Quel type de condamnés étaient envoyés à Ushuaia ? Mis à part tous ceux qui devaient y purger les peines les plus sévères et ceux qui devaient également y purger une « peine cumulative de détention à durée indéterminée » (cumulative penalty of indefinite time confinement), tous les prisonniers incarcérés dans ce pénitencier national qu’ils surnommaient La Tierra (la terre) partageaient certaines caractéristiques communes. Ainsi, périodiquement, l’administration dressait de nouvelles listes de détenus qui étaient sélectionnés pour le départ. Leurs antécédents criminels, leur comportement, leurs apprentissages dans les ateliers, les visites qu’ils recevaient, leur type d’infraction et le trouble qu’ils avaient provoqué à la suite de leur infraction étaient soigneusement analysés. Les condamnés devaient ensuite subir un examen médical. Le jour du départ, les gardiens étaient chargés de les avertir après le souper. L’ensemble du pénitencier plonge alors dans un silence empreint de peur, d’angoisse et de suspense. Les transferts dépendent du nombre de condamnés sélectionnés pouvant être incarcérés dans la prison d’Ushuaia. L’étape suivante consiste à leur demander de préparer un baluchon contenant leurs vêtements et leurs ustensiles. Ils sont ensuite conduits dans une cour où ils sont inspectés afin de vérifier qu’ils ne sont pas porteurs d’objets prohibés tels que des armes ou des outils. Cette vérification effectuée, ils sont enchaînés. Leurs chaînes sont reliées entre elles par une autre chaîne ou un barreau de fer. Elles sont disposées autour de leurs chevilles afin qu’elles ne puissent pas mesurer plus de 15 à 20 centimètres. Ces chaînes sont rivées par des coups de marteau. Trois coups sont assenés sur chaque clou en fer et représentent trois coups particulièrement durs portés au cœur de chaque condamné en attente de ferrement et de tous ceux qui attendent leur transfert dans leur cellule. Certains affirment que les forçats les plus durs et les plus insensibles toisent les forgerons avec arrogance pendant qu’ils font leur travail. Mais après quelques mètres de marche, leur moral tombe au plus bas lorsqu’ils commencent à ressentir la morsure du fer sur leur peau et les limites que la chaîne impose à leurs mouvements.
Les prisonniers sont conduits sur le navire chargé de les acheminer jusqu’à Ushuaia à l’aide de camions policiers. Ils embarquent ensuite à bord de navires de la Marine tels que les Chaco, Ushuaia, Pampa, Patagonia, 1º de Mayo et voyagent dans les cales au milieu desquelles trône un grand baquet d’aisance. Ils y demeurent environ un mois, soit le temps d’arriver à destination. La fine poussière du charbon pénètre dans les cales. Ainsi, lorsque les prisonniers arrivent à destination ils en sont recouverts et crachent de la suie lorsqu’ils toussent. Selon plusieurs témoignages, les commandants de bord se montrent parfois miséricordieux et permettent aux condamnés de sortir de leurs cales pour prendre l’air. Certains capitaines les font même déférer. Ces voyages de Buenos Aires jusqu’au sud du pays permettent l’embarquement tout au long de leur cours de prisonniers évadés, mais également de marchandises à destination de Bahía Blanca, de Puerto Madryn, de Comodoro Rivadavia, de Santa Cruz et de Rio Gallegos ; et - bien sûr – de tout ce qui était nécessaire à la vie quotidienne à Ushuaia : provisions de nourriture, médicament, journaux, etc.
Lors de ces premiers transferts, le choix des condamnés est quelque peu arbitraire. À partir de 1884, lorsque le lieutenant Augusto Lasserre prend possession des premiers convois de condamnés, ceux-ci sont choisis en fonction de leur habileté manuelle, notamment pour la construction du phare de l’île des États et de la sous-préfecture. Puis au fil du temps, des prisonniers hommes et femmes y sont envoyés dans le but de s’installer durablement dans la colonie pénitentiaire. Dans le cas des prisonniers militaires, seuls quelques-uns sont autorisés à être accompagnés par leur femme. Vers la fin du XIXe siècle, on envoie également des mineurs à Ushuaia, notamment des « enfants des rues » comme on les surnomme aujourd’hui. La situation change au cours de la première décennie des années 1900.
