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Jacob Law "... l'éternel torturé !"

Un premier mai 1907

Philippe Collin

Manifestation du 1er mai à Paris

Source : CPArama, Gallica

Un 1er mai 1907 …

Premier mai 1907, un inconnu tire au revolver du haut d'un omnibus à Paris. Il vise les cuirassiers qui surveillent la manifestation. Il a 22 ans. Un attentat prémédité ?[1]

En ce début de XXe siècle l’un des slogans récurrents dans les manifestations du 1er mai est « 8 heures de travail, 8 heures de loisirs, 8 heures de repos ». C’est en 1889 que le congrès de l’Internationale socialiste, réuni à Paris, a décidé que le premier mai serait une journée de lutte à travers le monde : « La journée internationale des travailleurs ». Mais il s’agit là d’un emprunt aux premiers mouvements anarchistes et il nous faut remonter un peu le temps jusqu’en 1886 : le 1er mai 1886 à Chicago sous l’impulsion des anarchistes et des syndicats[2], un mouvement revendicatif[3] est organisé en vue de l’obtention de la journée de 8 heures, de l’amélioration des conditions de travail et d’un salaire décent. Cela conduit à des grèves qui se propagent et des affrontements avec la police qui feront de nombreuses victimes.


[1] Quand il tire au revolver le 1er mai 1907 du haut d’un omnibus sur les cuirassiers qui surveillent la manifestation, Jacob Law a 22 ans. Lorsqu’il tire sur Alexandre II, le 6 juin 1871, Antoine Bérézowski a 20 ans. Le premier est anarchiste, il est juif et a fui avec sa famille, les féroces pogroms qui ensanglantent la Russie à la fin du 19e siècle. Le second est un révolutionnaire, résistant à l’oppression russe et qui veut venger son pays, la Pologne. Tous les deux accomplissent leur acte avec une simple arme de poing, tous les deux ont eu à faire à la Russie tsariste, tous les deux ont une fois absolue dans la cause qu’ils défendent, ils ont à peu près le même âge. Tous les deux vont croiser Léon Collin qui va les prendre en photo et décrire ces rencontres dans ses tapuscrits. Mais ce qui est le plus frappant, c’est la similitude d’esprit des deux jeunes hommes : leur acte est un don de soi absolu, consacré à leur cause, un acte ultime, un suicide, car aucun des deux n’a prévu la moindre échappatoire. Le désintéressement et la pureté de leurs sentiments n’est pas à mettre en doute. Ces deux post adolescents, ces deux jeunes hommes, sont profondément dépressifs. Bérézowski sombrera dans la folie.

[2] ... et à travers le journal « the Alarm ».

[3] Un événement, entre autres, mais qui marquera un tournant : un rassemblement pacifique est organisé à Chicago à Haymarket Square. Lors de la dispersion la police charge alors que les manifestants rentrent chez eux sans violence. Un homme jette une bombe sur la police et tue sept fonctionnaires, en blessant un grand nombre. La police riposte à balles réelles, c’est un massacre. Huit hommes sont arrêtés et cinq sont condamnés à mort, quatre sont pendus (l’un d’eux s’est suicidé en prison). On est à peu près certain aujourd’hui d’une manipulation des milices patronales pour envenimer la situation et discréditer les mouvements de revendications. Les condamnés (« les martyrs de Chicago ») seront d’ailleurs réhabilités en 1893.

Arrestation, 1er mai 1907

Source : CPArama, Gallica

A noter qu’il faut attendre le 23 avril 1919 en France pour que le sénat ratifie la loi qui octroie la journée de 8 h et fasse du premier mai un jour férié.

Même si Vichy transformera le 1er mai en « fête du travail », la dimension libertaire de cette fête demeure incontestable aujourd’hui.

Rien d’étonnant donc à ce que Jacob Law choisisse cette date pour affirmer ses opinions d’une façon radicale. La répression des mouvements anarchistes et des mouvements sociaux qui se fondent alors dans l’anarchosyndicalisme est très largement illustré par l’ampleur du déploiement policier autour de ces fêtes du premier mai en ce début de XXème siècle. La police n’hésite pas à charger à pied et à cheval avec l’aide de l’armée, souvent mal à propos, provoquant par excès de zèle des victimes qui n’avaient pas lieu d’être. Ce sont les échauffourées de Clichy du premier mai 1891, mais aussi le même jour la fusillade de Fourmies[1] où la troupe met fin brutalement et dans le sang à une manifestation pacifique d’hommes et de femmes qui clamaient : « c’est huit heures qu’il nous faut », bilan : 9 morts et une quarantaine de blessés. En réaction à cette répression policière aveugle et disproportionnée du premier mai 1891 l’anarchiste Ravachol fomentera deux attentats contre les magistrats qui instruisaient les événements de Clichy.


[1] Prémices de ces événements, la France a déjà connu peu de temps auparavant des grèves ouvrières. En 1905, les ouvriers de la chaussure, puis de la porcelaine se mettent en grève à Limoges protestant contre les bas salaires et les conditions de travail. Entre février et mai 1905 Limoges est le théâtre de nombreuses manifestations et émeutes. Drapeaux rouges et drapeaux noirs font face à la troupe, un ouvrier de la porcelaine de 22 ans, Camille Vardelle est tué dans les affrontements.

