2. Le système pennsylvanien

Plan du chapitre

Une prison de son temps

À l'époque où il fut construit, le pénitencier d'Eastern State était la prison la plus étudiée et la plus visitée du monde ; il était ainsi considéré comme l'emblème du mouvement de réforme sociale qui anima le XIXe siècle.1 Le pénitencier était la preuve tangible d'un précédent sans égal : il était possible de mettre en œuvre une théorie sociale qui s'incarnait dans une structure matérielle coûteuse et complexe témoignant des nouvelles valeurs d'une société qui se montrait ainsi désireuse de concrétiser des réformes sociales et humanitaires.

1 C'est la conclusion qui fut établie après d'importantes études des aspects disciplinaires et organisationnels du système pratiqué en Pennsylvanie telles que divers représentants des gouvernements européens purent les conduire. La France en envoya deux : Gustave de Beaumont et Alexis de Tocqueville, auteur d'un ouvrage intitulé Du système pénitentiaire aux États-Unis, trad. Francis Lieber (Philadelphie: Carey, Lea & Blanchard, 1837). Le gouvernement prussien envoya Nicolaus H. Julius, éminent criminologue, qui écrivit par la suite Nordamerikas sittliche Zustände: Nach eigenen Anschauungen in den Jahren 1834, 1835 und 1836 (Leipzig: F.A. Brockhaus, 1839). Mais, de manière cruciale, des descriptions plus importantes de l'architecture et de la construction du pénitencier de Philadelphie avaient été coonsignées dans le rapport de l'émissaire du Minsitère de l'intérieur britannique, William Crawford, intitulé The Penitentiaries of the United States (1835; rpt. Avec une nouvelle introduction de Norman Johnston (Montclair, N.J.: Patterson Smith, 1968). Les Français avaient envoyé quatre commissaires, dont F.-A Demetz, magistrat et réformateur du mouvement, et G.A. Blouet, architecte travaillant pour le gouvernment. Leurs Rapports . . . sur les pénitenciers des États-Unis furent publiés à Paris par l'Imprimerie royale en 1837.

Émergeant d'un bouillonnement social qui plongeait ses racines au Siècle des Lumières mais aussi dans l'extraordinaire transfert de pouvoir opéré au moment de la Révolution industrielle, une réflexion d'ampleur prit forme autour de la notion de Loi et de ses implications théoriques et pratiques. La réforme du régime pénal et des lois en la matière avait commencé dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle et avait atteint sa phase la plus active en Europe. On fait souvent démarrer l'histoire de la réforme pénitentiaire avec les écrits de John Howard, philanthrope et shérif du comté de Bedfordshire en Angleterre. Celui-ci produisit un grand nombre de descriptions factuelles détaillées des conditions de vie dans les prisons et maisons de correction en Grande Bretagne et en Europe, et ses enquêtes furent publiées dans des éditions régulièrement reprises de L'État des prisons, qui avait d'abord paru en 1777.

Durant cette période, la réforme pénitentiaire fit très vite l'objet d'un soutien gouvernemental et populaire important. Dans le droit fil de ses conclusions sur l'influence délétère que les prisonniers pouvaient avoir les uns sur les autres, Howard avait proposé que soit mis en place un régime d'isolement dans des cellules distinctes ainsi qu'un régime de silence pendant les heures de travail. Il était convaincu qu'une surveillance adaptée des prisonniers et des gardiens permettrait de résoudre nombre des maux des prisons de son temps. Suite à la perte des colonies d'Amérique, qui servaient de soupapes en accueillant les criminels déportés depuis Londres, et parce que la peine de mort était de plus en plus perçue comme une punition disproportionnée de moins en moins utilisée à la fin du XVIIIe siècle, il fallut construire davantage de prisons, surtout en Irlande et en Angleterre, pour contenir une population carcérale dont le nombre augmentait rapidement. On considérait en effet qu'une surveillance accrue, associée à un système qui séparaient les prisonniers en les regroupant suivant certaines caractéristiques individuelles ou en les isolant dans des cellules différentes, était la condition sine qua non d'une bonne administration des prisons. Cette philosophie de la détention pénale et cet intérêt pour la surveillance se retrouvent dans les quelques hospices, geôles et prisons de comtés construits à ce moment-là, même si aucun de ces bâtiments ne parvint à mettre en œuvre cet objectif somme toute limité. Dans les quelques cas où les autorités avaient essayé de pratiquer l'incarcération séparée, les projets furent abandonnés du fait de la surpopulation carcérale la plupart du temps. Si, au début du XIXe siècle, la réforme morale du criminel était devenue l'un des principaux objectifs du mouvement de réforme des prisons en Grande Bretagne et sur le continent, il fallut attendre les années 1830 pour que se mette en place un programme cohérent et précis de régime interne au sein des prisons.

