3. Le poids des mots

Plan du chapitre

Les rédacteurs

Une « centaine de jeunes gens prêts à en découdre », selon l’éditorial. La réalité est tout autre… Les plaintes adressées par lettres à Gaston Gallimard déplorent dès le début le manque de mains et de moyens pour faire tourner le journal.

Où sont les femmes journalistes ?

Dans le journalisme des années trente, les femmes sont rares (à peu près 3 % de la profession) et Détective développe un imaginaire masculin peu propice à l’intégration d’un personnel féminin. Maryse Querlin ou Claude Valmont ne participent que de manière éphémère. Seules s’implantent un peu plus longtemps Maggie Guiral, l’assistante du docteur Locard, titulaire d’un doctorat en droit et Simone France très sollicitée à partir de 1937, surtout lorsque les membres valides de la rédaction seront réquisitionnés par l’armée. Elle tient la chronique judiciaire et la rubrique de petits faits divers « cette sacrée vérité ».

La galaxie Gallimard

Détective a été lancé par la maison d’édition Gallimard. Gaston Gallimard, tout en maintenant l’association avec la Nouvelle Revue Française, dès son arrivée à la tête de la maison en 1911, institue certaines innovations essentielles : l’installation au 3, rue de Grenelle en 1921, le comité de lecture fondé vers 1925, et la création de quelques collections importantes et complémentaires de la Blanche comme « Les Documents bleus » ou « Vie des hommes illustres ». A la fin des années vingt, Gaston Gallimard en fin stratège diversifie ses publications en créant de nouvelles collections et des hebdomadaires. Il préserve ainsi son prestige tout en touchant un nouveau public.

La hiérarchie des collections Gallimard

Gallimard a plusieurs collections prestigieuses. Au sommet trône la « Blanche », née en 1911, avec les premiers titres des éditions de la Nouvelle Revue française, désignée ainsi pour la couleur crème de sa couverture. On y trouve des auteurs exigeants (André Gide, Paul Claudel, Saint-John Perse).  Peu d’auteurs de Détective dans cette collection même si Henri Danjou et Albert Soulillou, en auront les honneurs. Le reportage de Marcel Montarron, Ciel de Cafard, est publié dans Les « Documents bleus », une collection qui comprend des essais et des documents sur toute question d’intérêt général. Quant à Henri Drouin, son reportage, La Vénus des carrefours, est publié dans la collection « les livres du jour », une sous-collection Blanche, orientée vers le grand public.

Des collections destinées au roman populaire

En 1925, Gallimard lance sous la direction de Jean Sorgues, alias Georges Kessel, la collection des « Chefs-d’œuvre du roman-feuilleton ». Cette collection lui vaut les foudres de Jacques Rivière, le directeur de la NRF, qui craint que la réputation de sa revue ne soit compromise. La collection n’est pas un succès et laisse la place en 1928 aux « Chefs-d’œuvre du roman d’aventure », où l’intrigue policière tient une grande place. La présentation sépia de cette collection à partir de 1929 évoque évidemment l’hebdomadaire de faits divers.

La Collection « Succès »

La Collection « Succès », lancée en 1931, est une collection de grande diffusion composée des meilleures ventes du catalogue. C’est là que seront généralement édités les grands reportages de Détective. La couverture est illustrée par Roger Perrot pour la première série, par Roger Parry pour la seconde.

Marianne, l’hebdomadaire politique et littéraire de gauche

Devant le succès des hebdomadaires politiques de droite et d’extrême droite (Candide et Gringoire), Gaston Gallimard a l’idée d’un hebdomadaire politique et littéraire de gauche. Ce journal, il le confie à Emmanuel Berl, un intellectuel, ami d’André Malraux et de Drieu La Rochelle. Le premier numéro sort le 26 octobre 1932.  Les signatures prestigieuses montrent que Marianne est le véritable enfant de la maison Gallimard : Colette, Saint-Exupéry, Marcel Aymé, Pierre Mac Orlan, André Maurois, Tristan Bernard, Roger Martin du Gard, Jean Giraudoux. Mais l’hebdomadaire plafonne à 120 000 exemplaires et Gallimard le revend en 1937 à Raymond Patenôtre.

Voilà, l’hebdomadaire du reportage

Le premier numéro de Voilà paraît en mars 1931. C’est Georges Kessel qui a été chargé de préparer la maquette. Ensuite Voilà est dirigé à partir du 7 juillet 1932 et jusqu’en 1940 par Florent Fels, ancien directeur de la collection « Les contemporains » chez Stock, ancien critique d’art. Le plan d’attaque de la direction préconise une orientation vers l’enquête avec « un ton beaucoup plus léger et libertin que Détective » mais avec la « même proportion de textes et de photographies ». Outre les Louis Roubaud, Paul Bringuier, Marcel Montarron, Voilà rapidement attire des signatures du reportage prestigieuses comme Joseph Kessel, André Salmon, Titaÿna, Georges Simenon, Pierre Scize, Louis Latzarus, Andrée Viollis, André Beucler.

