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Jacob Law "... l'éternel torturé !"

Dix-huit ans de bagne

Philippe Collin

Les geôles de l’île Royale

Source : Philippe Collin

Dix-huit ans de bagne … !

C’est finalement la période de la vie de Law la plus documentée, par son dossier auprès de la « Tentiaire » et que l’on peut consulter aux ANOM[1] d’une part, d’autre part par la photo et les quelques lignes du Docteur Léon Collin, puis bien sûr par son propre récit de sa détention : « dix-huit ans au bagne».

Libéré le 10 mai 1924 du bagne, il a alors 39 ans, Law erre encore deux ans en Guyane avant de recevoir la notification de son avis d’expulsion du territoire français. Lui qui se disait naturalisé américain ne se rend pourtant pas aux États-Unis où il aurait pu retrouver ses parents. Il veut aller en Russie. En chemin, passant par Paris, où il est pourtant interdit de séjour, il croise André Colomer[2] publiciste implanté dans le milieu libertaire parisien. Ce dernier s’intéresse à Law qui lui remet son manuscrit et la dernière somme d’argent qu’il a reçu de ses parents pour effectuer son voyage. Il lui demande de faire imprimer son livre aux éditions de l’Insurgé, où travaille Colomer. En 1926 le livre paraît bien à Paris et c’est ce témoignage, croisé avec son dossier aux ANOM, et l’article de Léon Collin, qui nous permettent d’appréhender son calvaire de 18 ans.

Personnage au combien complexe, à la fois insupportable mais à sa façon si héroïque. Comment parvient-il à trouver la force de survivre 18 ans au bagne où l’espérance de vie oscille entre quatre et cinq ans ?

Comment fait-il pour passer à travers 1322 jours de prison, dont 376 de cachot, soit plus de trois ans et demi enfermé dans les lieux les plus terribles, parmi les plus mortifères de l’histoire carcérale française ? Comment, lui petit et malingre, fait-il pour passer à travers plus de cinq mois dans le pire de tous les camps : Charvein où la mortalité est monstrueuse  et les surveillants d’une bestiale férocité ?

À travers l’histoire de Law au bagne il faut peut-être avancer l’hypothèse que c’est l’ « Anarchie » qui sauve Law. L’anarchie élevée à un niveau quasi mystique dont le supplicié Law se fait le martyr. Il offre chacune de ses souffrances à ses idées, ne cédant jamais, se ressourçant sans cesse dans les affres d’un système auquel il refuse de se soumettre. Chaque injonction de l’administration pénitentiaire génère un refus, chaque refus une sanction, chaque sanction le conforte dans sa position de martyr dont les souffrances doivent servir d’exemple aux autres forçats et soulager la souffrance de ces derniers. Il se voit en sauveur du forçat, il est là pour guider « … par le raisonnement, par la patience et la douceur, j’ai réussi à me faire estimer par tous ceux qui travaillent avec moi (…) pour leur donner l’exemple, j’ai refusé les gratifications qui m’étaient données pour le travail, chose que personne n’osait jamais faire ; car au bagne, un verre de vin est une chose exceptionnelle, le condamné étant privé de tout. Pour refuser un verre de vin au bagne, où l’on meurt de faim, où l’homme mange du pain comme si c’était du gâteau, où l’on meurt d’envie de boire un lait chaud de manger quelque chose de fortifiant, il faut être doué d’une volonté extraordinaire. Il faut pour cela être absolument sincère et avoir, en soi, fortement ancré, l’idée de sacrifice, d’altruisme. Partout où je suis passé pendant 17 ans j’ai donné l’exemple de la protestation et de l’action, sans jamais me ranger du côté de l’administration.»

