1. Regards et représentations

Plan du chapitre

La visite médicale du camp passée par le médecin chef à Cayenne

Médecin militaire, le docteur Louis Rousseau arrive à Cayenne le 21 juillet 1921. C’est un médecin et un homme aguerri : il a vécu la Grande Guerre et soigné colons et « indigènes » dans bien des endroits de l’empire colonial français. Il reste deux ans en Guyane, sur l’île Royale. Il tire de cette expérience une amertume terrible, qu’il exprimera dix ans plus tard dans son livre Un médecin au bagne : « chargé pendant deux ans du service médical d’un pénitencier guyanais, j’ai eu sous les yeux le triste spectacle de la pratique pénitentiaire coloniale. Ayant pour tâche professionnelle de défendre la vie dans la modeste mesure où je le peux, je n’ai pu assister à cette œuvre de mort sans me demander à quelle louche besogne j’avais été convié et ce que j’étais venu faire dans cette galère. Je n’ai pu qu’observer absolument impuissant… ».

La rade de l’île Royale

Rousseau dépasse son simple rôle de soignant et s’oppose rapidement à l’administration pénitentiaire. Les médecins sont généralement considérés comme des planches de salut par les forçats (rares sont ceux qui font le jeu de l’administration pénitentiaire) et le docteur Rousseau laisse aux îles du Salut, selon Eugène Dieudonné, « le souvenir d’un apôtre, doublé d’un savant ». À son départ, le forçat René Belbenoît raconte que les forçats lui offrent « un gros bouquet de fleurs cueillies par eux en témoignage de leur profonde estime. »

Le livre du Docteur Rousseau dénonce cet enfer carcéral avec soin et précision ; aucun livre, aucun document n’expose aussi clairement le mécanisme à broyer les hommes punis qu’est le bagne.

Cet ouvrage est une analyse des lois, de l’histoire et de l’évolution des règlements, le tout vu de l’intérieur par un homme sensible et intelligent qui illustre son propos d’anecdotes et de récits édifiants.

Couple

Couple, dessin de Francis Lagrange, 1947

Il rédige un long chapitre « Mœurs des condamnés » (page 207 à 221) dans lequel presque tout est dit. Ce témoignage est sans doute celui qui cerne avec le plus d’intelligence, d’humanité, d’impartialité, ce que sont les mœurs au bagne : « L’homosexualité est immorale, ce qui est encore plus immoral, c’est d’entasser pêle-mêle des condamnés au célibat ». Et il achève sa conclusion ainsi : « Il serait grand temps de modifier les conditions de travail, de nourriture et de logement des détenus. Ce n’est qu’à cette condition qu’il pourrait être question de relèvement moral. » Louis Rousseau explique que la catégorisation ou une description exhaustive des différents cas de figure liés à « l’homosexualité » est impossible, tant le nombre de situations est grand. Tout au plus arrive-t-il à la conclusion que « toutes ces pratiques ne sont pas autres choses que la caricature grotesque de la vie amoureuse dans la société » et que « comme dans la société normale, on constate ici l’adultère, le maquerellage et la prostitution. »

La « Bricole », dessin de Francis Lagrange, 1947

Dans les camps forestiers, un homme chétif arrivant de métropole aura, exposé aux conditions terribles des travaux forcés, toutes les peines du monde à produire l’effort exigé. Pour Rousseau, « le malheur de celui-ci est l’aubaine de celui-là, homosexuel actif, qui en profite pour offrir ses bons offices au jeune arrivant ». Le vétéran soulage l’impétrant d’une part de son travail et exigera de lui plus tard une rétribution en nature.
Malade et affamé, le nouveau forçat peut échanger son corps contre de la nourriture ou une protection. Pour échapper aux viols, certains se placent sous la protection d’un « actif », lequel n’hésitera pas ensuite à le prostituer.

Fouille d’un « môme » par un porte-clés, dessin de LK, XXe siècle

La prostitution est parfois plus sordide et se déroule le plus souvent dans la case où les hommes punis sont enfermés la nuit, par 50 ou 60, après le travail. L’AP (ou « Tentiaire »), ferme les yeux sur ces pratiques qui par l’autorégulation qu’elles génèrent, lui assure une relative paix sociale. On retrouve de même des « actifs » dans les rangs des surveillants militaires. Ainsi le docteur Léon Collin témoigne à propos d’un certain Carnavaggio surveillant, dont il détaille les méfaits en terminant par : « c’est ce même Carnavaggio qui, dans un dîner où il convia ses camarades, veut obliger tout le monde à boire à la santé de sa femme… qui n’était autre que le condamné Renaud, un jeune garçon qu’il avait comme domestique… ».

Photographie de dortoirs de forçats du pénitencier de l’île Royale réalisée par Léon Collin, 1906

Le témoignage du forçat Auguste Liard Courtois nous renseigne également : « Le pavé parisien fournit chaque année à la Guyane un grand nombre de sujets passifs qui gardent là-bas leur sobriquet (…), tel la Rouquine du Chatelet (…), depuis longtemps au bagne, qui, pour devenir concessionnaire avait accordé ses faveurs à un commandant de pénitencier et tient aujourd’hui au Maroni un commerce de mercerie en compagnie d’une femme reléguée qu’il a épousée ». Et il relate un peu plus loin une histoire non moins édifiante

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