte morale sans autre voie défait que le refus de se plier à la discipline réglementaire comme par exemple de garder le silence ou de se tenir en rang. Ils annoncent d’ailleurs que tout n ’est pas fini et menacent de se révolter à la première occasion. »

À partir du 14 février 1850, il n’est plus question dans la centrale que du transfert des femmes détenues de Loos pour Haguenau. Le transfert se fait en avril, les Flamandes sont affectées à la maison centrale de femmes de Clermont (Oise). Les détenus hommes supportent ce transfert difficilement : c’est dire si les relations hétérosexuelles perduraient, nonobstant le règlement de 1839. Rien ne va plus à la maison centrale. Le 6 avril 1852 par exemple, le soir, au réfectoire, les détenus trouvent la soupe mauvaise quand le gardien-chef la trouve bonne.
Les écuelles lui volent à la tête, il doit se sauver. Un détachement de soldats intervient, dont les baïonnettes blessent grièvement plusieurs détenus. Le lendemain, le préfet et le procureur adressent une sévère admonestation à la population pénale assemblée.
L’Echo du Nord s’étonne de « la répugnance extraordinaire » manifestée par les détenus pour cette prison et demande le contrôle de l’autorité judiciaire ainsi que des enquêtes publiques. La Gazette de Flandre et d’Artois loue au contraire « le zèle, l’intelligence et l’humanité » de l’administration de la prison. Les mutineries sont le fait, selon le journal, de la « perversité des détenus » et non des « vices du système pénitentiaire ».
Rien ne va plus en particulier en ce qui concerne l’entreprise générale, incapable de fournir un travail quelque peu rémunérateur aux prisonniers. Le 1er août 1852, la maison centrale de force et de correction de Loos est mise en régie. Elle devait revenir au système de l’entreprise privée dix années plus tard.

À partir du Second Empire, tout s’apaise. Les détenus renvoyés aux assises pour crimes commis au sein de la maison centrale se comptent sur les doigts d’une main. Les facteurs d’explication sont multiples : réaménagement des locaux, après le départ des femmes et des enfants ; bagne de Guyane, mais aussi pénitenciers agricoles corses qui épongent la population pénale des plus difficiles et des plus stigmatisés ; amélioration en quantité et en qualité du personnel pénitentiaire, des gardiens aux directeurs ; mise en régie, grâce à laquelle s’améliorent très sensiblement les conditions de vie matérielle des détenus ; et surtout un mode de gestion pragmatique de l’enfermement, consistant à tolérer très généreusement les peccadilles et à réprimer sévèrement mais justement les infractions les plus graves. Un seul exemple : dans un rapport au préfet du 17 février 1862, le commissaire central de police s’étonne que « presque tous les dimanches [...] le gardien-chef paie de la bière à certains détenus dam la cuisine des gardiens, et les détenus sont ivres » ; il signale à son attention l’étrange conduite de quatre gardiens qui « correspondent avec les familles de certains détenus, et se font adresser de l’argent sous le nom de leurs femmes, ils perçoivent une commission de 30 % ».

La grande affaire, pour les autorités, va consister dans la réforme du régime qui doit être appliqué aux mineurs. « Une prison ne sera jamais une maison d’éducation », avait proféré un ministre en charge des prisons (le comte d’Argout) au début de la monarchie parlementaire (lire le texte sur criminocorpus). À Bordeaux, Strasbourg, Marseille, avaient commencé de se mettre en place les premières colonies pénitentiaires agricoles, la plus célèbre, Mettray, ayant ouvert ses portes en 1839.

À Loos, le 30 septembre 1841, le préfet du Nord demande à l’abbé Joseph Rey, fondateur de la Société Saint-Joseph, de lui envoyer cinq frères qui seraient chargés du quartier des jeunes détenus, fort de quelque 150 pensionnaires. Les frères arrivent à Loos le 7 mars 1842, sous la houlette d’un supérieur.
Progrès insuffisant aux yeux du ministre, qui a appris le mois précédent l’existence d’une ferme dépendant de la maison centrale, où les jeunes détenus pourraient être employés aux travaux agricoles. Le préfet est réticent, le directeur (Dumont) enthousiaste. L’entrepreneur général Casse se dit prêt pour sa part à gérer la ferme et à y aménager des locaux pour 30 à 40 enfants moyennant un prix de journée (exorbitant) de 70 centimes. Contre-feu du sous-directeur Durand : louer une trentaine d’hectares aux abords immédiats de la maison centrale (dont 22 à Reynart, l’héritier des Virnot) pour y installer une colonie pénitentiaire en régie susceptible d’accueillir 160 enfants. Le 4 juin 1844, 30 jeunes détenus sont extraits de la maison centrale sous la conduite de deux frères afin de préparer la colonie. Il y a urgence, le « quartier d’éducation correctionnelle » est surencombré : 200 enfants pour 150 placés. Le 19 février 1845, le ministre de l’Intérieur approuve officiellement le projet d’aménagement de la colonie. En janvier 1846, les travaux ne sont pas achevés, mais déjà deux dortoirs accueillent une centaine d’enfants, la typhoïde exerçant des ravages dans la maison centrale. Les travaux ne s’achèvent qu’en septembre 1846. Les enfants de Loos se répartissent alors en : 

  • 120 à la colonie ; 
  • 200 au quartier d’éducation correctionnelle.

En août 1847, un instituteur gérant est nommé à la tête de la colonie, mais celle-ci continue de dépendre administrativement de la maison centrale. Le 30 mars 1849, les frères sont remplacés par des gardiens. L’encadrement « technique » est confié à un maître des labours et à des contremaîtres civils qui dirigent les ateliers (menuiserie, forge et serrurerie).