On aurait pu penser que seul un pays stable politiquement, depuis longtemps soutenu par un système gouvernemental éprouvé et des structures sociales pérennes, puisse s'offrir le luxe d'une telle ambition réformatrice. Mais, les réformateurs du XIXe siècle puisèrent aussi leur inspiration auprès du Nouveau Monde afin d'instiller des idées différentes dans des mouvements qui se retrouvaient alors dans une impasse. Dans certaines colonies nord-américaines, notamment en Pennsylvanie où les Quakers étaient très actifs, la réforme des prisons et du droit pénal émergea relativement tôt. En 1787, des Quakers épaulés par des réformateurs qui partageaient la même sensibilité créèrent la « Société de Philadelphie pour la promotion de la réduction des souffrances dans les prisons publiques », aujourd'hui connue sous le nom de « Société des prisons de Pennsylvanie ». Les membres de cette société, la première du genre dans le monde entier, ne cessèrent de faire pression sur le législateur à l'échelle du comté et de l'état pour que l'on remplace la peine de mort par une peine d'emprisonnement. C'est ainsi qu'en 1790, la prison de Walnut Street à Philadelphie fut transformée en prison d'état.1

1 Teeters et Shearer, Cherry Hill, et Negley Teeters, They Were in Prison: A History of the Pennsylvania Prison Society 1787-1937 (Philadelphia: John C. Winston Co., 1937).

À la prison de Walnut Street, les équipements initiaux ne permirent pas malgré tout de mettre en place un fonctionnement plus élaboré, ni d'accueillir une population carcérale plus importante. Au cours des quarante années qui suivirent, les réformateurs de Philadelphie imaginèrent une philosophie cohérente du système pénitentiaire, laquelle puisait sa source aux idées chrétiennes de rédemption, elles-mêmes ancrées dans des pratiques antérieures d'incarcérations monacales, mais aussi dans les premières tentatives de réformes des prisons en Europe et dans l'influence constante exercée par les Quakers. Les réformateurs de Philadelphie connaissait l'ouvrage intitulé L'État des prisons d'Howard ; ils connaissaient également les efforts d'Elizabeth Fry pour améliorer le sort des femmes au sein de la prison londonienne de New Gate.1

1 Teeters et Shearer, Cherry Hill, 11, et Teeters, They Were in Prison, 249.

Parce que cette question délicate de réforme pénale était « dans l'air » à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle en Europe et dans les Amériques, l'idée que l'on puisse combiner avec succès une nouvelle méthode de réforme à une nouvelle architecture carcérale préoccupait davantage l'opinion publique et aiguisait l'intérêt des hommes politiques et de gouvernement. Juste après la Révolution américaine, les efforts consentis par les réformateurs au sein de la jeune république retinrent l'attention des Européens, dont certains trouvaient intéressant de voir par eux-mêmes ces expériences sociales exemplaires. En 1793, le duc de la Rochefoucauld-Liancourt (qui deviendra plus tard président de l'Assemblée nationale française) visita la prison de Walnut Street à Philadelphie et, en 1796, un compte-rendu de cette visite fit l'objet d'une publication à Philadelphie et à Paris.

