Forçats réunis dans la cour du dépôt de Saint-Martin-de-Ré, années 1930, Henri Manuel
Source : Archives départementales de la Charente-Maritime, 2 Fi Saint-Martin-de-Ré 2
À cinq heures du matin, les forçats sont réveillés et tous sont réunis une heure après dans la cour du dépôt où chacun est fouillé car il est interdit d’emporter du tabac, des briquets ou des pipes pendant la traversée.
Forçats réunis le jour du départ dans la cour du dépôt de Saint-Martin-de-Ré, années 1930, Henri Manuel
Source : Archives départementales de la Charente-Maritime, 2 Fi Saint-Martin-de-Ré 2
Néanmoins, la plupart parviennent à transporter ces éléments en les dissimulant dans un « plan ». Le « plan » est un étui oblong en surface et creux à l’intérieur et qui s’assemble sous la forme de deux cylindres encastrables. Les forçats le conservent caché dans leur rectum. Ces « plans » sont directement produits dans les ateliers des maisons centrales ou dans ceux du dépôt de Saint-Martin-de-Ré par des condamnés qui les vendent ou les échangent. Le « plan » permet ainsi par exemple de conserver sur soi de l’argent, une lame ou des allumettes.
Départ d'un convoi de forçats, 1900-1930, éditions artistiques Raymond Bergevin
Source : Archives départementales de la Charente-Maritime, 78 Fi bagne 166
Une fois fouillés, les forçats reçoivent tous un sac renfermant leurs effets pour la traversée. Ce trousseau, soigneusement arrêté par un décret ministériel du 6 septembre 1889, est essentiellement constitué d’un uniforme. Il est de trois tailles et se présente sous la forme d'une vareuse et d'un pantalon de molleton, de deux paires de souliers en cuir, de trois chemises en coton, d'une en laine, d'un pantalon et d'une vareuse en toile et de deux paires de chaussettes en laine.
Des forçats avec leur trousseau de voyage, 1920, collection privée Franck Sénateur
Source : Criminocorpus
Chacun se voit également remettre un sac en toile, un couvert, un peigne, une brosse à laver et une couverture en laine. Pour distinguer les transportés des relégués, les premiers reçoivent un simple bonnet tandis que les seconds sont coiffés d’un chapeau « à la Boër ». Le jour du départ les forçats sont habillés d’une vareuse couleur lie de vin, d’un pantalon blanc à raies rouges et ils portent en bandoulière une couverture roulée verte coupée de raies rouges. À cela s’ajoute les vivres de départ constitués de chocolat et de fromage.
Départ d'un convoi de forçats, 1900-1930, éditions artistiques Raymond Bergevin
Source : Archives départementales de la Charente-Maritime, 78 Fi bagne 163
Puis les forçats sont réunis en colonne par groupes de quatre dans la cour du dépôt. Les punis sont sortis de leur cellule au dernier moment et sont placés en tête du convoi. Les relégués sont juste derrière et partent cinq minutes avant les transportés qui ferment le défilé. Le dispositif répressif est impressionnant : aux quarante surveillants du dépôt s’adjoignent cent tirailleurs sénégalais, quarante surveillants militaires, cinquante gardes républicains et la garnison de gendarmerie locale. À cela s’ajoute un grand nombre d’officiels venus régler les derniers détails de l’opération et assister à l’embarquement. Parmi eux se trouvent : « [...] le préfet de la Charente-Inférieure, le sous-directeur des affaires politiques du ministère des Colonies et son secrétaire, le chef du personnel de l’administration pénitentiaire de Bordeaux, l’intendant militaire, le maire de Saint-Martin-de-Ré, le commandant et le capitaine de gendarmerie de La Rochelle, le commandant du 12e régiment de tirailleurs sénégalais, le lieutenant et le peloton de G.R.M. n°8, le commissaire spécial et ses adjoints, l’inspecteur de la navigation, les deux médecins capitaines commissaires du Gouvernement à bord, le surveillant-chef du Dépôt des condamnés, le surveillant-chef pénitentiaire chef du convoi des transportés, l’administrateur délégué de la Compagnie rhétaise des bateaux de l’île de Ré. » (Capitaine Pyguillem, Saint Martin de Ré. La route du bagne, op. cit., p. 23)
Forçats réunis le jour du départ dans la cour du dépôt de Saint-Martin-de-Ré, années 1930, Henri Manuel
Source : Archives départementales de la Charente-Maritime, 2 Fi Saint-Martin-de-Ré 2
Les gendarmes et les tirailleurs forment un cordon armé de fusils et de baïonnettes qui s’étend depuis la sortie du dépôt jusqu’au port de Saint-Martin-de-Ré. Ces derniers sont présents sur le port dès six heures du matin et tiennent à distance les quelques familles de forçats et les curieux venus assister à l’embarquement. Le directeur du dépôt passe ensuite en revue les forçats et leur annonce que tous relèvent désormais non plus du ministère de l'Intérieur mais de celui des Colonies.