Arrestation, 1er mai 1907

Source : CPArama, Gallica

Dix ans plus tard, Clemenceau, « le Tigre », devient président du conseil, fonction qu’il cumule avec celle de ministre de l’intérieur. Connu pour son anticolonialisme, défenseur de l’amnistie pour les Communards, dreyfusard, anticlérical, républicain convaincu il n’en est pas moins un homme de l’ordre qui restructure la police dont il accroît les moyens et les pouvoirs. Celui qui se présente comme « le premier flic de France » entretient une pression sans relâche sur les mouvements syndicalistes, anarchistes et libertaires. La Troisième République est féroce avec tous les mouvements sociaux. Le premier mai 1906 ayant été assez agité et les manifestations organisées par la CGT ayant plusieurs fois débordé la police, Clemenceau et son bras armé, le préfet Louis Lépine, sont sur les dents pour ce premier mai 1907.

Arrestation, 1er mai 1907

Source : CPArama, Gallica

Plusieurs semaines avant la date, les arrestations préventives se multiplient et les moyens de répression déployés pour ce premier mai 1907 sont colossaux[1]

Et pourtant ce jour-là est véritablement un non-événement, la presse titre :

« La journée, relativement calme, a été marquée par un attentat » ( Le Journal  2 mai 1907)

« Une manifestation révolutionnaire bien calme, nombreuses arrestations » (La Croix  2 mai 1907)

« Paris reste calme » (L’Aurore  2 mai 1907)


[1] Clemenceau, à l’origine, est un homme de gauche. Avec Jaurès, ils furent longtemps politiquement associés. Ensemble à une époque où ils étaient minoritaires sur ce sujet, ils eurent le courage d’œuvrer en faveur de l’innocence du capitaine Dreyfus. Mais en 1906 alors que la gauche triomphe aux législatives, leurs divergences font surface. Clemenceau défend l’individualisme et le réalisme en matière de politique quand Jaurès combat pour une réforme en profondeur d’une société qu’il veut plus égalitaire et plus juste au cœur d’une époque de grande paupérisation.

CLEMENCEAU : « … Mr Jaurès parle de très haut, absorbé dans son fastueux mirage ; mais moi, dans la plaine, je laboure un sol ingrat qui me refuse la moisson… »

JAURES : «  …votre doctrine de l’individualisme absolu, votre doctrine qui prétend que la réforme sociale est contenue toute entière dans la réforme morale des individus, c’est, laissez-moi vous le dire, la négation de tous les vastes mouvements de progrès qui ont déterminé l’histoire, c’est la négation de la révolution française elle-même… » (1906 extrait de discours au parlement).

Dans cette opposition entre l’individualisme et le collectivisme dans un temps où l’ouvrier est tous les jours un peu plus misérable et commence à se révolter, Clemenceau va endosser l’habit de celui qui doit maintenir l’ordre coûte que coûte et d’ancien médecin des pauvres, il va devenir le briseur de grève, le sinistre de l’intérieur, la bête rouge et sa ligne de conduite dans les années 1906/1909 est terriblement réactionnaire.

Arrestation, 1er mai 1907

Source : CPArama, Gallica

Chaque quotidien en fonction de sa sensibilité politique va dresser un tableau de la journée à la charge ou à la gloire des forces de l’ordre et c’est l’Humanitéqui sans doute résume le mieux, sur un ton goguenard et ironique, l’ambiance de la journée :                                   

« La journée des flics -  c’est ainsi qu’un spectateur impartial avait baptisé, avant-hier soir, la journée du premier mai à Paris. Le fait est que les « cognes » s’en sont donnés à cœur joie, se précipitant sur les passants curieux, et à la moindre hésitation pour « circuler », les arrêtant.

Les motifs d’arrestations étaient d’ailleurs si sérieux que sur 780 personnes conduites au poste de police, dix seulement ont été retenues, sous des prétextes divers. De temps à autres, pour varier, les sergots exécutaient une charge, frappant des poings et des sabres la foule plus étonnée que furieuse.

Toute une mise en scène avait été organisée pour donner l’impression qu’il se passait, ou se passerait quelque chose.

Les pelotons de cuirassiers, las de se promener en rond autour de la place de la République ou dans les rues calmes, prenaient par-ci, par-là le trot ou même le petit galop de chasse, comme s’ils étaient pressés d’arriver quelque part.

Après quoi, sans plus de motif, ils reprenaient tranquillement le pas. Les soldats, il faut le dire n’avaient pas l’air de trouver cette récréation si drôle. Mais moins l’ordre était troublé, plus on tenait à le rétablir. Sans les cinq coups de revolver tirés, du haut de l’impériale d’un omnibus, par un malheureux qui croyait peut-être faire de l’antimilitarisme, il n’y aurait réellement eu aucune participation de la population aux bagarres … »

« Le manège Mouquin » sur la place de la République.

