2. Portraits de forçats

Plan du chapitre

Marcel Jadot

Le forçat Marcel Jadot est né dans une famille aisée. C’est un enfant et un adolescent tourmenté, très agité, paranoïaque et porté sur l’alcool et les narcotiques. Pourtant, il est jugé comme possédant une intelligence supérieure à la moyenne lors de son procès. Jadot lui-même reconnait qu’il n’a aucune attirance pour les femmes et qu’il ne peut tomber amoureux que d’un homme, même si son procès fait ressortir des liaisons féminines compliquées et fugaces n’ayant servi que de façade.

Marcel, chassé de la famille Jobard, retourne voir Eugène armé d’un pistolet et lui tire deux balles dessus. Le père qui s’interpose reçoit également plusieurs balles. Le père et le fils décèdent le lendemain. Le 10 août 1907, Marcel Jadot est condamné à mort par la cour d’assises de Dijon. La peine est commuée en celle des travaux forcés suite à la grâce accordée par Armand Fallières, alors président de la République. De toute évidence, la famille Jobard et la famille Jadot sont prêtes à un accord pour étouffer le scandale et propose le scénario suivant : la main de Mademoiselle Jobard ayant été refusée à Marcel, celui-ci, fou de rage, se serait vengé en tuant le père et le fils. Nul doute que l’on parviendra à déceler chez Marcel tous les signes de la folie et à l’interner sans procès, évitant un scandale qui risquerait de rejaillir sur les deux familles de notables dijonnais. Mais le procès a quand même lieu.

Le tableau est simple : Jadot, le vicieux, part à la conquête d’une riche héritière et pervertit au passage le fils de la maison. Pour autant, l’article du Petit Parisien cite entièrement la déclaration de Jadot : « Laissez-moi m’expliquer, demande-t-il (au président du tribunal). Quand j’ai connu Eugène, je l’ai aussitôt aimé. Je vous ai dit combien malheureuse avait été jusqu’ici mon existence. Vivant toujours au milieu d’étrangers et, par suite, d’indifférents ; trouvant en lui une âme avec laquelle j’étais en communauté d’idées, je l’ai aimé, répété-je, aimé trop. J’ai horriblement souffert de cette amitié qui n’avait pas d’aboutissant et ne pouvait que très mal finir. Les Jobard étaient si bons pour moi que j’appréhendais avec une véritable terreur le moment où tout serait découvert.

Grâce à ses origines sociales – son père dont il est peu fait allusion au procès car victime d’une hémorragie cérébrale alors que Marcel est adolescent fut un notaire connu et fortuné - Marcel Jadot profitera de protections et ne connaîtra jamais les plus durs chantiers. Il bénéficiera ainsi durant ses 25 ans de bagne (rappelons que l’espérance moyenne du forçat est de 5 ans en Guyane à cette époque) de postes dits d’embusqués : employé à la pharmacie sur l’île Royale, commis aux écritures, etc… Marcel Jadot meurt à Cayenne le 24 octobre 1931 des suites d’une péritonite.

André Charles Double

Le cas d’André Charles Double est aussi éloquent que terrifiant. Il donne à mesurer le calvaire enduré par certains homosexuels au bagne. Voici son histoire évoquée par Antoine Mesclon dans son livre Comment j’ai subi quinze ans de bagne : « Un triste, un bien triste cas, c’est celui de Double. Double, nom comme prédestiné à la double nature, sexuellement homme, cérébralement femme. Cultivé, il avait, disait-on, été élève officier à Saint-Cyr, d’où son vice l’avait fait chasser. Un jour, pour satisfaire aux besoins d’un jeune amant, il tua sa mère qui lui refusait l’argent que ce dernier lui demandait et se livra sur le cadavre de celle qui avait enfanté, Dieu sait comment, ce monstre, à des pratiques qui rappellent celles des peuplades les plus arriérées de l’Afrique. Il suffisait de regarder Double pour être immédiatement frappé par l’expression que lui donnait la dualité de sa nature.

