9. L’empreinte Alfred Dreyfus

Plan du chapitre

Carte de l’île du Diable réalisée par Albert Ubaud dans les années 1930

L’intérêt est resté très vif au fil du temps pour l’histoire de Dreyfus, tant pour tenter de comprendre le personnage que pour se pencher sur ses conditions de détention.
Albert Ubaud est une source d’informations et d’iconographie inestimables pour qui veut connaître les îles du Salut dans les années 1930. En 1933, il est affecté au 2e bureau section transportation-relégation-déportation où il découvre la chemise du dossier pénal de Dreyfus. Il déclare dans ses écrits que des cahiers de service ont été retrouvés en 1902 sur l’île du Diable. Mais, au vu des mauvaises conditions de conservation du papier sous le climat guyanais, on peut mettre en doute cette affirmation.

Plan des îles du Salut daté du 27 février 1938

Il s’agit du dernier plan aussi détaillé levé par l’administration pénitentiaire. Certains bâtiments de l’île Royale n’étant pas indiqués, on peut supposer que des structures, anciennes ou désaffectées, manquent également sur les autres îles.

Vue de la piscine des bagnards de l'île Royale et en arrière-plan l'île du Diable

Pour les bagnards également, Dreyfus resta un sujet de préoccupation, de fantasmes. Il aura marqué durablement ceux qui ont pu l’apercevoir durant sa captivité qui raconteront en détails leurs impressions. On peut prendre pour exemple le bagnard anarchiste Auguste Liard-Courtois, interné aux îles du Salut de 1893 à 1899, et qui décrit une visite à l’île du Diable où il avait été envoyé pour réparer le poste téléphonique du gardien :

Cases de déportés sur l’île du Diable, 1939

Les déportés qui succèderont à Dreyfus sur l’île du Diable (ils seront 36 en tout) vont parfois réinvestir ses cellules et les observateurs ne manqueront pas de faire des parallèles ou de rappeler l’histoire de ces lieux. L’île du Diable a accueilli, après Dreyfus, un autre prisonnier célèbre, qui occupera la seconde cellule de Dreyfus (voir l’exposition réalisée par Philippe Collin sur Criminocorpus « Charles Benjamin Ullmo (matricule 2) »).

Graffiti dans la première case de Dreyfus

Cette inscription murale a été mise à jour lors de la restauration de la première case de Dreyfus. Elle était gravée dans les couches inférieures du mur et par conséquent ne peut pas dater des dernières occupations de l’île du Diable. A-t-elle été réalisée par Dreyfus lui-même (qui étudiait l’anglais dans la solitude de sa cellule) ? Ou par un autre détenu ?

Le « banc de Dreyfus » au nord de l’île du Diable

Dreyfus est aussi devenu malgré lui le symbole de l’innocent envoyé au bagne par erreur, auquel beaucoup de bagnards s’identifieront.
Parmi les transportés les plus célèbres, Henri Charrière dit « Papillon » décrit avec force de détails que, lors de son séjour sur l’île du Diable (que l’on sait réel même si les détails en sont largement déformés), il a longuement pensé à Dreyfus en contemplant la mer, assis sur « son » banc. « Ce banc où Dreyfus, condamné innocent, a trouvé le courage de vivre, quand même, doit me servir à quelque chose. Ne pas m’avouer vaincu. Tenter une autre cavale. Oui, cette pierre polie, lisse, surplombant cet abîme de rochers, où les vagues frappent rageusement sans arrêt, doit être pour moi un soutien et un exemple. Dreyfus ne s’est jamais laissé abattre et toujours, jusqu’au bout, il a lutté pour sa réhabilitation. C’est vrai, qu’il a eu Zola avec son fameux « J’accuse » pour le défendre. Toutefois, s’il n’avait été un homme bien trempé, devant tant d’injustice il se serait certainement jeté dans le gouffre, de ce même banc. Il a tenu le coup. Je ne dois pas être moins que lui […] ». Ce banc, encore connu aujourd’hui comme le « banc de Dreyfus », est situé à la pointe nord de l’île du Diable, c’est-à-dire bien au-delà des limites assignées à Dreyfus par l’administration pénitentiaire… et il n’a donc jamais dû s’y asseoir. Dreyfus s’est ainsi inscrit dans les pierres même de l’île, dans les légendes et les fantasmes des bagnards.

L’île du Diable au lever du jour, en 2020

Dreyfus a-t-il vraiment quitté la Guyane et l’île du Diable ? Il aura marqué à jamais l’histoire de ces lieux et l’esprit de ceux qui vont les fréquenter après lui, bagnards et surveillants.
De nos jours, la tour du sémaphore située à la pointe des Roches à Kourou, édifiée pour communiquer avec les îles du Salut, a pris le nom de « tour Dreyfus » bien qu’elle n’ait pas été construite pour la captivité de Dreyfus et que Dreyfus n’y ait jamais mis les pieds (contrairement à certaines croyances populaires qui y voient une de ses prisons). Même si les détails de l’Affaire s’effacent peu à peu des mémoires, Alfred Dreyfus, le capitaine innocent envoyé au bagne, fait partie des noms célèbres.

Vue de la piscine des bagnards à marée haute sur l’île Royale

Il est midi sur l’île Royale. Des enfants jouent dans la piscine des bagnards, des adultes se reposent et déjeunent dans l’insouciance caractéristique de ce lieu, qui vient contraster de façon percutante avec la souffrance qui se dégage encore des murs du bagne. En face d’eux, une case, solitaire, battue par les flots, séjour d’un des prisonniers les plus célèbres de ces tristes lieux et derrière ces murs, l’ombre de Dreyfus, solitaire, dans le silence…