Avec le bagne, pour la première fois de sa vie, Law va sortir de manière durable de ce que l’historienne Claire Auzias nomme le yiddishland[3]. Né dans cette communauté juive russe  opprimée en ce début de XXe siècle et donc repliée sur elle-même, il ne connaît que peu ou pas de personne en dehors de ce monde. Sorti de Russie, aux Etats Unis, puis plus tard à Paris, il gravite autour de sa famille et travaille ou fréquente essentiellement le milieu juif. Le voilà maintenant confronté à un milieu, qui, déjà en soi, est particulièrement terrible, mais qui en plus, culturellement, socialement, linguistiquement lui est totalement inconnu. La barrière de la langue, on l’a vu lors du procès est pour lui un handicap, une souffrance. Plongé brutalement dans cet enfer, il doit lutter pour comprendre et se faire comprendre. Chacune de ses lettres passant par la censure est ralentie par le fait qu’elle doit être traduite. La Tentiaire mettant un malin plaisir à se montrer inefficace, les courriers de Law mettent des semaines, des mois, pour parvenir à destination et il en est de même bien sûr pour les lettres qu’il reçoit de sa famille. Il lui faudra environ deux ans pour commencer à maîtriser et rédiger des courriers en français. Lui-même ironise dans son livre sur cette situation. Ainsi, il rapporte les propos du surveillant Verdier à ce sujet : «  … Law est venu au bagne pour apprendre le français et non pour travailler. »


[1]Archives Nationales de l’Outre-Mer. (Jacob Law matricule 37051. Cote H1484/lawjacob et H4144/37051/a).

[2] André Colomer (1886/1931). Poète, écrivain anarchiste avant de devenir communiste. Voir préface de Claire Auxias dans « Dix-huit ans au bagne » chez « les éditions de la Pigne ».

[3] Voir préface de Claire Auxias dans « Dix-huit ans au bagne » chez « les éditions de la Pigne ».

Visite médicale au camp de Charvein

Source : Collection Léon Collin-Musée Nicéphore Niépce

Le récit de Law est chronologique, il raconte son parcours dans les différents camps qu’il va traverser, essentiellement aux îles du Salut. Il dénonce le fonctionnement arbitraire, sadique, malsain, corrompu de l’Administration Pénitentiaire. Son témoignage est de tout premier plan et correspond point à point à celui d’autres transportés ayant raconté leur calvaire au bagne. Ce qui caractérise son récit est l’angle de vue, le prisme autocentré du récit où il n’a de cesse page après page de se présenter comme le seul héros, l’unique rédempteur !? Il donne parfois dans la pensée magique : « le chef de centre, Raymond, un des plus sévères, qui a fait trembler toute la transplantation, vit tout de suite en moi le plus dangereux des forçats », un peu plus loin « oui ! J’ai réussi par mes protestations à toucher un assassin galonné. Il a donné l’ordre de distribuer à volonté du pain à tous ceux qui en demanderaient. »  Il est persuadé d’avoir des pouvoirs quasi surnaturels : « en marchant à ses côtés je remarquais  qu’il cherchait à sortir son revolver (à propos d’un surveillant). Mais moi, sans le toucher, je lui fis comprendre par mon regard, que, s’il sortait son revolver, je l’étranglerais. » !

Du personnage de héros absolu qu’il va créer dans sa tête, il donne la genèse suivante : « à 14 ans déjà, je déclarais à mon père que ma vie appartenait aux autres. Je me sentais un altruiste pur, et je comprenais que si la vie est une lutte, lutter doit signifier être utile à l’humanité. Je ne pouvais accepter d’apprendre le métier de mon père, pas plus qu’un autre. Une force invincible me poussait à tout abandonner et, à l’âge de 16 ans, je déclarai franchement à mon père que ma place serait en prison, parmi les damnés de la société, et que, pour cette raison je ne voulais rien apprendre, sauf l’amour de celui qui souffre et lutte pour sa libération ». Il puise son inspiration dans les textes du poète anarchiste Edelstadt[1] lu dans son adolescence et on atteint parfois des sommets de délire mystique : « …  j’étais tellement attiré par l’amour de mon semblable que je ne pensais même pas à ma liberté. Il me semblait que si je quittais le bagne, ce serait une lâcheté de ma part comme si j’avais laissé frapper un enfant par un assassin. Je pensais avant tout aux autres et ma vie n’était qu’une lutte continuelle pour la défense du forçat ». Il oublie un peu au passage qu’au début de son séjour aux îles du Salut il a, deuxième reniement après celui du procès, demandé à son avocat de tenter une révision et d’invoquer la folie pour expliquer son geste du 1er mai 1907 !? Comment le lui reprocher ? Il s’agit d’un tout jeune homme, psychiquement fragile et qui se crée un personnage qui va lui permettre de lutter contre la mort dans un système monstrueux, inique, infernal. Bien sûr, il n’est pas entendu des autres forçats et dans son témoignage Léon Collin qui le croise sur l’île royale vers 1909 fait remarquer qu’« il regarde avec mépris les forçats (…) dédaignant répondre à ses compagnons, auxquels il manifeste en toute occasion son dégout. » L’écart entre ce qu’il est et ce qu’il croit être est un abîme.      