Un dernier changement important a lieu en 1936, lorsque la direction des instituts pénaux (Head Office of Penal Institutes) prend en charge la surveillance effective de la prison d’Ushuaia. À partir de cette date, le traitement réservé aux prisonniers et leur vie quotidienne changent du tout au tout. Un Institut de classification (Classification Institute) y est créé et les condamnés sont envoyés à Ushuaia en fonction de leur dangerosité et de leur difficulté à s’adapter au régime pénitentiaire. Un article du Penal and Penitentiary Magazine intitulé « L’envoi de condamnés à Ushuaia » indique en 1939 que : « L’âge et la santé des condamnés - tant corporelle que mentale - sont également pris en compte pour éviter l’envoi de ceux qui ne conviennent pas, et ce bien qu’ils remplissent les obligations légales. Un comité constitué de médecins est nommé pour décider quels prisonniers seront envoyés à Ushuaia. Ce comité, réuni à l’Institut pénitentiaire (Penitentiary Institute) analyse minutieusement chaque cas figurant sur les listes. Ceux inclus dans l’article 51 du Code pénal, c’est-à-dire ceux ayant une courte peine à purger, sont exclus car il est inutile de les envoyer à Ushuaia. La plupart des condamnés sélectionnés relèvent de l’article 52 du Code pénal. »
Condamnés dans la cale du navire chargé de les conduire de Buenos Aires à Ushuaia, première moitié du XXe siècle
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Source : Museo Marítimo y del Presidio de Ushuaia
Arrivée des condamnés dans la prison d’Ushuaia, 1947
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Source : Museo Marítimo y del Presidio de Ushuaia
Martín Chaves décrit dans le journal Crítica les transferts de condamnés vers « la terre du mal ». En tant que gardien du pénitencier, il accompagne un groupe de condamnés jusqu’à Ushuaia. Arrivés à destination, tous prennent place à bord d’un train qui les conduit jusqu’au port. Une fois sur place, la vigilance est renforcée et deux gardes sont responsables d’un condamné placé sous leur surveillance. Le cas du condamné José Domínguez est entré dans la postérité. Il avait juré mille fois de ne pas se rendre à Ushuaia où il devait y purger une peine de vingt-cinq ans d’emprisonnement pour meurtre. Le 12 février 1926, il parvient à s’échapper de la cale du navire le Buenos Aires et plonge dans la rivière. Mais le poids de ses chaînes le précipite au fond et ce n’est que le lendemain que son corps est retrouvé au moyen d’une drague. Domínguez est ainsi parvenu à tenir son serment : celui de ne jamais se rendre dans « la terre du mal ». Une autre histoire transmise de surveillants en surveillants concerne l’évasion de 114 condamnés qui se mutinèrent dans la prison de Buenos Aires en 1925 :
« On n’a jamais su exactement qui était le condamné qui avait réussi à briser ses chaînes et à libérer le reste de ses compagnons. Cet acte a été attribué à Brasch, un Allemand qui purge encore une peine pour agression et meurtre dans le territoire du sud. La vérité est que les 114 condamnés se sont révoltés et se sont précipités vers la liberté. À ce moment-là, il leur était plus facile de s’échapper car ils ne portaient pas d’uniforme et ils pouvaient ainsi facilement se promener dans les rues sans se faire remarquer. Mais la plupart d’entre eux ont ensuite été rattrapés [...]. Suite à cela, toutes les précautions furent prises et de nombreux gardes disposèrent de puissants projecteurs pour éclairer les silhouettes des fantômes qui descendaient dans la cale des navires qui les mèneraient à la Terre de Feu avant l’aube. »
Le voyage dure vingt-neuf jours : « Un jour, je suis descendu entre les ponts du navire pour voir mes compagnons prisonniers. Je n’oublierai jamais ce choc. C’était l’enfer. Humidité, chaleur. Le navire s’était arrêté à Bahía Blanca pour charger du charbon qui était expédié dans la cale située entre les ponts où se trouvaient les condamnés. La fine poussière de charbon se collait au visage de ces hommes enchaînés qui la respirait et la recrachait ; le charbon dessinait des masques sur leurs visages […] Fantômes, spectres, je ne sais pas ce que j’ai vu. J’ai quitté avec douleur cette salle de torture, en me demandant si les directeurs de la prison, si les juges, si les ministres ne disposaient d’aucune information concernant ce traitement barbare. […] Le directeur de la prison, des employés et de nombreux gardiens nous attendaient sur le port. Chacun était disposé stratégiquement en vue du débarquement des condamnés [...]. »