Aumônier bénissant un convoi de forçats, années 1930, Henri Manuel
Source : Archives départementales de la Charente-Maritime, 2 Fi Saint-Martin-de-Ré 2
Après un ultime appel effectué par un surveillant, ceux qui le veulent reçoivent la bénédiction de l’aumônier. Puis le tambour résonne. Le capitaine de gendarmerie donne l’ordre de charger les armes et le convoi s’ébranle. Il est huit heures.
Convoi de forçats sortant du dépôt de Saint-Martin-de-Ré, 1900-1930, éditions artistiques Raymond Bergevin, Ramuntcho
Source : Archives départementales de la Charente-Maritime, 78 FI bagne 174
La foule se presse sur le passage du convoi. Bien que tenus à distance par un impressionnant cordon de sécurité afin d’éviter toute remise d’objets avant l’embarquement, la plupart des journalistes présents lors de ces départs notent l’affluence de proches venus saluer un père ou un fils une dernière fois.
Départ d’un convoi de forçats pour la Guyane, 1900-1930, collection A. G.
Source : Archives départementales de la Charente-Maritime, 78 FI bagne 178
Pourtant, tout est mis en œuvre pour ne pas ébruiter l’imminence d’un départ de convoi. Mais à chaque fois des journalistes se pressent et filment ou photographient l’évènement et immortalisent ainsi des « vedettes des assises ». Un des premiers signes de l’imminence d’un départ repose sur l’apparition du navire-bagne dans la rade de Saint-Martin-de-Ré. De même, l’arrivée de militaires à La Rochelle et le va-et-vient de parents en visite au dépôt achèvent de convaincre les Rhétais que l’évènement est proche.
Départ des forçats, 1929, Agence Meurisse
Source : Gallica
La veille du départ, le maire fait afficher au bruit du tambour l’arrêté municipal du 11 février 1931 qui stipule que l’accès au jardin de la Barbette et du quai d’embarquement est interdit au public deux heures avant l’arrivée du convoi de forçats. Le même arrêté stipule que toute photographie ou film est interdit. Cet arrêté fait suite à un autre bien plus draconien puisque l’article 3 de l’arrêté municipal du 4 novembre 1929 obligeait les habitants jouxtant le quai d’embarquement à maintenir fermées les portes et les fenêtres du rez-de-chaussée de leur habitation.
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Passage des forçats vers le port de Saint Martin-de-Ré, 1929, Agence Meurisse
Source : Gallica
Ces mesures sont prises afin de décourager les journalistes toujours très nombreux à venir couvrir un convoi. Mais rien n’y fait, la foule est présente en nombre et des journalistes s’affairent comme en témoignent les nombreux reportages, les unes de magazines et les films d’actualités relatant des embarquements de bagnards à Saint-Martin-de-Ré.
Embarquement des forçats à bord d’un chaland, années 1930, Henri Manuel
Source : Archives départementales de la Charente-Maritime, 2 Fi Saint-Martin-de-Ré 2
Une fois sur le port, les forçats sont comptés et embarquent sur des navires ou à bord de simples canonnières, chalands ou barques. Bien en vue de la vedette de police qui patrouille pendant toute l’opération, cette étape dure une demi-heure environ puis les embarcations quittent toutes le port pour rejoindre le navire convoyeur.
Relégués sur le port de Saint-Martin-de-Ré, années 1930, Henri Manuel
Source : Archives départementales de la Charente-Maritime, 2 Fi Saint-Martin-de-Ré 2
Les opérations d’embarquement et toute la traversée sont supervisées par un commissaire du gouvernement désigné par un arrêté du garde des Sceaux. Ce dernier a notamment la charge d’organiser une commission médicale au dépôt de Saint-Martin-de-Ré afin d’évaluer l’état de santé des forçats et leur aptitude à supporter la traversée jusqu’au bagne. Lors du convoi du 7 septembre 1935 en direction de la Guyane, la commission est constituée du médecin du dépôt de Saint-Martin-de-Ré Hernette, du docteur Moinet, médecin à Ars-en-Ré, du docteur James, médecin à Saint-Martin-de-Ré et des médecins capitaines Baste et Renaud. Ces derniers sont également les deux médecins désignés pour embarquer sur le navire chargé d’acheminer les forçats au bagne.
Embarquement des forçats à bord d’un chaland, années 1930, Henri Manuel
Source : Archives départementales de la Charente-Maritime, 2 Fi Saint-Martin-de-Ré 2
Le commissaire du gouvernement et son adjoint se chargent à bord du service de santé des condamnés et du personnel navigant. Mais la charge du commissaire ne se cantonne pas à cette seule fonction. Il doit également s'assurer de la stricte application de la convention passée entre l’armateur et le ministère des Colonies et veiller au bon déroulement de la traversée. Avant le départ, après avoir vacciné le personnel d’escorte de surveillance et les forçats, le commissaire du gouvernement, accompagné du capitaine du navire, fait partie d’une commission supérieure de visite chargée d’inspecter le navire convoyeur et d’assister ensuite aux opérations d’embarquement.