La première construction « moderne »

John Haviland réussit à proposer un plan du pénitencier d'Eastern State qui conciliait les exigences de soins des prisonniers mais aussi la nécessité d'isoler ces mêmes prisonniers. Ce plan d'origine révèle l'intégrité de sa vision.1 Sept bâtiments cellulaires étaient disposés en étoile autour de l'observatoire central de surveillance. Les innovations techniques qu'il avait conçues dès 1822 étaient sans précédent : on n'avait jamais vu une mise en œuvre si cohérente et si interdépendante à la fois. Il faut se rappeler qu'à cette époque, la plupart des foyers riches ne disposaient pas d'eau courante et qu'ils étaient chauffés au charbon ; mais, à Eastern State, chaque prisonnier et prisonnière (il y eut des détenues femmes à Eastern State jusqu'en 1923, période à laquelle elles furent transférées ailleurs) possédait une cellule particulière avec chauffage central, ventilation forcée, eau courante, toilettes avec chasse d'eau et lumière naturelle. Et, à partir de leur cellule, ils et elles pouvaient accéder directement à une cours privée close par un mur de 3 m de haut pour leurs exercices physiques.

1 Reproduit dans Crucible, 37.

En plus de l'influence de la conception radiale du pénitencier à l'échelle mondiale, il ne fait pas de doute qu'Eastern State représente le premier effort d'aménagement systématique d'un environnement où les commodités étaient toutes contrôlées à distance et équipées des derniers progrès en matière de technique. Haviland s'employa à généraliser les moyens techniques les plus élémentaires dans des proportions jamais expérimentées jusque là. S'agissant du système sanitaire, il avait fait installer des toilettes en fonte, des tuyaux d'évacuation, des égouts internes alimentés par un réservoir central et vidés par d'énormes robinets hydrauliques situés à l'extrémité de chaque bâtiment cellulaire ; chaque cellule disposait également de tuyaux et de robinets pour l'eau courante. Enfin, pour éclairer les cellules, il avait dessiné des puits de lumière en fonte adaptée (suivant une conception conique pour ceux qui avaient été installés dans les trois premiers bâtiments, puis avec une forme pyramidale pour les bâtiments construits après 1831) qui étaient destinés à optimiser l'accès de la lumière dans ces pièces où les prisonniers devaient travailler pendant la journée.

Haviland avait également tracé sous chaque bâtiment des tunnels où un homme pouvait tenir debout. Pour chauffer toutes les cellules, des poêles à charbon répartis aux extrémités de chaque bâtiment devait produire de l'air chaud envoyé dans les souterrains puis acheminé par un système de ventilation réglable installé dans le plancher. L'air frais n'était plus transmis par les moyens traditionnels qu'étaient les fenêtres ouvrantes : il provenait désormais de l'extérieur des bâtiments grâce à des entrées d'air débouchant dans le sol, avant d'être évacué par des conduites d'air vicié installées dans les couloirs au-dessus des plafonds en arc de voûte. L'hiver, les conduites d'air chaud et les conduites de ventilation fonctionnaient de pair, anticipant un fonctionnement qui serait utilisé plus tard par David Boswell Reid à la prison de Perth en Écosse et aux Maisons du parlement à Westminster.1

Une telle utilisation de nouvelles technologies afin de remédier aux problèmes sociaux et la confiance placée dans ce recours au progrès technique pour créer un environnement maîtrisé et programmé apparaissent ainsi avoir été les principes fondamentaux de ce que l'on appelle le Mouvement moderne en architecture, et justifie dès lors que l'on puisse affirmer que le pénitencier constitue le premier bâtiment d'architecture « moderne », tout autant (voire plus) que d'autres constructions majeures comme le Crystal Palace. Dès les premiers temps de son occupation, le pénitencier fut la preuve des points forts et des points faibles de cette confiance nouvellement accordée en architecture à tel ou tel domaine particulier de la technique.2