[1] Voir préface de Claire Auxias dans « Dix-huit ans au bagne » chez « les éditions de la Pigne ».

Manda l’apache parisien infirmier à l’hôpital de l’île Royale

Source : Collection Léon Collin-Musée Nicéphore Niépce

Pour autant, il fait preuve d’un courage certain et d’une détermination impressionnante dans son parcours à travers cette géhenne. S’il ne convainc pas les masses, il refuse effectivement de participer au système, ne manque pas une occasion d’être insolent, provocateur avec les surveillants, refuse de travailler. Cela le conduit au cachot régulièrement et même à être classé « incorrigible » et passer cinq mois à Charvein[1]. Dans ce camp forestier, il est obligé de travailler car désobéir c’est s’exposer à l’arbitraire des surveillants, à des traitements inhumains, voire une exécution sommaire. Si le discours et l’idée qu’il se fait de l’impact de son comportement sont agaçants, sa détermination à ne pas rentrer dans le système force l’admiration. Pour preuve un petit recensement dans son dossier des motifs de punition qui le conduisent plus de trois ans et demi dans les geôles terribles de Royale, Saint-Joseph où Saint-Laurent (il évite quand même la réclusion.) : soixante-douze sanctions qui vont donc générer comme on l’a vu mille trois cent vingt-deux jours de prison, répartis en neuf cent quarante-six  jours de cellule et trois cent soixante-seize de cachot. Le cachot est une peine plus sévère que la cellule. Il n’a pratiquement pas d’ouverture sur l’extérieur, la peine est souvent assortie de « cachot noir » c’est-à-dire que l’on plonge le détenu plusieurs jours dans le noir absolu. Le tout complété par de nombreuses privations de nourriture, par exemple, plusieurs jours au pain sec et à l’eau. En fonction du surveillant, le cachot peut devenir un supplice atroce. Léon Collin dénonce dans ses écrits certains surveillants qui font mourir de faim des prisonniers en mettant la nourriture à vue mais hors de portée ! Les récits de séjour au cachot par les différents forçats ayant séjourné dans ces geôles, rapportent souvent des passages à tabac méthodiques, des mauvais traitements en tous genres, des poses abusives de la camisole (parfois jusqu’à la mort par étouffement), des viols, une hygiène effroyable... Curieusement si Law décrit parfois cela pour d’autres, il ne fait jamais état, pour lui, de sévices reçus en détention. Il se plaint rarement de souffrances physiques tout au plus il évoque des moments où la maladie lui fait frôler la mort : « J’ai toujours été martyrisé. Déjà, en 1911, ayant subi une piqure de quinine mal faite, et un décollement s’étant produit, le major Guillem voulut me couper la jambe gauche. C’est l’infirmier Bour qui m’avait mal fait cette piqure ; et c’est grâce aux soins de l’infirmier Manda[2] que j’ai été sauvé. Après l’anémie profonde de Kourou, en 1913, après m’avoir étourdi, sucé mon sang, le commandant Moreau m’envoya à l’île du Diable. »

Il est pourtant évident qu’étant donné son comportement et le temps passé à l’ombre, il a forcément dû subir bien des tourments abominables.

- On retrouve son refus de travailler (41 %) le plus souvent sous la rubrique « mauvaise volonté au travail », « refus de travail », « refus de se rendre à la corvée d’eau », « paresse au travail », « travail insuffisant » avec parfois des détails « mauvaise volonté au travail, excite les détenus à ne pas travailler. »

- Dans cette opposition par le refus de travailler on trouve aussi des motifs soulignant qu’il a disparu du chantier du style : « a quitté sa corvée sans autorisation », « absence du chantier »,... (9 %).

- L’attitude ironique ou injurieuse apparaît sous des rubriques telles : « réponse arrogante », « attitude moqueuse », « insinuations injurieuses », « réponses inconvenantes », « insultes à surveillants », « fait répéter quatre fois l’ordre »... soit (21 %).

- Il existe également de nombreux motifs de sanction sur le thème « non malade » où Law qui s’est fait porter pâle n’est pas reconnu malade (19 %).