Embarquement des forçats à bord d’un chaland, années 1930, Henri Manuel
Source : Archives départementales de la Charente-Maritime, 2 Fi Saint-Martin-de-Ré 2
Il doit vérifier notamment que l’approvisionnement à bord de tout le matériel médical est complet. La tâche du commissaire s’étend à toutes les tâches administratives arrêtées par la convention de transport. Il doit veiller à la bonne marche de toutes les installations matérielles du navire, vérifier tous les approvisionnements généraux, assurer l’installation du personnel libre et des forçats, et vérifier que les rations de nourriture sont correctement distribuées aux forçats durant la traversée.
Embarquement des forçats sur un chaland, 1929, agence Meurisse
Source : Gallica
En cas d’irrégularité, le commissaire doit directement en avertir le capitaine du navire. Car aux termes de la convention passée entre la Compagnie Générale Transatlantique et le ministre des Colonies, l’exercice du pouvoir disciplinaire à l’encontre des condamnés, du personnel de bord et des surveillants demeure la prérogative exclusive du capitaine. Ainsi, selon les époques, les quarante à cinquante surveillants sous les ordres du surveillant-chef de détachement sont mis à la disposition du capitaine qui a la charge de prendre toutes les mesures d’ordre et de discipline à bord vis-à-vis des forçats.
Forçats à bord d’un chaland, années 1930, Henri Manuel
Source : Archives départementales de la Charente-Maritime, 2 Fi Saint-Martin-de-Ré 2
Le commissaire du gouvernement doit de plus veiller à ce qu’aucun objet prohibé ne soit embarqué par les forçats. Bien que fouillés au dépôt avant leur départ, ces derniers parviennent toujours à introduire à bord du tabac, des couteaux, des briquets et des cartes à jouer.
Navire le Loire chargé du transport des forçats, 1900-1930, Marcel Delboy
Source : Archives départementales de la Charente-Maritime, 75 Fi bagne 330
Ce n’est qu’en 1900 que la Compagnie Nantaise de Navigation à Vapeur aménage un navire spécialement destiné au transport des forçats, le Loire. Entièrement peint en blanc afin de permettre à ses passagers de supporter le climat équatorial, le Loire, hormis une moyenne de deux voyages annuels à destination du bagne, demeure désarmé à Saint-Nazaire le plus clair de son temps. Le Loire est reconverti en transport de troupes à l’occasion du premier conflit mondial. Touché par une torpille allemande en 1917 dans la baie d’Aboukir, il est définitivement perdu en s’abîmant sur un banc de récifs lors d’un remorquage dans des îles grecques.
Navire Le Martinière chargé du transport des forçats, années 1930, Henri Manuel
Source : Archives départementales de la Charente-Maritime, 2 Fi Saint-Martin-de-Ré 2
La Compagnie décide alors de le remplacer par le Martinière. Ce navire allemand (sous le nom de Duala), originellement anglais et construit en 1912 à Hartlepool (baptisé alors Armanistan), est cédé à la France au titre des réparations par l’Allemagne en 1919. Ses caractéristiques techniques sont à peu près les mêmes que celles du Loire : d’un poids de 3500 tonnes, il mesure 120 mètres de long, 16 mètres de large et son tirant d’eau est de 10 mètres. Il atteint 10 à 12 nœuds de vitesse. Néanmoins, son tirant d’eau l’autorise à remonter les eaux limoneuses du fleuve Maroni jusqu’au débarcadère de Saint-Laurent-du-Maroni en Guyane, alors que le Loire termine sa course aux îles du Salut et ses passagers sont transférés par chaland sur le continent. Le reste de l’année, le Martinière est utilisé au transport commercial, essentiellement des régimes de bananes.
Bagne du Martinière, 1900-1930, éditions artistiques Raymond Bergevin
Source : Archives départementales de la Charente-Maritime, 78 Fi bagne 347
Une fois à bord, les forçats sont dirigés vers leurs bagnes respectifs. Ces bagnes s'apparentent à des sortes de cages à l'intérieur desquelles sont concentrés les condamnés durant tout leur voyage. Les cales du Martinière sont subdivisées en quatre bagnes destinés à contenir 673 forçats. Chaque bagne est divisé en deux compartiments qui ne permettent aucune communication entre eux. Ils se subdivisent ainsi :
Bagne I : un compartiment de 93 places et un compartiment de 92 places.
Bagne II : un compartiment de 78 places et un compartiment de 72 places.
Bagne III : deux compartiments de 110 places chacun.
Bagne IV : deux compartiments de 68 places chacun.
À l’intérieur, les relégués sont séparés des transportés. De même, les relégués individuels sont séparés des relégués collectifs. Passé le phare du Lavardin, les forçats sont tous fouillés, puis ils découvrent l’intérieur de leur bagne où ils demeurent durant toute la traversée qui dure environ quatorze jours (auxquels il faut ajouter cinq à sept jours supplémentaires en cas d’escale à Alger) jusqu’au bagne de Guyane.