L’organisation progressive du service de la photographie

À ses débuts, Détective fait surtout appel à des agences internationales comme Wide World, Keystone ou encore Atlantic Pacific ou nationales comme Trampus, Mondial Photo press et Alliance Photo. Il utilise aussi les ressources d’indépendants, si bien que les images des premiers numéros portent parfois les signatures de jeunes photographes prometteurs comme Germaine Krull, Elie Lotar ou encore Berenice Abbott. Mais rapidement, Détective se constitue son propre service de photographes avec Jean-Gabriel Séruzier, Marcel Carrière et le photographe anglais Walter Gillett. Il faut dire que les conditions du photoreportage ont beaucoup évolué avec l’apparition des appareils photographiques portatifs comme le Leica ou le Rolleiflex ainsi que celle du bélinographe qui permet l’envoi des photographies à distance. Walter Gillett livrant en 1940 à Détective « Quarante ans de photoreportages » souligne combien le métier a changé.

Le régime de la preuve

Détective, au début des années trente, envoie quasi systématiquement sur les lieux de crimes un reporter chargé du rédactionnel et un reporter photographe, leurs deux noms étant associés pour chaque article. La photographie doit fonctionner comme preuve, preuve simultanée du crime et de la présence des journalistes sur place. Une partie de l’iconographie utilise les codes de la photographie anthropométrique : les criminels sont souvent présentés de face, le visage sévère, selon le protocole de la photographie anthropométrique judiciaire instaurée par Alphonse Bertillon.

Ne surestimons pas ce régime de la preuve. À côté du document témoin figurent aussi des photographies manipulées. Plusieurs photographes ou journalistes, à l’instar de Walter Gillett ou de Jean Bazal de Police Magazine, raconteront dans leurs souvenirs que certains reportages étaient totalement bidonnés, joués par des acteurs plutôt que pris sur le vif. Détective doit même parfois faire amende honorable dans ses propres colonnes et reconnaître les trucages et les fausses photos volées. Parfois, même le côté amateur du cliché qui est censé en faire un témoignage plus authentique, est totalement fabriqué.

L’esthétique de la photographie

Dès le début des années trente, – et cela correspond sans doute à l’arrivée de Pierre Lagarrigue à la mise en page du numéro –, Détective fait preuve d’une véritable inventivité dans l’agencement des photographies. Plus que les clichés eux-mêmes, c’est souvent l’association au texte et l’organisation des différentes photographies qui impressionnent. On peut présumer l’importance de Florent Fels, directeur de Voilà et véritable penseur du medium photographique dans l’entre-deux-guerres dans la modernité de Détective.

Les images finissent par composer à elles seules une narration. Détective expérimente très tôt l’idée d’un récit visuel. Et il n’est pas étonnant que se développent dans l’hebdomadaire des expériences préliminaires à la généralisation du roman-photo qui n’interviendra qu’après-guerre.

Les petits appareils portatifs permettent en outre de nouveaux angles de prise de vue, en plongée ou en contre-plongée, les obliques, les décentrés, les plans rapprochés, les vues microscopiques. À la grande époque de Détective, le journal publie parfois des photos modernistes dans la dépendance de l’apparition de la Nouvelle photographie qui s’élabore en Allemagne dans les années 1920. Même si ce n’est pas la qualité plastique de la photographie qui est généralement mise en avant dans Détective, les influences sont évidentes.

Le photomontage joue sur le découpage à volonté de la photographie, le remontage bord à bord ou en superposition, le coloriage de certaines zones, les jeux d’échelles fictives. Les années trente sont la grande époque du photomontage. Dans l’Arbeiter Illustrierte Zeitung, hebdomadaire antifasciste allemand, John Heartfield publie plus de 230 montages pour produire des effets de sens conformes à l’idéologie du journal. La une de Marianne a la même époque publie chaque semaine un photomontage de Marinus dénonçant la montée du nazisme. Dans Détective, les photomontages nombreux n’ont pas nécessairement cette portée subversive.

Les indispensables

Voici « la vie ardente » du service des informations d’un grand journal, le Petit Parisien, telle que la décrit Paul Bringuier en 1931 : « des photographes dévalaient les escaliers, leur boîte à appareil leur battant les cuisses. On entendait le bruit des mitrailleuses des machines à écrire, coupé par de brutales sonneries de téléphone. » Images de la modernité de ces années 1930, l’appareil photo, la machine à écrire et le téléphone sont emblématiques des salles de rédaction.