- Le reste qui va de « possesseur d’une assiette de l’hôpital » à « maraude, gaspillage de cocos » en passant par « bavardage continuel » ou « détention de 50 Frs cachés dans un livre » représente 10 %.

Incroyable mais vrai, dans le contexte du bagne : le commandant Jarry, sans doute lassé, fit preuve d’humanité et décide d’ignorer Law, voire de l’oublier : « il donna l’ordre de me faire sortir de mon cachot et de me laisser la tranquillité absolue. Je restais du mois de février 1912  au mois de février 1913 sur la route des travaux, en face de l’île du diable, à lire, à me promener et à regarder l’île du Diable. » On connaît Law prompt à enjoliver la vérité en sa faveur pour donner l’impression de sa toute-puissance dans un monde où la moindre rébellion est traitée férocement. Toujours est-il qu’il n’y a effectivement aucune sanction entre janvier 1912 et mars 1913 !

Son parcours est assez classique. Au gré des sanctions, de ses tentatives d’évasion (une en 1915 lorsqu’il est à Saint-Joseph, une autre en tant que libéré en 1923), il est d’abord à l’île Royale puis à Saint-Laurent du Maroni en 1911, retour à Saint-Joseph, passage à Kourou en 1913, prison à Pariacobo pour refus de travail, cachot au camp des Roches à Kourou de nouveau. Classé incorrigible à Charvein dont il ressort miraculeusement indemne après cinq mois, il est en 1914 à l'Acarouary. Retour à Saint-Laurent en 1915 où il tente une évasion qui lui vaudra deux ans de travaux forcés supplémentaires et trente jours de cachot. Le 1er mai 1917, il est de retour aux îles du Salut. C’est sans doute ce long séjour aux îles du Salut, dont le climat est plus clément, qui explique en partie sa survie de dix huit ans.

A ses yeux peu d’hommes sont à sa hauteur. Son mépris pour ses camarades anarchistes est immense. En chargeant les libertaires du bagne, il semble vouloir rehausser encore l’image qu’il se fait de lui-même dans sa mégalomanie. Personne ne trouve grâce à ses yeux, sauf Dieudonné qui pourtant travaille comme ébéniste. C’est un des rares pour lequel il exprime un peu de sympathie. Duval, qu’il n’a pas connu et qui s’est évadé en 1901, sept ans avant son arrivée échappe à ce mépris : « A part Duval, aucun n’a vécu là-bas en anarchiste. » Sa rencontre avec Ullmo (qui, lui, est alors plein délire christique) le marque. Bien que celui-ci ne soit pas anarchiste, loin s’en faut, il a pour lui une véritable admiration.[3] Pour les autres anarchistes, il est sans pitié : « on peut dire que Deboé[4] a vendu l’anarchisme « pour un plat de lentilles », voilà l’histoire d’un homme qui n’a pas voulu sacrifier son bien-être et qui a tout fait pour aider la surveillance ». Plus loin : « nombreux sont ceux qui, considérés comme anarchistes à leur arrivée, devenaient des hommes assouplis, pliés en deux, employant tous les moyens pour arriver à faire les domestiques, à laver le linge de leurs bourreaux, par manque de volonté et de principe » et bien sûr d’ajouter à son encontre avec la modestie qu’on lui connaît maintenant : « je remarque que seul l’homme doué d’une forte volonté, peut être considéré comme le défenseur d’une idée… » Au passage il a toutefois, comme tous les forçats qui le croiseront, une admiration sans borne pour le Docteur Louis Rousseau : «… digne d’être classé dans le rang des hommes d’action et de sentiments élevés. » Il accable les anarchistes Dugulfroix, Bour, Genrot, Rodriguez, Metge, Cottoy et même Marius Jacob dont on connait la droiture et qui est l’ami du Docteur Rousseau [5] : « Jacob faisait l’homme terrible en arrivant pour «paraitre», il a fait plusieurs tentatives d’évasion, puis, ne réussissant pas, il a pris le parti de se plier et, pendant des années il a fait le domestique de la surveillance : garçon de famille de monsieur le chef de centre… »

Un mystère demeure. À deux reprises Paul Roussenq[6] est  évoqué : « j’ai pleuré de voir que l’administration pénitentiaire tolère des choses horribles, tels que frapper Roussenq dans son cachot de l’île Royale », un chapitre plus loin : « j’ai vu les martyrs de Roussenq, Gasol, Jobard, devenus fous à force de mauvais traitements, être finalement enfermés dans les cachots à perpétuité, sous prétexte de les corriger ».