Source : CPArama, Gallica

La place de la République est essentiellement peuplée de curieux et de badauds, pas ou peu de manifestants, la plupart des manifestants étant des grévistes car le 1er mai  est un jour de grève (il ne sera férié qu’en 1919 !) et beaucoup ont décidé de rester chez eux. Ceux qui sont quand même sortis se regroupent par corporation, les ébénistes, les mécaniciens, les boulangers, les garçons de café. On tient des meetings, organisés par les divers syndicats, mais la situation reste calme.

Le journal  du 2 mai 1907 souligne : « il y aura peut-être du grabuge à la sortie ! Attention ! – Que non point ! Les syndiqués seront calmes jusqu’à la fin de leur meeting et rentreront chez eux le plus tranquillement du monde ». Le quotidien « le Gaulois» titre même « Comment ils ont célébré la  Fête du chômage !». La bourse du travail proche de la place de la République n’est le siège d’aucune agitation particulière.

Mouquin, au centre avec la canne

Source : CPArama, Gallica

La pluie qui tombe à 11h disperse naturellement la foule et le dispositif policier est allégé jusqu’en début d’après-midi. Ce n’est que vers 14h que l’on met en branle « le manège Mouquin[1] », dispositif qui consiste à faire tourner en rond la cavalerie disposée en ligne qui « balaie » la place de la République empêchant l’agrégation éventuelle des manifestants.

La présence policière et les postes de secours de la Croix Rouge installés le long des boulevards créent une atmosphère lugubre.  

Lorsque Law va tirer sur les cuirassiers il est environné d’une foule qui lui est totalement hostile essentiellement composée de badauds et de curieux, sans doute majoritairement favorables à cet état policier puisque le seul individu qui approuvera son geste en criant  «Bravo ! Il a bien travaillé ! », sera instantanément pris à partie par la foule et roué de coup avant d’être arrêté.


[1] « Le manège Mouquin » a pour but d’occuper l’espace et d’empêcher tout rassemblement. La chaussée est continuellement balayée par des cavaliers, hussards, dragons, cuirassiers, …, qui tournent sans cesse pour disperser toute tentative de rassemblement. Lucien Célestin Mouquin (1852-1917) à l’origine de cette manœuvre fut directeur général des recherches à la préfecture de police de Paris.

L'état-major devant la caserne du château-d'Eau

Source : Collection privée Claire Auzias

Proche de la place, la caserne du Château-d’Eau sert de « violon » à la police, on y entasse brutalement tous ceux que l’on arrête et si Le Figaro ironise en faisant remarquer : « les arrestations ont continué sans interruption et, détail amusant, on a fait venir, à la caserne, des corvées colossales de pain qui ont servi à la fois aux soldats et aux prisonniers ».

Pour sa part L’Humanité ne perçoit rien d’amusant et dénonce «la sauvagerie des passages à tabac et les conditions lamentables de détention dans la caserne où vers midi on compte trois cents personnes. Trente ans auparavant, le baron Hausmann a éventré Paris y déroulant de gigantesques avenues dans lesquelles des régiments peuvent manœuvrer aisément et mettre au pli, au canon s’il le faut, ce peuple parisien si souvent prompt à se soulever. La cavalerie peut envelopper et charger la foule sabre au clair sans être coincée par le dédale des ruelles ».

Louis Lépine (chapeau melon, canne et barbichette)

Source : CPArama, Gallica

Louis Lépine, préfet de police est à la manœuvre. Il a peu d’état d’âme quand il s’agit de rétablir l’ordre. Sa tactique est simple : «  En cas de troubles dans la rue, il faut faire les sommations légales puis opérer par grandes masses de forces publiques  ».

Son imagination est grande et ce n’est peut-être pas un hasard si c’est lui qui met sur pied le concours d’inventeurs qui porte son nom. On doit à son génie créatif l’utilisation des manches à eau pour disperser la foule, la mise au point de pistolet à gaz à base d’éther bromacétique[1] pour neutraliser les forcenés et bien d’autres bricolages à usage sécuritaire. Il aime quand on marche au pas, il n’aime pas les revendicateurs, les révoltés. Le manifestant agité est sa hantise. Il est sur le terrain, au milieu de ses hommes parfois devant même, c’est son dada. Il prétend même : « La foule m’attend, elle serait déçue de ne pas me voir. »[2]


[1] Ancêtre du gaz lacrymogène.

[2] Louis Lépine, Mes souvenirs, 1929.

Le Préfet de Police donne ses ordres

Source : CPArama, Gallica

Environ 700 personnes sont arrêtées durant cette journée et « La Croix» indique la saisie de 210 poignards et de 116 revolvers ! Si le nombre d’arrestations est sensiblement le même dans tous les journaux, les chiffres concernant les armes sont très variables, ils semblent très exagérés dans « La Croix». On ne peut malgré tout qu’être surpris de voir la grande quantité d’armes à feu chez les manifestants à cette époque et le grand nombre de manifestations qui se terminent par des échanges de tirs avec les forces de l’ordre. Même « calme » ce premier mai 1907, en plus des tirs de Law, se termine par une balle tirée par un manifestant sur un policier qui n’est que contusionné !