L’essor de l’illustré photographique

Détective s’inscrit dans la lignée des magazines allemands comme le Berliner Illustrierte Zeitung, le Münchner Illustrierte Presse et l’Arbeiter Illustrierte Zeitung, et dans le sillage en France de Vu lancé par Lucien Vogel en mars 1928. D’autres journaux français comme Vu, Voilà ou Regards, l’hebdomadaire communiste créé en 1932, se placent sur ce créneau du photoreportage.

Le journal illustré d’antan

La nouvelle formule du journal illustré, de Vu à Paris-Soir en passant par Détective, vient prendre le relais du modèle d’hebdomadaire illustré inventé à partir de The Illustrated London news en 1842 et encore représenté en France notamment par L’Illustration. Une des différences importantes entre ces deux générations de périodiques réside dans l’abandon ou l’affaiblissement de la vocation pédagogique au profit d’une information visuelle de plus en plus spectaculaire.

Vu

Vu est créé la même année que Détective. Dans son éditorial liminaire, Lucien Vogel (1886-1954) propose de faire de Vu « un journal animé comme un beau film », soulignant ainsi combien le développement du cinéma a entraîné la modification de ce média ancien qu’était le journal. Le rédacteur en chef, Carlo Rim, est un adepte de la nouvelle photographie qui va se développer dans l’hebdomadaire. Vu travaille avec de jeunes photographes immigrés comme André Kertész, Germaine Krull, Eli Lotar, Man Ray ou Robert Capa. Vu est aussi connu pour ses positions progressistes, se servant de la photographie pour montrer en mai 1933 des camps de concentration nazis ou pour soutenir les républicains espagnols. Le fonds photographique de Vu, disparu en 1940 comme celui de Détective, n’a jamais été retrouvé.

Détective mène l’enquête

Depuis la fin du XIXe siècle, l’enquête est devenue l’un des modes privilégiés d’appréhension du monde. Pour Détective tout est susceptible de se présenter sous la forme d’une énigme à résoudre.

Le fait divers d’investigation
Branle-bas de combat au journal ! Un coup de fil vient de donner l’alerte : un crime a été commis, le coupable a disparu, une « affaire » se prépare. L’enquête commence…

Pour être au bon endroit au bon moment, il est d’abord nécessaire aux journalistes d’entretenir des rapports cordiaux avec la police. Cependant les inspecteurs principaux n’aiment pas trop que les détectives amateurs empiètent sur leur travail et refusent souvent de « brûler » des « tuyaux ».

Commence alors une véritable course contre la montre pour boucler l’enquête personnelle avant les autorités. Très vite Détective envoie ses journalistes pour fouiller, épier, glaner des informations sur place, composant ainsi un atlas improbable et insolite des hameaux criminels. Pour peu qu’un crime y ait été commis, les campagnes les plus reculées font l’objet d’un intérêt aussi poussé que fugace. Une grande partie de l’article consiste alors à raconter les exploits des journalistes, ces derniers n’hésitant pas à se photographier sur les lieux de l’investigation en compagnie des témoins qu’ils interrogent.

Enfin Détective n’a pas le triomphe modeste et se vante en page de une dès qu’il trouve la clé d’un mystère avant la police.

Les grands reportages Détective

Mais Détective ne s’occupe pas que de fait divers et embarque aussi ses lecteurs dans de grands reportages à la suite de ses journalistes les plus chevronnés. Ces derniers partent aux quatre coins du monde suivre les chemins internationaux de la drogue ou de la prostitution. Ils en rapportent de « grandes enquêtes » annoncées plusieurs semaines à l’avance. Tout un imaginaire du reporter aventurier est développé, photographies à l’appui. Les récits que les reporters ramènent sont ainsi truffés d’anecdotes venant pimenter l’étude de fond qui est menée.

Les journalistes peuvent travailler sur commande : l’hebdomadaire finance certaines enquêtes à l’étranger sur des sujets incontournables comme le bagne, comptant sur leur attractivité pour rentrer dans ses frais. Selon Larique, l’un de ses reportages n’a coûté que 16 000 F tout en augmentant les ventes de 30 000 exemplaires sur la durée de parution, plusieurs semaines, soit une plus-value colossale prouvant que l’entreprise est très rentable. La course à la publication ne s’arrête pas là car le but ultime est de figurer au catalogue de la prestigieuse maison d’édition Gallimard. Pour certains la voie est toute tracée : « les Rues secrètes » de Pierre Mac Orlan, grand reportage sur « les bas-fonds des vieilles villes où l’amour vénal règne librement » publié d’abord dans Détective, est immédiatement repris dans la collection populaire « Succès ». Pour d’autres la sélection est plus draconienne. Malgré ses plaintes Henri Danjou n’accède pas aux « documents bleus » pour son reportage « Enfants du malheur », qu’il publie par dépit chez Albin Michel en 1932. En revanche en 1934 il est accepté dans la grande collection blanche avec La Belle, publié d’abord sous le titre de « la route de l’évasion » dans Détective.