Antoine Mesclon, "Comment j’ai subi quinze ans de bagne"

« Ah ! que de fois mon cœur s’est serré en regardant Double. Et que n’avais-je le moyen d’arracher cette pauvre loque humaine à l’horrible fatalité qui la dévorait. Car je me sentais, moi, homme viril, atteint par la lâcheté sociale que cette humanité subissait avec tant de rigueur. Je me sentais responsable pour ma part de ce qu’un être humain qui portait peut-être je ne sais quel terrible héritage, puisse être autant abandonné à la plus effarante pétition de fatalités mauvaises ; à la coalition de tous les bas instincts ; oui je sentais que j’avais ma part dans toute l’indifférence, dans tout l’égoïsme social qui permettait, qui facilitait ça. » Si le propos de Mesclon peut légitimement choquer, il faut souligner qu’il est un des rares témoignages à faire montre d’humanité et d’un peu d’ouverture d’esprit, pour l’époque, sur le sujet.

Prison de la Petite Roquette

Cellule de détenu

Reprenons la classification du Docteur Rousseau. Il considère qu’à l’arrivée des condamnés il existe au bagne « ceux qui étaient homosexuels dans la vie libre, catégorie infime et négligeable ». Il s’agit par exemple des cas de Marcel Jadot et d’André Charles Double. Et il décrit également une deuxième catégorie : « ceux qui ayant vécu dans les maisons de correction, aux travaux publics, dans les pénitenciers militaires, ont déjà pratiqué l’homosexualité exactement dans les mêmes conditions et pour les mêmes raisons qu’au bagne ». Le forçat Marcel Picard appartient à cette seconde catégorie. En outre, Rousseau classe les forçats en trois catégories selon leur âge :

Chapelle cellulaire

Marcel Picard est né le 26 juillet 1884 dans le 10e arrondissement de Paris. Il est le fils d’Alphonse Picard et de Marie Trouillard. Dès l’âge de 13 ans, suite à une série de vols, il est remis à l’Assistance publique. Sorti de maison de correction, on le retrouve à 17 ans, le 19 août 1901, accusé de vagabondage et d’abus de confiance, ce qui provoque sa condamnation à trois mois de prison avec sursis. Le 11 mars 1902, il est incarcéré durant un mois dans la terrible maison de correction pour enfants de la Petite Roquette, pour outrage aux agents et ivresse. Il va bientôt avoir 18 ans et se présente alors comme « artiste prestidigitateur ».

Militaires soumis à des travaux forcés dans un camp en Algérie

Pour lui s’offre alors, avec ses 18 ans, une porte de sortie grâce à un engagement dans l’armée. Mais avec un casier déjà lourd, il ne peut prétendre qu’aux « Bat’d’Af », où il est incorporé au premier bataillon d’infanterie légère. Rapidement, suite à une série de vols et de bagarres à Alger, il est versé dans un bataillon disciplinaire.
De vol en vol, de rébellion en rébellion, de violence en violence, Picard connaît les terribles camps de Biribi dont celui de Douera. Pour s’en évader, il met le feu à plusieurs paillasses mais ne parvient pas à ses fins. Pour cette tentative d’incendie et la destruction de matériel militaire, c’est l’ultime condamnation : par jugement du conseil de guerre d’Alger, le 14 novembre 1906, il est condamné aux travaux forcés à perpétuité. Il embarque le 25 juillet 1907 sur « La Loire » et arrive à l’île Royale en Guyane le 8 août 1907.

« Marcel Picard, l’homme au masque »

Il faut noter que c’est pour la première fois, en 1906, qu’apparaît dans son dossier à la rubrique des signes particuliers : « tatouages au visage ». La photographie de Picard vient de la collection Albert Ubaud, fonctionnaire civil de l’administration pénitentiaire en poste en Guyane. Elle est prise en 1930, c’est-à-dire environ un an avant le décès de Picard. Le cliché est accompagné d’un mot qui précise : « … dans cet univers masculin privé de femmes, les hommes flirtent. Les caïds ou fort-à-bras imposant aux plus faibles de devenir leur « môme », ils trouvent ainsi un peu d’affection, de chaleur humaine, parfois même une forme de protection. Mais l’homosexualité exacerbe également les jalousies, comme celle de cet homme qui figurera son môme d’un masque tatoué sur le visage ».
Mais ce qu’ignore Ubaud, c’est que si la raison qu’il invoque est probablement la bonne, ce n’est pas en Guyane bien mais en Afrique du Nord vers 1905 ou 1906 que Picard fut ainsi châtié. Dévolu à ce rôle de « môme » dès Biribi, Picard va continuer à subir son triste sort pendant près de 25 ans en Guyane.