L’anarchiste Paul Roussenq, à l’instar de Law, refuse le travail. Il écrit réclamation sur réclamation, se révolte sans cesse, ne cède sur rien, provoque des surveillants, n’hésite pas à faire le coup de poing et à rendre sa révolte physique, attirant sur lui les foudres de l’administration pénitentiaire qui va lui infliger le pire : la réclusion. Pourquoi Law, si prompt à dénoncer ses camarades, ne parle-t-il pas plus de celui qui pousse la résistance à un tel niveau d’héroïsme et qui devrait lui servir de guide, de modèle ? À nouveau, l’autocentré Law refait surface : il ne supporte pas la concurrence et élimine celui à côté duquel il passe pour la mouche du coche, l’enfermant  un peu rapidement, dans son récit, « à perpétuité » à l’ombre des cachots ! Au bagne, un principe : une plainte, une récrimination, une réclamation même fondée n’aboutissent jamais et ne donnent lieu qu’à un surplus de répression. Le choix de Law d’être sans cesse dans le refus, s’il le stimule et lui permet de ne pas sombrer, implique une répression perpétuelle. Mais il ne pardonne rien à ceux qui ont choisi de composer a minima avec l’hydre pénitentiaire à seule fin de survivre, bien que cette attitude ne remette pas un instant en doute leur honnêteté intellectuelle. Le témoignage du Docteur Léon Collin qui va suivre est à remettre dans un certain contexte. Pour humaniste qu’il soit, l’homme qui écrit ces lignes, et qui de plus en plus va dénoncer à travers ses témoignages l’administration pénitentiaire, est issu d’un milieu bourgeois. De plus, il est un tantinet réactionnaire. Son regard sur l’anarchisme est donc pour le moins distant, voire hostile.       


[1] Camp Forestier qui se trouve sur la route entre Saint Laurent et Mana. De ce camp voici ce que dit Léon Collin : « … la mortalité est en effet énorme au camp de Charvein. Pour cette raison on en conserve l’affectation aux incorrigibles, dont se débarrassent les autres pénitenciers. Le seul mot de Charvein fait frémir encore au bagne bien des forçats. C’est là un véritable enfer, où l’on fume, dit le bagnard, la terre avec sa peau, où creuser la terre est l’équivalent de creuser sa tombe. Deux cents hommes, de 7 heures à 11 he ures du matin puis de 3 heures à 7 heures du soir, travaillent là, par force, dans le marais, qui est le sol de la forêt sous une nuée d’insectes et par une chaleur accablante (…) on se figure peu ce que peut être un semblable travail en pleine forêt guyanaise par un soleil de plomb sous la menace constante du fusil de surveillants impitoyables (…) Charvein est un des rares postes en effet où les surveillants militaires peuvent faire usage du fusil, car nous dit l’un d’eux « Comment reprendre l’évadé qui sous nos yeux s’enfonce dans la forêt, si ce n’est en l’abattant aussitôt d’une cartouche Lebel ? ». (…)L’envoi au camp des Incorrigibles est dans l’échelle des peines la dernière avant la réclusion cellulaire. » (Léon Collin, «Des hommes et des bagnes », Libertalia)

[2] Pleigneur Joseph, alias Manda. Né à Paris le 19 avril 1876, polisseur. Condamné en 1902 par les assises de la Seine aux travaux forcés à perpétuité, il a alors 26 ans. Manda, l’amant d’Amélie Hélie dite « Casque d’or » acquiert une réputation dans le milieu des petits voyous en battant Paulo, une terreur de la Courtille. Il prend la tête de la bande des Orteaux qui vit de petits délits et de proxénétisme. La vie d’Amélie est alors partagée entre la semaine où elle se prostitue sur les boulevards de Belleville et de Charonne, et le dimanche où elle danse dans les guinguettes. Le 20 décembre 1901, Amélie rencontre Leca, 27 ans. Séduite, elle s’installe avec lui. Cette querelle d’amoureux se transforme alors en guerre entre les deux bandes rivales : celle de Manda et celle de Leca. Après de nombreuses péripéties Manda est arrêté, il est condamné aux travaux forcés à perpétuité. Il embarque sur « La Loire » le 12 juin 1903, matricule 32 776, et se retrouve sur l’île Royale où il fait fonction un temps d’infirmier, très apprécié des malades et des médecins. Il bénéficie d’une remise de peine pour bonne conduite et se retire à Saint-Jean-du-Maroni en 1922. Il meurt pratiquement de faim dans la plus grande misère comme la plupart des libérés. Sa fiche matricule mentionne : « décédé le 20 février 1936 de suite de misère physiologique ». (Le film « Casque d’or », 1952, de Jacques Becker avec Serge Reggiani dans le rôle de Manda.)