La loi du 5 août 1850, qui consacre officiellement l’existence des colonies pénitentiaires agricoles (lire le texte), est une menace pour la colonie de Loos, car elle privilégie les colonies privées, les colonies publiques n’étant maintenues qu’à titre complémentaire et comme éléments de comparaison. Mais la délinquance juvénile (du moins sa répression) croît dans des proportions extravagantes. Au cours de l’été 1854, les enfants sont plus de 500 à Loos, mais toujours seulement 120 à la colonie. L’infirmerie de la maison centrale est littéralement envahie par les gamins.

Profitant des opportunités offertes par la loi de 1850, et compte tenu de la surpopulation de la centrale, le 1er février 1855, le docteur Faucher, médecin de la maison centrale de Loos, entre en jouissance du château et des dépendances de Guermanez, sur la commune d’Emmerin. Le 3 juin 1855, 50 enfants de la maison centrale de Loos arrivent à la colonie de Guermanez, qu’il a fallu ouvrir dans l’urgence et dans une totale improvisation. En 1856, la colonie de Guermanez accueille 150 enfants. Faucher, son directeur-fondateur, en espère bientôt 300. Les locaux sont insalubres, les vêtements des enfants insuffisants, leur nourriture de mauvaise qualité, le manque de personnel est chronique. Les enfants travaillent onze heures par jour et ne bénéficient que d’une heure de classe. Un certain nombre d’entre eux travaillent en dehors de la colonie, chez un industriel de Seclin. Les évasions sont nombreuses, les plus fréquentes consistent dans la mort des enfants (en 1856, 8 décès pour 180 enfants à la colonie de Loos, 6 pour 140 à Guermanez). Pendant ce temps, la colonie de Loos s’agrandit. Elle s’étend sur plus de 80 hectares et de nouveaux bâtiments sont aménagés. Sa capacité est de 400 enfants. Le 1er janvier 1860, tous les enfants de la maison centrale sont transférés à la colonie.
La colonie de Guermanez, quant à elle, est passée de 20 hectares en 1856 à plus de 100 hectares en 1861. On y pratique la grande culture de céréales et d’oléagineux, mais aussi l’horticulture. Faucher vante, à coup de « publicité », son « Institut agricole », devenu florissant après « quelques années de tâtonnement et d’étude ». De l’avis de quelques mauvais esprits, Guermanez est un mouroir.

C’est le 1er mai 1862 que la colonie pénitentiaire agricole de Loos est officiellement baptisée « Colonie agricole de Saint-Bernard ». Ses services administratifs et sa comptabilité deviennent distincts de ceux de la maison centrale. Le 25 septembre 1865, un arrêté nomme un directeur (Lambezat) à la tête de la colonie de Saint-Bernard.
Le 27 août 1867, l’impératrice Eugénie, arrivée la veille au soir à Lille en compagnie de son auguste époux, décide de visiter les colonies de Saint-Bernard et de Guermanez. « Sa Majesté a été extrêmement satisfaite de la tenue et de l’ensemble de la maison de Saint-Bernard [...] Sa Majesté a été, au contraire, péniblement impressionnée de sa visite à Guermanez. » Fin janvier 1868, Guermanez est définitivement fermée, sur l’insistance de l’impératrice. Le 1er avril, Faucher reprend son poste de médecin à la maison centrale.

La réunion en 1872 d’une grande commission d’enquête parlementaire sur le régime pénitentiaire devait conclure à la fermeture de la colonie de Saint-Bernard, compte tenu surtout de sa proximité avec la maison centrale. En fait, la colonie de Saint-Bernard n’a pas été fermée, mais elle s’est améliorée. Bon en 1879, l’état sanitaire y est jugé excellent en 1880. L’intention, affichée par les autorités, est de faire des colons de petits soldats. Gymnastique, fanfare, exercices militaires remplacent peu à peu les activités cultuelles. L’industrie (ateliers de tailleurs, de cordonniers et de bourreliers) prend de l’extension, mais la vocation de Saint-Bernard demeure agricole. On n’y cultive plus seulement le blé et les betteraves ; l’élevage d’animaux sélectionnés est devenu, avec l’horticulture, une source importante de revenus et de récompenses lors des concours agricoles. Le 10 avril 1888, la colonie de Saint-Bernard est fermée. Pas pour très longtemps. Le 6 avril 1894, décision est prise d’aménager les locaux de l’ancienne colonie pour en faire une « maison de correction » pour courtes peines, afin de désencombrer la maison d’arrêt de Lille qui accueille 600 détenus pour 300 places.
En 1909, après que la nouvelle prison cellulaire eut ouvert ses portes, l’ancienne colonie de Saint-Bernard est aménagée en « maison de correction cellulaire » d’une capacité de 400 jeunes détenus. Le 14 mars 1910 arrivent les premiers jeunes détenus. Saint-Bernard devient une « colonie industrielle ». « L’éducation professionnelle » des gamins prime sur toute autre considération et l’emporte sur « la production industrielle », considérée comme accessoire. Pendant la guerre de 14-18, les enfants sont transférés à la nouvelle maison d’arrêt. Puis la colonie industrielle rouvre ses portes pendant quelques mois de 1921 avant d’être définitivement fermée par décret du 14 octobre de cette année-là1 . Mais les locaux subsistèrent, qui devaient servir un peu plus tard à d’autres usages pénitentiaires.

Notes

1.

Pour en savoir plus sur l’histoire des colonies agricoles de Guermanez et Saint-Bernard, voir C. Carlier, La prison aux champs. Les colonies d’enfants délinquants du nord de la France au XIXe siècle, Paris, Editions de l’Atelier, Coll. « Champs pénitentiaires », 1994.