Un quartier destiné aux employés a été prévu, mais il n’a jamais été construit. En règle générale, les gardiens habitent en ville. Au fur et à mesure que l’établissement se développe, de plus en plus de personnes issues de la colonie y sont employées. En outre, la fourniture de nourriture à la prison assure la prospérité de certaines familles locales, notamment des éleveurs de bétail et des propriétaires de petits voiliers qui fournissent des moutons et d’autres provisions dont la colonie a besoin. La population d’Ushuaia est composée de citoyens argentins et de nombreux immigrants. Outre des Chiliens, les deux principales communautés sont espagnole et dalmate. Plus tard, des Italiens formeront également une communauté. Les surveillants sont principalement des Espagnols de Galice qui - selon les générations - appartiennent déjà à la profession et qui arrivent à Ushuaia dès le début des activités de la prison. Un nombre important de familles s’installent sur place. En plus de travailler pour la prison, les surveillants se livrent à d’autres activités telles que la pêche, la coupe de bois de chauffage, la culture dans de petites exploitations et bien d’autres choses encore. Beaucoup de ces nouveaux arrivants travaillent en ne disposant que de leur uniforme et de leurs repas. Leur nomination - en raison de la lenteur des moyens de transport à cette époque – peut effectivement prendre une année entière, voire plus. Une fois nommés, leurs familles peuvent ensuite les rejoindre.
La plupart des commerçants gagne leur vie grâce à la prison et ses employés. Ils vendent de la nourriture pour les condamnés et quelques modestes objets de luxe tels que des morceaux de tissu, des boissons alcoolisées, du tabac et autres bagatelles aux employés et à leurs familles. Quand le jour de paie arrive, la plupart payent leurs dettes. Mais comme ce jour a souvent du retard, certains proposent de racheter ces petites dettes en réalisant de substantiels profits car ils sont sûrs d’être remboursés avec intérêt plus tard. Le directeur de la prison se plaint de cette situation. Dans une lettre adressée par l’ingénieur Catello Muratgia au ministre de la Justice, il dénonce par exemple le prix abusif du bétail fixé par une famille locale et de la possibilité offerte à des marchands de l’acheter à un tarif inférieur, mais à la condition de le régler en espèces.
Pour avoir une idée de la population civile et pénale présente sur place, nous disposons du témoignage du père Martin Gusinde qui, en 1919, écrit au Président du Chili en lui indiquant qu’Ushuaia comptait 500 colons et 550 condamnés. Bien que nous ne puissions pas juger de la véracité de ces chiffres, ils donnent une estimation de la population présente sur place. Selon le récit du Dr. Angel E. González Millán qui visite Ushuaia en 1936, l’effectif et la population pénale est à peu près équivalent, c’est-à-dire constitué d’environ 800 personnes pour une population totale de 3 800 habitants installés sur la Terre de Feu.
Margarita Wilder est née en 1931 à Ushuaia. Sa mère, native du Chili, tomba amoureuse d’un Anglais et s’installa dans la petite ville. Elle a brièvement résumé à quoi ressemblait sa vie sur place : « Mon père était gardien. Nous n’avons jamais eu de problèmes avec la prison. Les enfants des employés de l’institution y recevaient du pain. Nous avions l’habitude d’y aller avec de petits sacs. À ce moment-là, nous voyions les prisonniers dans les environs, mais nous n’avons jamais eu de problèmes avec eux. Quand ils travaillaient dans la rue ou passaient dans le petit train, ils nous regardaient, mais personne ne nous a jamais dérangés. Quand ils s’évadaient, ils n’ennuyaient personne et personne ne les craignait : quand j’étais petite fille, une de mes amies et moi étions allées une fois dans les bois après l’école pour aller y cueillir des fraises. Nous avons alors vu un homme assis sur un rocher, mais il ne nous a rien dit. De retour chez moi, mon père m’apprit ce soir-là qu’un prisonnier s’était échappé. » Son père lui dit également que lorsqu’un condamné était puni, il se retrouvait fréquemment à l’hôpital ou au cimetière. Il était effectivement enfermé dans une petite cellule de deux mètres sur deux. Et même au plus fort de l’hiver, certains pouvaient être arrosés d’eau froide et passaient ainsi la nuit jusqu’au lendemain : « Les gardes, qui portaient un uniforme noir, étaient les plus méchants avec les prisonniers - de véritables diables en fait - ; ce qui n’était pas le cas des autres gardiens. » Margarita se souvient ainsi que beaucoup de condamnés une fois libérés rendaient visite à certains gardiens pour les saluer une dernière fois. Un prisonnier venu dîner chez elle indiqua à sa famille qu’il avait été emprisonné injustement pendant 25 ans et leur expliqua son cas : il avait quitté sa maison tard le soir pour aller quérir une sage-femme car sa fille était sur le point de naître. Il passa alors devant un restaurant bon marché où venait de se produire une bagarre et un meurtre. Il fut arrêté par la police par erreur et condamné et envoyé purger sa peine à Ushuaia.
Margarita acheva sa scolarité et commença à travailler à 15 ans comme infirmière dans le vieil hôpital. Lorsque le médecin pour lequel elle travaillait ouvrit un hôpital privé, elle y trouva un travail puis intégra à 18 ans l’hôpital naval.