Haviland imagina enfin une méthode sophistiquée pour distribuer la nourriture dans les trois premiers bâtiments cellulaires, grâce à un système de portes « passe-plats » qui pouvaient aussi servir de petite table côté cellule. Au fur et à mesure de la construction du pénitencier d'Eastern State, Haviland ne cessa d'apporter des changements à ces différents systèmes. Il abandonna ainsi les portes « passe-plats » pour des portes plus grandes donnant sur les couloirs dans les quatre derniers bâtiments ; les puits de lumière furent élargis et modifiés de manière à permettre une meilleure ventilation des premières cellules ; dans le bloc 7, le couloir est plus large et les cellules du deuxième étage ont été aménagées de façon à ce qu'elles soient mieux éclairées.

1 Concernant le rôle fondateur de Reid dans le dévelopement de moyens modernes de chauffage et de ventilation, voir Robert Bruegmann, "Central Heating and Forced Ventilation: Origins and Effects on Architectural Design," Journal of the Society of Architectural Historians 337 (1978): 143-160.

2 Cornelius, "Innovation and Influence," 6-25.

Un modèle pour le monde entier

Le pénitencier d'Eastern State fut l'exemple le plus influent d'un modèle de prison totalement innovant créé pour mettre en pratique une nouvelle conception de la réforme de ses prisonniers. Si d'autres établissements pénitentiaires ont pu bénéficier d'une plus grande notoriété ou ont pu être associés à des événements historiques particuliers - on pense à la Bastille, à Newgate à Londres, et à Devil’s Island -, Eastern State demeure le seul à être parvenu à exercer une telle influence en matière de traitement des détenus. Plus qu'un prototype architectural ou une stratégie de rééducation, ce pénitencier est un symbole extraordinaire de l'optimisme, de l'énergie et des bonnes intentions de ce XIXe siècle, quand Philadelphie et le reste des États Unis étaient convaincus que tout était possible dans la nouvelle république.

De Philadelphie à SimCity

La Grande Bretagne fut le premier pays à construire un prototype de prison calqué sur Eastern State. À Londres, dans la foulée du retour d'Amérique de William Crawford, la Parlement fit voter une loi décrétant les premiers principes qui permettraient au gouvernement national d'acquérir une forme de contrôle et de regard homogène sur les prisons locales.1 Les inspecteurs qui furent nommés pour mener à bien cette entreprise avaient une nette préférence pour le système de Pennsylvanie et la « Prison modèle », connue plus tard sous le nom de Pentonville, fut construite entre 1840 et 1842.2 On attribua largement la paternité du plan radial qui y fut mis en place à «  M. Haviland, l'architecte qui conçut et construisit le pénitencier d'Eastern State à Philadelphie. » Très vite en Angleterre et au Pays de Galles, les prisons furent aménagées comme autant de variations du plan de Pentonville, et ce jusqu'à la fin du XIXe siècle. En 1885 déjà, le responsable de la Commission des prisons, Edmund Du Cane, indiquait que 54 nouvelles prisons étaient construites suivant le plan d'ensemble de Pentonville.3

Après les plans d'Haviland, tels qu'ils avaient pu être communiqués par l'architecte lui-même avant d'être relayés et publiés par Demetz et Blouet, et la construction de Pentonville, le pénitencier d'Eastern State allait exercer une influence réelle sur les constructions dans les colonies britanniques : que l'on songe à Montréal avec St. Vincent de Paul (1873) et la prison de Bordeaux (1913) ; à l'Australie avec Berrima, dans le New South Wales en 1840, et Melbourne dans l'état de Victoria dans les années 1850 ; New Plymouth et Auckland en Nouvelle Zélande aux environs de 1880 ; Pul-e-Charhi près de Kaboul en Afghanistan ; Salisbury en Rhodésie du Sud en 1936; La Vallette à Malte vers 1860 ; Rangoun (Yangon) en Birmanie vers 1890 ; et Shanghai dans les années 1930.