[3]  Voir : « Charles Benjamin Ullmo  - matricule 2 ».                                                                                                                        

[4] Jean Adelin De Boë, né en 1889 en Belgique. Militant libertaire. Arrêté pour ses activités dans la « bande à Bonnot », il est condamné à dix ans de travaux forcés. Evadé en 1922, il retourne en Belgique où il meurt en 1974.

[5] « Révolutionnaire anarchiste, Alexandre Jacob (1879/1954) a fait sa révolution par l’éventrement des coffres forts au début du siècle dernier. Il s’est retrouvé, « vaincu de guerre sociale », aux îles du Salut en janvier 1906. Louis Rousseau a prêté le serment d’Hippocrate en 1902 et n’a cessé de bourlinguer depuis sur cet empire français où le soleil ne se couchait jamais. Il s’est retrouvé médecin aux îles du Salut où il rencontre  Alexandre Jacob. Deux hommes a priori différents, deux destins qui se croisent pourtant et une indéfectible amitié qui s’ensuit. » (Extrait de « Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur – un blog de l’Atelier de création libertaire par Jean Marc Delpech)

[6] Paul Roussenq, né en 1885 est un anarchiste. Il passe 32 ans de sa vie en prison et au bagne pour des délits mineurs ou la simple affirmation de ses opinions libertaires. Sur 20 ans de bagne, il en fait la moitié au cachot. Surnommé « l’Inco » pour incorrigible, il refuse de se soumettre à l’administration pénitentiaire, il est en conflit permanent avec les surveillants. Il peut rentrer en France en 1933, où il continuera de militer et se suicide en 1954. Il écrit ses mémoires qui seront publiées après sa mort en 1957, puis rééditées en 2009 chez Libertalia sous le titre : «L’enfer du bagne ».

Jacob Law à gauche

Source : Collection Léon Collin-Musée Nicéphore Niépce

La photo est prise en 1908  sur le pont du navire « la Loire » lors du transfert de Law en Guyane. Léon Collin est le médecin du bord.

L’année suivante, Léon Collin va séjourner quelques semaines (sans doute en 1909) en Guyane où il visite une grande partie des différents camps. Sur l’île Royale, il retrouve alors  Law qu’il a photographié l’année précédente sur le navire. Il rédige l’article qui suit :

