... Le mur de la courette gris en est éclaboussé. Par terre, une mare grandit, s’étire en tous sens, compose toute une géographie d’îles, de lacs, d’isthmes et de détroits au détour des pavés. Halluciné, je regarde le bourreau qui tient la tête de Daniel par les cheveux. Il l’emporte d’une main lasse, comme un colis négligeable. La gabardine couleur de poussière frotte contre la joue, morte et mouchetée de sang, de cette tête d’épouvante. Une envie de vomir ; de pleurer, de hurler, venue du fond de mon ventre – je ne sais plus si j’ai une âme – m’arrive à la gorge, mais je demeure immobile et muet. Que fait l’homme au chapeau marron et à la gabardine couleur de poussière ? Où va-t-il ? Est-il vrai qu’il emporte, collée à la cuisse une tête de vingt ans ? Est-ce pour la soustraire à cette boucherie qui monte au nez ? Est-ce pour la livrer à une autre Mathilde de la Mole que je vais soudain voir apparaître sublimée par son amour et sa cruauté ? Il la porte sur une petite table recouverte d’une nappe blanche, comme s’il allait servir un festin de cannibales.
Deux hommes, très dignes, le visage glacé, sont là qui attendent. L’un d’eux s’empare de cette tête, et la renverse, les yeux vers le ciel. L’autre, dont les mains sont armées de pinces étincelantes, a un tressaillement bref. Il ferme les yeux quelques secondes, emplit d’air sa poitrine et l’expire bruyamment d’un seul coup en faisant : peuff ! Il me souffle :
- Ne restez pas là, maître.
- J’ai promis. Il avait peur… Je plains et j’admire ces hommes qui travaillent dans l’horreur pour donner la lumière à un aveugle.
- Tourne-le vers la gauche, un peu plus… comme ça, très bien.
L’assistant obéit. “Tourne-le…”. C’est donc encore Daniel qui est là, toute son identité rassemblée dans ce visage criblé de taches rouges et si ridé, si vieux qu’on ne saurait dire s’il eût jamais vingt ans, et dans cet œil intact qui cligne dès qu’approche l’instrument chirurgical. Je me surprends à murmurer des mots de pitié et d’encouragement, à cette tête qu’on mutile et qui a exigé ma présence.
Indifférents, les bourreaux continuent leur boucherie. Ils ont jeté le corps de Daniel dans le panier d’osier et s’emploient maintenant autour de leur mécanique. Ils pataugent dans le sang. Le “pékin”, aux manches retroussées, lave paisiblement, soigneusement, le couperet et les pièces souillées de la guillotine. De temps à autre, il étreint une éponge dans un seau de ménagère et le sang fait le long de son bras de longues coulures, lorsqu’il recommence son travail. Petit à petit, l’eau devient rouge et épaisse. Le “pékin” y plonge les deux bras et serre, entre ses poings, l’éponge visqueuse qui se dégonfle en sifflant.
Les deux mains de cet homme m’obsèdent. Son camarade, le mécano, les a très blanches, grasses et boudinées. Le sang fait, sur elles, comme des blessures fraîches. Au fond de cette courette brune aux murs infranchissables, c’est un abattage clandestin où l’on découpe de l’homme, où l’on patauge dans le sang de l’homme, où les vêtements, les mains, les visages sont tachés du sang de l’homme, où l’on respire l’odeur du sang de l’homme. Les mains de ces trois bourreaux sont-elles admises sans répulsion dans les mains des autres hommes ? Leurs mains caressent-elles des mains de femmes ? Leurs mains tentent-elles parfois de flatter le cou d’une bête, sans que celle-ci ne s’écarte d’instinct, avertie par on ne sait quel sens de l’inhumain ? Leurs mains portent-elles, sans dégoût, à leur bouche, la nourriture de chaque jour ? Leurs mains ne leur font-elles pas rêver la nuit ? Dieu les recevra-t-il, pardonnées ?
Les chirurgiens ont achevé leur tâche. Le bourreau prend à nouveau la tête de Daniel par les cheveux – une tête de vieux aux orbites roses et la jette dans le panier.
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* *
Et la nuit ne se terminera jamais. Malgré cette montée douce d’un nouveau 14 juillet vers un ciel qui sera bleu, la nuit demeure installée dans ce cimetière provincial où nous venons d’arriver, cimetière profané par nous tous, hommes de lois, policiers et bourreaux.
Lisez ce qui suit, chrétiens qui avez le culte des morts, et vous, de toutes les confessions, qui voulez maintenir votre guillotine rédemptrice ! Daniel a payé sa dette, comme dit le langage populaire. Il n’est plus qu’un mort. Les aides, aux ongles cerclés de sang caillé, prennent le corps du supplicié et, sans même le délivrer de ses liens infâmes, le jettent à plat ventre dans un cercueil aux planches disjointes qui ressemble à une caisse à œufs. Leur chef, le bourreau à la chemise bleu clair - laquelle détonne dans ce lieu – prend la tête mutilée et la pose en sens inverse du corps, sur l’épaule gauche, les yeux vers l’aube qui grandit. Personne n’a cherché à reconstituer une apparence de corps humain. Ma protestation tombe dans l’indifférence. Dans le même temps, le mécano lance, sur le visage aux yeux vides, la première pelletée imbibée de sang. Il plonge sa pelle dans le panier d’osier, qu’incline le pékin pour faciliter la vidange. Le cercueil s’emplit comme une poubelle.
Chacun paraît comprendre que les bourreaux ne sauraient que faire de ces mottes de sciure déjà solidifiées. Après la boucherie, l’équarrissage ! Et nous sommes tous là, magistrats, avocat et policiers, sans qu’aucun de nous ne crie son horreur, n’ameute le monde entier contre les équarrisseurs et ne demande pardon à Dieu pour tous les hommes.
Nous nous séparons, sans nous saluer, et partons, honteux, dans le rose de ce jour où l’on se prépare à fêter la fête de la fraternité. »
Source : Albert Naud, Tu ne tueras pas, Paris, Morgan, 1959. Extrait de la première partie « Fête de la fraternité », in La mort de Daniel, 13 juillet 1951, prison d’Arras, p. 26-29
Pour en savoir plus : Consulter l’article de Frédéric Monnier sur le site louisferdinandceline.