Une visite médicale au camp de Charvein

Le dossier de Marcel Picard, conservé aux archives Nationales d’Outre-Mer nous permet de suivre sa trajectoire :
- 1911 : tentative d’évasion ;
- 1912 : nouvelle tentative, « pour avoir ma liberté » dit-il ;
- 1912 : il dénonce un surveillant qui camelote et il est accusé de diffamation. Bien sûr, chacun de ces faits le conduit au cachot ;
- Classé à la catégorie d’incorrigible en 1912, il connaîtra tous les camps, y compris le terrible camp de Charvein en 1913 ;
- En 1914, il s’effondre, est pris d’hallucinations visuelles et auditives, de « mélancolie chronique » et de « manie aiguë ». Il est envoyé aux îles du Salut dans la section des aliénés.
Il y fera un second séjour en 1919, avant un nouveau passage à Charvein en 1920.
Mais Picard est incroyablement résistant, dans cette géhenne où l’espérance de vie est faible et où seuls les embusqués survivent, lui, à qui rien n’est épargné, va survivre 25 ans ! En 1926, il n’a pas subi de nouvelle punition depuis trois ans et est bien noté par la Tentiaire qui, pour sa bonne conduite, propose une remise de peine à ce « très bon auxiliaire de surveillance ». Le garçon instable, en position de rébellion systématique, affaibli par sa position de « môme », comprend avec l’âge que sa survie passe par une collaboration à ce système qui le torture depuis tant d’années.

Forçats canotiers aux îles du Salut

Picard semble s’assagir et obtient la place très convoitée de canotier aux îles du Salut. Eugène Dieudonné le rencontre lors d’un transfert vers l’île du Diable : « Le même canot qui nous a conduit à Saint Joseph nous emmène à l’île du Diable. Les six forçats canotiers, dans l’espoir d’un pourboire des civils qui ont pris place dans l’esquif, rament de toutes leurs forces. L’un d’eux est un sujet de curiosité. Ses collègues l’appellent Le Masque.
Il a, en effet, un masque tatoué sur le visage. Il raconte volontiers son histoire. De la maison de correction, il chut aux travaux publics… Il avait vingt ans. Il était blond comme les blés et plein de vice comme un épi mûr est plein de gluten. Un vieux « travaux » en fit sa femme. Très jaloux, il lui tatoua un loup sur le visage pour le conserver à lui seul. Mais le tatoué aimait un autre jeune homme, qui le lui rendait bien. Une bataille, suivie de mort, envoya le Masque au bagne. Il n’a jamais connu de femme. Il a quarante ans. »

Tatouages d’un forçat

Durant toute l’histoire du bagne, les « mômes » furent les principales victimes de cette marchandisation du corps. Subissant un jour la féroce jalousie de leur « époux » qui du jour au lendemain au gré des besoins se transformaient en proxénète. Le môme devait alors se prostituer. C’est dans le dortoir des condamnés, la case, où les forçats sont enfermés de six heures du soir à six heures du matin et où les surveillants ne s’aventurent pas que s’effectue le racolage dans le « coursier », c’est-à-dire l’allée centrale du bâtiment. La « consommation » se fera, le plus souvent, à peine cachée derrière ce mur qui à mi-hauteur délimite les lieux d’aisance au bout de la case ou derrière des couvertures tendues. Gare alors au « môme » qui ne rapporte pas la « comptée » à son « homme » ou qui cherche à travailler pour son propre compte. Certains « mômes » sous la protection de leur clan, apaches marseillais, corses, arabes, ou suffisamment forts, peuvent néanmoins travailler pour leur propre compte.

Le Docteur Huchon témoigne : « R… - souffre d’une rectite gonococcique. Très à son aise, il a tenu à m’expliquer son cas : - il faut vous dire que je suis en Guyane depuis deux ans. Dès mon arrivée, j’ai fait la femme…, n’est-ce pas, il faut bien gagner sa vie ? » Dans certaines cases, où sont majoritaires les anciens forçats, il fait parfois relativement bon vivre et si le jeu domine les occupations nocturnes, on peut aussi y entendre de la musique, y voir un horloger réparer la montre du commandant, un luthier fabriquer une guitare pour l’enfant d’un surveillant ou un conteur fasciner son auditoire… Mais au gré des décès, des mutations, les dortoirs peuvent devenir des lieux de souffrances inouïes.