Le système de Pennsylvanie, les choix architecturaux du pénitencier d'Eastern State et, désormais, son satellite à Pentonville eurent une influence notable sur le continent européen. ÀBerlin, une partie de prison de Moabit adopta le modèle de Pentonville en 1844 et fut à son tour abondamment copiée. Un autre établissement fut construit en Allemagne à Ratibor (aujourd'hui Racebórz en Pologne) à la même époque et par le même architecte, mais ce dernier opta pour un nouveau type de plan radial. Cette conception fut ensuite systématiquement retenue par les autorités allemandes jusqu'à la Première Guerre mondiale. En Belgique, c'est à Verviers en 1853 qu'un premier exemple de prison avec système d'isolement fut adopté. Par la suite, la Belgique engagea des fonds importants pour construire toutes ses prisons aux normes prônées par le modèle d'Eastern State. Des institutions telles que St. Giles à Bruxelles (1878-1885) et Louvain (ouverte en 1860) en sont des incarnations magistrales.

L'Espagne reconstruisit également ses institutions pénitentiaires en se fondant sur le modèle de Pennsylvanie : elle commença par Vitoria (1859-1861), puis poursuivit avec la Prison modèle de Madrid (1877) jusqu'à son remplacement par Carabanchel après la Guerre civile (1952). D'autres pays européens érigèrent eux aussi des prototypes de prisons, souvent mais pas toujours, dans leur capitale : Amsterdam en Hollande (1847-1850) ; Oslo en Norvège (1851) ; Gävle en Suède (1847) et la prison centrale de Långholmen près de Stockholm (1878) ; Helsinki en Finlande avec une construction effectuée par les Russes en 1881 ; Copenhague au Danemark (1860) ; dans plusieurs cantons suisses avec l'exemple Lenzburg en Argau (1859) ; Budapest en Hongrie (1895) et Lisbonne au Portugal (1884). Des prisons semblables virent enfin le jour en Italie : à Palerme (1840), Alessandria dans le Piedmont (1846) et à Milan (1879). Quant à la Russie, comme de nombreuses régions d'Europe, elle souffrait d'instabilité politique et de manque d'argent. Son premier modèle de prison radiale fut conçu à Staraya-Russa (1881-1885) suivant un plan qui était généralement utilisé à cette époque pour des prisons de plus petite taille. Un autre exemple de prison radiale ouvrit à St. Petersbourg (1880) ainsi qu'une importante prison centrale à Kresty (1884-1890), laquelle a été fermée tout récemment. La France, qui connaissait les mêmes problèmes que la Russie, fit construire sa première prison radiale à Paris (Mazas, entre 1840 et 1850) et une autre rue de la Santé entre 1860 et 1867.

L'Amérique centrale et l'Amérique latine furent influencées à la fois par l'Amérique du Nord et par l'Europe. On y construisit des prisons radiales avec système d'isolement sous forme d'institutions prototypes situées dans les capitales. Par exemple, en Argentine, une prison de ce genre fut construite à Buenos Aires en 1872 ; on rapporte que, plus tard, le Directeur général de l'Architecture du gouvernement en place avait déclaré que le pénitencier d'Eastern State lui avait servi de modèle. Des prisons ayant recours à des dispositions radiales variées furent ensuite érigées à Córdoba, Olomos et Ushuaia (dans la Terre de Feu), et d'autres encore à Recife au Brésil (1855), à Lima au Pérou (1862), à Quito en Equateur (dans les années 1870), à Bogota en Colombie (1876), à Cochabamba en Bolivie (dans les années 1950) et à San José au Costa Rica (1915).