« Dans une corvée qui passe, on nous montre un gamin déjà un peu cassé, qui nous regarde de ses yeux fixes. C’est Law l’anarchiste. Car il y a au bagne, parmi les criminels de droit commun, des anarchistes. Tel Law, qui le 1er mai 1907, aux abords de la bourse du travail, place de la République, tira, du haut d’un omnibus, deux coups de revolver - heureusement presqu’inoffensifs - sur des soldats postés là pour assurer le service d’ordre. Cet ami du Browning, prédécesseur - mais d’un genre moins redoutable - des Bonnot, Carouy et Garnier, est né à Balta (Russie) et naturalisé américain. Il exerçait à Paris la profession d’ouvrier tailleur pour dames. La cour d’assises l’envoyant au bagne. Il est occupé actuellement à des travaux de carrière. « Je suis anarchiste, déclare-t-il avec une fierté superbe, je ne suis pas un criminel. » Il regarde avec mépris les forçats, qui l’entourent et qui se plient à la discipline du bagne. Lui ne travaille que sous la menace. Et encore exige-t-il une tâche particulière qui lui permette de s’isoler. « Mes idées, proclame-t-il, s’opposent à ce que je coopère à un travail en commun. » Ce révolutionnaire russe représente en effet le type de l’individualiste. Il se défend de faire partie de l’organisation de combat du parti socialiste - cette organisation à laquelle on doit, entre tant d’autres, les attentats contre De Plehve[1] et le grand-duc Serge[2]. Law était un « solitaire ». « J’ai voulu explique-t-il manifester ma haine de la tyrannie en tirant sur des soldats… ». Car dans son esprit d’autosuggestionné, la « soldatesque » symbolise la force mise au service du capital. Law demeure silencieux des journées entières, dédaignant répondre à ses compagnons, auxquels il manifeste en toute occasion son dégoût. « Je suis venu de bien loin, nous dit-il aussi, pour voir ce coin de terre où mes frères ont été massacrés et qu’ils ont arrosé de leur sang ». Il fait ainsi allusion à la révolte dite « des anarchistes », qui, bien qu’elle remonte à l’année 1894, est encore vive dans toutes les mémoires des condamnés. C’était l’époque où l’anarchie était autre chose qu’un « bluff » et où les bombes un peu partout éclataient meurtrières. Par cargaisons, on avait expédié en Guyane des anarchistes que l’on parqua à l’île Saint-Joseph. Évadés après la révolte, où deux surveillants tombèrent, victimes du devoir, ces hommes furent traqués comme des fauves, à travers toute l’île, durant trois jours et trois nuits. On nous montra à l’extrémité de Saint-Joseph, la roche surplombant la mer, appelée depuis « roche du crime », où ceux d’entre eux qui s’y étaient réfugiés, sans vouloir se rendre, furent fusillés impitoyablement. C’est là que Simon, dit « Biscuit » le fameux disciple de Ravachol, grimpé dans un cocotier pour échapper à la poursuite des soldats mobilisés pour la circonstance, en avait été dégringolé à coups de fusil Lebel. L’un des fauteurs de la révolte, le nommé Girier, avait juré de boire dans une calebasse le sang de la première victime. Il n’en eut pas le loisir. A vrai dire Law n’appartient pas à la même école que ses illustres devanciers aux îles, communistes exaspérés, poussés à la violence par l’impatience. Il est tout différent également des Ortiz, Carouy,  etc., et autres cambrioleurs anarchistes, car il se garderait de donner à un vol le prétexte de ses opinions.


[1] Viatcheslav Plehve (1846/1904), directeur de la police tsariste, puis ministre de l’Intérieur de 1902 à 1904. Tué dans un attentat à la bombe le 14 juillet 1904 à Saint Pétersbourg.

[2] Serge Alexandrovitch de Russie né en 1857, fils d’Alexandre II, grand-duc de Russie, maire puis gouverneur général de Moscou. Tué à Moscou le 17 février 1905 dans un attentat à la bombe.

Jacob Law quelques temps après son départ de Guyane. Photo assez énigmatique sur laquelle on ne sait pratiquement rien

Source : Jacoblog/Jean-Marc Delpech

Il peut quitter la Guyane.

Depuis de nombreuses années ses parents œuvrent à sa libération. Une loi d’amnistie a été votée en février 1909, et en principe Law à tous les critères pour en bénéficier.  L’Humanité du 12 janvier 1910 précise : «… Law expie depuis bientôt trois ans, dans les tourments du bagne, un délit qui, accompli un autre moment, eût valu à son auteur au plus deux ou trois années de prison. Mais la question n’est point de savoir si la condamnation est hors de proportion avec le dommage causé (…). La question est que Law devrait être libre, touché par la dernière loi d’amnistie… »

Maître Landowski a beau réclamer[1], il n’obtient pas satisfaction. Plusieurs lois d’amnistie pour les faits pour lesquels Law a été condamné vont sortir sans que jamais Law n’en bénéficie ! En 1913 alors que Law est à Kourou, il lance un cri de détresse par une lettre relayée entre autres par Le réveil anarchiste.[2]

Le 19 décembre 1913, la fédération communiste anarchiste révolutionnaire de langue française tient une réunion en faveur de Jacob Law. Pierre Martin qui fut un proche d’Élisée Reclus prononce un discours argumenté repris et soutenu par d’autres dont Giraud qui fut responsable du Libertaire du temps de Louise Michel. Tous s’entendent pour apporter leur soutien, et la solidarité anarchiste, jusque-là assez mince, prend consistance.