Les Annales du crime, 1907

Penchons-nous désormais sur le cas des « bandits de Langon ». À l’occasion d’une visite au chantier de Gourdonville (très certainement en 1909), Léon Collin a pu les approcher : « Parmi eux, on nous montre du doigt deux des plus célèbres bandits de Langon, dont le crime a fait en son temps les frais de la chronique judiciaire. Ils avaient, on s’en souvient, attiré dans l’auberge tenue par Branchery – l’Auberge rouge – M. Monget, un agent d’assurances, l’avaient assassiné et jeté son corps dans la Gironde. C’est la femme, Lucia Branchery, qui conçut le projet de tuer Monget, pour s’approprier la somme qu’il devait rapporter sur lui. Elle alla trouver son mari et le domestique Parrot et les décida. Monget ayant déposé sa bicyclette, revint au café vers 3 heures. »

Arrivée des « bandits de Langon » à La Rochelle avant leur transfert pour la citadelle de Saint-Martin-de-Ré

« Dans un petit salon attenant, la femme Branchery lui sert une consommation. Branchery et Parrot, embusqués dans le cabinet à côté, s’avancèrent derrière lui et le frappèrent à la tête à coups de marteau. Monget se lève et chancèle. Branchery lui passe autour du cou une serpillière nouée, le jette sur ses épaules et le descend à la cave, où les deux assassins finissent de tuer leur victime, en tirant sur la toile enroulée autour du cou. Ils fouillèrent ensuite le cadavre et s’emparèrent d’une somme de deux mille francs. »

Gazol, de la bande des assassins de Langon, carte postale, XXe siècle

« La nuit venue, avec le concours de Gazol, qui reçut quelques cent francs pour le concours qu’il leur prêta, ils jettent le corps dans la Garonne où il ne fut repêché que 5 mois après. Parrot toucha 500 francs pour avoir participé au crime. Il les dépensa à Bordeaux en orgies crapuleuses. La cour d’assises de la Gironde les condamna tous trois à mort. »

Albert Soleilland

Les « bandits de Langon »

Les « bandits de Langon »

« Branchery, le chef de bande est un ancien lutteur. Il est admirablement bâti et donne une impression très nette de force physique, d’énergie et de volonté. C’est au point de vue moral, un simple, dominé par ses sens. Il était l’esclave de sa femme Lucia, sémillante et voluptueuse. Elle avait de gros besoins d’argent et se servit de lui comme d’un instrument docile pour les satisfaire. Et Branchery, criblé de dettes, acculé à des expédients malhonnêtes entra dans l’assassinat tout naturellement. « - Je ne veux pas me séparer du p’tit » répète-t-il sans cesse. Le p’tit, c’est Parrot, qui a la bonne fortune de pouvoir continuer à « servir » avec son ancien maître. Ils passent leurs heures de sieste, étendus côte à côte se rappelant mutuellement les souvenirs de Langon où la belle Lucia régnait toute puissante dans l’auberge sanglante. Leur amitié est étroite. Et l’ancien cabaretier s’évertue à éviter au « p’tit » les corvées par trop dures. Avec un physique comme ça, admire Branchery, on peut se la couler douce. C’est que Parrot, l’ancien limonadier, bellâtre, a en effet séduit le mari, là-bas, après avoir séduit la femme. Son histoire est celle de beaucoup de criminels.

Les liens entre Parrot et Branchery sont déjà forts quand ils arrivent au bagne. L’un est celui qui protège, l’autre est celui qui se met à l’abri et se place au service de son protecteur. Les deux hommes composent un couple par nécessité et intérêt, tout au moins au début de leur vie au bagne. Léon Collin les croise au tout début de leur séjour en Guyane. Les condamnés qui ne bénéficient pas d’une protection, c’est-à-dire la majorité, sont d’abord versés dans les chantiers forestiers ou autres travaux divers où règnent la plus terrible promiscuité et où le taux de mortalité est le plus élevé. Ce n’est que plus tard que, si leur comportement l’autorise, ils accéderont à une classe supérieure leur permettant d’avoir des postes plus confortables. Ainsi Branchery deviendra boulanger aux îles du Salut où il décède le 16 mai 1913 dans un accès de delirium tremens. Il laisse le p’tit seul qui aura toutefois sûrement réussi à trouver ses marques puisqu’il est promu à la première classe en 1918 et survit à son mentor jusqu’au 12 avril 1926, date de sa mort.

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