L'Asie elle aussi, avec le Japon puis la Chine, se lança dans une opération de reconstruction s'inspirant de l'architecture et du fonctionnement expérimentés à Philadelphie. Des pénalistes britanniques et français influencèrent la construction des prisons coloniales japonaises et britanniques de Hong Kong et de Singapour. La première prison réformée du Japon vit le jour à Miyagi en 1879 : c'était une conception radiale type, avec une étoile à sept branches. Entre 1879 et 1936, une série de 34 prisons radiales furent érigées. On y trouvait des cours de promenade compartimentées, comme c'était le cas aussi en Europe. Les bâtiments cellulaires ne dépassaient généralement pas un ou deux étages. La Chine engagea un vaste programme de construction soutenu par des architectes japonais qui s'inspiraient explicitement du système de Pennsylvanie. Après la mise en route de la première prison de Pékin (Beijing) en 1909, 16 autres prisons comprenant divers agencements en étoile furent érigées dans les vingt années qui suivirent. Certaines fonctionneraient suivant le système Auburn tandis que d'autres se rallieraient au système d'isolement de Pennsylvanie.

Les pays qui adoptèrent le système de Pennsylvanie le firent sur des durées variables. Si la surpopulation carcérale et le manque de ressources conduisirent souvent à l'abandon de ce système, il demeura malgré tout un idéal, tout au long du XIXe siècle et au-delà.4 C'est en France qu'on en trouve l'utilisation la plus longue puisqu'il y était encore en application après la Seconde Guerre mondiale.5

De manière ironique, on s'aperçoit que la conception radiale a survécu la plupart du temps à la philosophie qui lui avait donné naissance. Le plan du pénitencier d'Eastern State fut à l'origine de la conception d'un certain nombre de prisons aux États Unis6 et la majorité de ces bâtiments attestent de l'influence du travail de Haviland, mais ceux qui virent le jour dans les années 1980 se contentèrent d'utiliser la disposition en étoile uniquement pour faciliter la surveillance des lieux.

Généralement, après la Seconde Guerre mondiale, on estima que l'architecture issue d'Eastern State n'était plus un modèle à imiter et, pourtant, on trouve encore des prisons construites à cette période qui suivent le schéma radial. Aux États Unis, on en voit des exemples apparaître dans l'état de Washington (1954) et dans le New Jersey (1968). L'Espagne, qui avait opté pour la construction d'une prison radiale dans sa colonie des Philippines en 1865, en conçut d'autres sur ce modèle, dont l'énorme prison de Carabanchel à Madrid (1952), qui comprenait sept ailes rattachées à un bâtiment central et qui pouvait accueillir 8 000 prisonniers répartis à deux ou trois par cellules. Ce type de très grandes prisons regroupant sur un même site plusieurs centres conçus pour la surveillance avec bâtiments en étoile connexes virent ainsi le jour en France et en Italie : Fleury Merogis près d'Orly (1968) et Rebibbia à Rome (1971). Holland conçut la prison de Zutphen (1997), et le Canada ouvrit des prisons dessinées d'après son modèle à Burnaby près de Vancouver (1995), ainsi qu'à Millhaven (1967) et Coansville (1968). Le jeu vidéo SimCity pourrait en être l'un des derniers avatars puisque sa prison emprunte elle aussi au modèle radial.7

1 Grande Bretagne, Second Report of the Inspectors of Prisons (1837) et Third Report (1838). Les deux ont été résumés par Crawford, Penitentiaries in Johnston's "Introduction," xv.

2 Pour une discussion générale sur quelques prisons, voir Johnston, et al. Crucible et Johnston, Forms of Constraint.

3 Edmund Du Cane, The Punishment and Prevention of Crime (London: Macmillan, 1885), 56.

4 Pour des précisions sur la manière dont s'est répandu le modèle architectural et pénitentiaire d'Eastern State, voir Johnston, Forms of Constraint, en particulier les chapitres 6 et 7, ainsi que Johnston, et al. Crucible, chap. 5.

5 Johnston, "World's Most Influential Prison," 40S, note de bas de page 8.

6 Johnston, et. al. Eastern State Penitentiary, 70.

7 https://www.flickr.com/photos/mrjmartin/4858887248?ytcheck=