Le Journal du 10 juillet 1910 signale un meeting organisé par le Comité de Défense Sociale à Tivoli. On y parle de Jacob Law : « les citoyens réunis le 9 juillet à la salle du Tivoli-Vauxhall, affirment leur profond dégoût pour les basses manœuvres policières du gouvernement clémenciste[3] et s’engagent à employer tous les moyens possibles afin d’obtenir la liberté des camarades révolutionnaires détenus dans les geôles de la troisième République, et notamment, des condamnés pour faits de grève, tels que Branquet[4] et Jacob Law » Mais rien n’y fait, tous les ministères, Justice, Colonies, Intérieur font la sourde oreille et Law purgera sa peine jusqu’au bout. Il sera pratiquement oublié jusqu’en 1924.

En 1924, L’Humanité citant le parti communiste : « les attentats politiques sont inefficaces et dangereux pour le prolétariat, mais la société bourgeoise doit les amnistier», et de citer entre autres les aventures du « petit tailleur polonais » dont on ne sait, à l’heure où s’écrit l’article s’il est vivant ou si son corps a été jeté aux requins... S’il obtient l’autorisation de quitter la Guyane en 1925 accompagnée d’un avis d’expulsion de la colonie, c’est grâce sans doute aux courriers et actions de ses parents, mais aussi grâce au député de la Loire, Ernest de Laffont, membre de la Ligue des droits de l’homme qui n’a pas ménagé ses efforts.

Law a écrit lui-même au gouvernement, soutenu par un courrier de son père qui va dans le même sens et demande sa grâce en précisant que s’il est gracié, il se rendra à Odessa où de proches parents l’attendent. Tour à tour les ministères de l’Intérieur, de la Justice, des Colonies sentent qu’il va falloir céder mais maintiennent la pression en faisant remarquer par une série de notes que « la conduite durant l’exécution de sa peine a été déplorable ». Ces réserves procurent une excuse à la restriction de l’amnistie dont va bénéficier Law, il sera libre, mais : « Law sera perpétuellement interdit de territoire français »[5]. Entre-temps durant toutes ces tractations, notre homme s’impatiente, ce qui explique sa fuite avortée comme clandestin le 24 février 1925 sur « le Paria ». Définitivement et officiellement amnistié, il embarque pour la Martinique où il ne reste que quelques semaines. Malgré l’interdiction de séjour, on retrouve sa trace à Paris : Law intervient comme orateur dans une réunion du club des insurgés. La « mouche » infiltrée précise dans son rapport qu’il a « glorifié les attentats et rappelé celui qu’il  perpétra il y a une vingtaine d’années. Cependant il reconnaît que ces gestes individuels, s’ils rendent leurs auteurs sublimes ne peuvent conduire ceux-ci qu’au bagne, ce qu’il regrette. »

Un rapport de police du 8 février 1826 indique qu’il aurait quitté Paris au début du mois précédent. Le mystère est total concernant ce qu’il devient, retourne-t-il auprès de ses parents en Amérique, reste-t-il en France sous une fausse identité, se rend-il vraiment à Odessa ?

En Russie qu’auraient fait les bolcheviks de ce garçon inflexible et n’aurait-il pas fini alors dans un autre bagne, ... plus froid !

Law termine son témoignage « dix-huit ans au bagne » par cette phrase : « le plus grand de mes désirs, c’est d’être compris.»


[1] Le « Gil Blas » du 13 janvier 1910 signale une lettre de Maître Landowski au président du conseil et ministre de l’Intérieur Mr Briand sollicitant la liberté pour Jacob Law dans le cadre de la loi d’amnistie de février 1909.

[2] Voir préface de Claire Auxias dans « Dix-huit ans au bagne » chez « les éditions de la Pigne ».

[3] Clemenceau déjà surnommé « le tigre » pour la manière brutale et féroce qu’il a de réprimer les mouvements sociaux porte également un second surnom : « l’empereur des mouchards ». Il infiltre systématiquement tous les syndicats et réunions d’opposants par des « mouches ». La réunion de Tivoli n’échappe pas à la règle et un policier est repéré, pas mal bousculé et jeté à la rue…

[4] Henri Branquet, accusé d’avoir tiré sur l’agent de police qui venait d’arrêter son frère autour de la bourse du travail à Paris le 3 août 1908 lors d’un appel à la grève générale.

[5] Voir préface de Claire Auzias dans « Dix-huit ans au bagne » chez « les éditions de la Pigne ».