4. Transfert sur l’île du Diable

Plan du chapitre

L’île du Diable vue depuis l’île Royale en 1884

Le 13 ou le 14 avril (selon les sources), Dreyfus est enfin transféré « au Diable ». Son univers se limitera donc pour les prochaines années à un environnement aride et dépeuplé. Il ne faut pas se fier aux photographies actuelles qui présentent une île verdoyante et presque « accueillante », ombragée et calme. L’administration pénitentiaire se chargeait aux îles du Salut de réduire au maximum l’emprise de la végétation, éliminant ainsi toutes les cachettes potentielles et les matériaux indispensables à la construction d’embarcations pour les évasions.

Plan de l’île du Diable extrait du rapport de l’ingénieur Fontaneilles (1895)

On distingue sur ce plan, au sud de l’île, les bâtiments mis en place pour accueillir Dreyfus et vers le centre de l’île, une limite qui la barre dans sa largeur.
Contractant encore plus l’espace autour de Dreyfus, des poteaux indicateurs matérialisent une limite à environ un tiers de la longueur de l’île. Le déporté sera donc cantonné à l’extrême sud de l’île qu’il lui est interdit de quitter sous peine de se voir enfermer dans sa case.

Croquis de l’organisation de la première prison de Dreyfus

La cellule est constituée d’une case en pierre de 4 mètres sur 4 mètres, dont la fenêtre et la porte sont munies de barreaux en fer. La porte ouvre sur un tambour de 2 mètres sur 3 mètres. accolé à la façade principale et fermé par une porte pleine en bois pour permettre à un surveillant de s’y poster. Dreyfus y est enfermé toute la nuit avec une lumière maintenue constamment à l’intérieur. À la différence des autres bagnards qui ne font l’objet d’aucune surveillance particulière une fois leurs cases fermées, Dreyfus est donc perpétuellement scruté, surveillé, toujours épié mais paradoxalement toujours solitaire puisqu’il lui est interdit de communiquer avec ses gardiens.

Coupe et plan de la première cellule de Dreyfus, dressés par l’Administration Pénitentiaire en mai 1897

« Un silence profond règne autour de moi, interrompu seulement par le mugissement de la mer. » (8 mai 1895 – Carnets d’Alfred Dreyfus)

Vue de la première cellule de Dreyfus depuis la mer

Aujourd’hui, cette case est le seul bâtiment encore visible sur l’île du Diable, tous les autres, construits pour Dreyfus ou pour les déportés qui lui ont succédé, sont noyés dans la végétation. Classé monument historique en 1987, elle a été entièrement restaurée en 1993-94 et est connue des touristes comme la « case Dreyfus ». Le muret qui l’entoure aujourd’hui ne faisait pas partie de l’architecture de départ.

Gravure de l'île Royale. Le sémaphore est bien visible au centre de la gravure

Les mesures extrêmes d’isolement appliquées à Dreyfus vont surprendre même parmi le personnel de l’administration pénitentiaire et provoquer des remous dans l’opinion publique guyanaise. On se rend compte que l’arrivée de Dreyfus a eu un impact important sur l’organisation interne des îles du Salut. Toute la paranoïa métropolitaine (entretenue par le ministère des Colonies) autour de ses velléités d’évasions et des psychoses de corruption transpire jusqu’en Guyane.
L’administration pénitentiaire va faire son possible pour entourer ce prisonnier d’exception des mesures qu’elle juge nécessaires et qui seront pour beaucoup laissées à l’appréciation des différents directeurs de l’administration pénitentiaire et commandants des îles (quatre se succèderont à ces deux postes sur les quatre années de captivité de Dreyfus) et à leurs réactions face au contexte politique, social (et médiatique).

Sémaphore de l'île Royale vu depuis le bas de la colline

Pour éviter tout échange d’informations, toute « fuite », et provoquer l’oubli le plus complet du condamné, l’administration pénitentiaire va choisir drastiquement les surveillants affectés aux îles du Salut et à l’île du Diable. Elle commence par transférer tous les surveillants de confession juive hors des îles du Salut, puis elle obtient la mise en place d’une indemnité spéciale pour les affectations sur l’île du Diable (équivalent à un tiers de salaire supplémentaire). En contrepartie, ces fonctionnaires font l’objet d’enquêtes et d’une surveillance poussée. Ils ont interdiction d'évoquer la vie sur l'île dans leur correspondance (qui est surveillée) et ils ne peuvent d’ailleurs rester plus d’un trimestre à ce poste pour éviter sans doute la création de liens avec le prisonnier.

Le sémaphore de Kourou dans les années 1950-60 avec sa structure métallique toujours debout

En 1895, cette affectation concerne cinq surveillants (Papaud, Arboireau, Leblanc, Battesti, Leblanc) et un surveillant-chef spécialement venu de Paris. Nommé Lebars, ce dernier est décrit comme particulièrement « dur » par Dreyfus. Dans ses carnets, on ne trouve que peu de références aux gardiens. Mais on notera la réflexion suivante : « Un surveillant vient de partir, accablé par les fièvres du pays. C'est le deuxième qui est obligé de s'en aller depuis que je suis ici. Je le regrette, car c'était un brave homme, faisant strictement le service qui lui était imposé, mais loyalement, avec tact et mesure. ».

Extrait du registre d’état civil des îles du Salut (1895)

L’impact de la présence de ce prisonnier célèbre sur la vie quotidienne des transportés est donc bien réel. Le fonctionnement à plein régime du sémaphore nécessitait son entretien et la mobilisation d’au moins un bagnard pour assister l’ingénieur. La sécurisation de la liaison avec l’île du Diable devint également une priorité qui eut des incidences pour tous les habitants des îles du Salut.

Extrait du registre d’état civil des îles du Salut (1895)

Carte postale de Vincent Jermolière

Le transbordeur, photographie anonyme non datée

Dorénavant, la plupart des ravitaillements, transmissions de courrier et même échanges de personnels se feront à l’aide d’un transbordeur construit cette même année. Une nacelle mue par un système de câble à enrouleur permettait de relier les deux îles par tous les temps, entre l’anse Legoff et la pointe sud de l’île du Diable.