C’est à partir de cette période que Détective n’a plus l’argent pour financer les grands reportages. Il se tourne alors vers des enquêtes sociales de proximité telles que « les courtiers du malheur » ou les « mystères du divorce » Les « stars » du reportage qui ont fait les beaux jours du magazine au début des années 1930 sont plus ou moins mises à la porte si l’on en croit la correspondance vindicative de Bringuier.

Détective identifie la femme X…

« Devançant la police, les envoyés spéciaux de Détective ont su établir que l’amnésique de Cherbourg est Mme Ridez, la folle de Dieppe, qui vécut pendant dix mois près du cadavre de son mari. N°202 ». Dans une lettre à Gaston Gallimard, Henri Danjou annonce pour le 8 septembre 1932 un numéro exceptionnel : Montarron et Séruzier ont retrouvé la « disparue de Dieppe », histoire qui avait fait parler d’elle dans la presse nationale. Le coup de force des deux journalistes est de relier ce fait divers à un autre, celui-ci passé inaperçu : la présence d’une amnésique à l’hôpital Pasteur de Cherbourg dont on ignore l’identité. Ils réussissent à prendre des photos de l’inconnue et les montrent à des témoins qui l’identifient. C’est donc bien grâce à Détective que le mystère de « la femme X » de Cherbourg est éclairci. En revanche, contrairement à ce que l’hebdomadaire affirme, ce n’est peut-être pas « l’un des plus passionnants des derniers mois »…

D'autres Détective

Cette littérature de périodiques policiers est un phénomène global. Gallimard s’est sans doute inspiré du succès aux États-Unis des true crime magazines, héritiers des dime novels et des penny dreadfuls : dans le sillage de True Detective Mysteries, publié par le groupe MacFadden à partir de 1924 se développent des journaux comme Best True Fact Detective, Authentic Detective, Detective World et Dynamic Detective. Mais le phénomène se développe partout dans le monde et perdure jusqu’à aujourd’hui.

Qui ?

Détective reparaît en 1946. Il essaie plusieurs titres. Le journal se relance en insérant notamment des nouvelles anglaises et américaines avant de revenir à une formule plus classique fondée sur le fait divers. En 1951, on retrouve beaucoup de signatures de l’ancien Détective comme Harry Grey, Marcel Carrière, Jean-Gabriel Séruzier, Simone France, Henri Bécriaux. D’autres journalistes viennent de Police-Magazine comme Jean Bazal, correspondant à Marseille ou Jean Kolb (1880-1959).

Détective, le retour

Qui ? Police, n°48, 6 décembre 1979

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Source : Bilipo

Détective, n°719, 8 avril 1960

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Source : Bilipo

Détective, n°1492, 13 mars 1975

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Source : Bilipo

Le nouveau Détective, n°728, 29 août 1996

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Source : Bilipo

nouveau Détective

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Source : Bilipo

nouveau Détective

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Source : Collection Archives Détective

Négatif de la reconstitution d'un crime commis par Emile Buisson et son complice Bricout

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Source : Collection Archives Détective

Négatif de la reconstitution d'un crime commis par Emile Buisson et son complice Bricout

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Source : Collection Archives Détective

Négatif de la reconstitution d'un crime commis par Emile Buisson et son complice Bricout

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Source : Collection Archives Détective

Photographie de la reconstitution du meurtre de Henri Russac, un des comparses de Buisson, puni pour sa trahison à Andrésy

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Source : Collection Archives Détective

Photographie de la reconstitution du meurtre de Henri Russac, un des comparses de Buisson, puni pour sa trahison à Andrésy

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Source : Collection Archives Détective

Croquis d'audience reproduit dans Détective, n°719, 8 avril 1960

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Source : Collection Archives Détective

Tapuscrit de l'article de Jean Deroman publié dans Détective, n°735, 29 juillet 1960 au sujet des derniers jours de M. Bill dans sa cellule de condamné à mort

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Source : Collection Archives Détective

Photographie de M. Bill Menotté : différents cadrages pour la publication dans Détective, n°735, 29 juillet 1960

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Source : Collection Archives Détective

Photographie de M. Bill Menotté : différents cadrages pour la publication dans Détective, n°735, 29 juillet 1960

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Source : Collection Archives Détective

Détective, n°681, 17 juillet 1959

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Source : Collection Archives Détective

En 1958, le journal redevient simplement Détective. En 1979, après avoir subi une interdiction pour orientation pornographique qui porte sur l’affichage et la vente aux mineurs, il prend le nom de Qui ? Police (il tire alors à 411 577 exemplaires) avant de se muer en 1982 en Nouveau Détective.