Il serait totalement faux de décrire le séjour de Dreyfus sur l’île du Diable de manière linéaire et uniforme. Les conditions de vie sur l’île ont considérablement varié au fil du temps et des fonctionnaires en place.
Au cachot avec les fers. On y voit clairement le système des manilles ou « double boucle »
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Source : Peinture de Francis Lagrange (1952). Collectivité Territoriale de Guyane - Musée Alexandre Franconie
Croquis de la première case de Dreyfus. Après l’édification de la palissade qui le coupe totalement du monde extérieur et crée un « promenoir », son seul lieu de liberté à partir d’octobre 1896
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Source : Carnets d’Alfred Dreyfus [SOURCE ??]
En 1896, à la suite d’un article du Daily Chronicle du 3 septembre, annonçant l’évasion de Dreyfus sur un navire américain, le commandant des îles du Salut prend une série de mesures. Le prisonnier est maintenu aux fers (à la « double boucle » c’est-à-dire que ses deux pieds sont entravés à sa couchette), son courrier est censuré, on saisit son journal personnel (qu’il n’aura plus l’occasion de tenir à partir de cette date) et une palissade de wapa (terminée le 20 octobre) est édifiée pour entourer sa case et créer un promenoir. Les échanges de câblogrammes entre la Guyane et la métropole nous renseignent sur le caractère radical de ces choix et sur l’étonnement du directeur de l’administration pénitentiaire et du gouverneur qui n’avaient vraisemblablement pas été consultés par le commandant. Ce nouveau supplice physique et moral durera du 6 septembre au 20 octobre et cessera face aux protestations publiques qui ne manquent pas de s’élever dès que la nouvelle est connue en métropole. Mais la palissade demeure et coupe complètement Dreyfus du reste du monde ; il ne pourra plus sortir de ce « promenoir » et plus les mois passent, plus on a l’impression que son univers se rétracte.
Une seconde vague de modifications intervient en 1897 et concorde avec la présence de trois hommes à des postes clés : le commandant Deniel, aux îles du Salut, M. Vérignon, directeur de l’administration pénitentiaire et M. Lebon, ministre des Colonies. Non pas qu’il faille entièrement leur imputer le durcissement des conditions de détention de Dreyfus. Mais leur arrivée, leurs personnalités, leurs stratégies professionnelles correspondent avec une période d’inquiétude en métropole où la presse antisémite n’hésite pas faire courir des rumeurs de projets d’évasion rocambolesques.
Le ministre Lebon va sélectionner personnellement pour commander le pénitencier des îles du Salut, M. Deniel, alors en congés en métropole, à qui il remet un dossier secret d’instructions, après de longs entretiens à Paris. Ce nouveau commandant va jouir d'une situation spécifique en lien avec ce qu’il qualifie lui-même de sa « haute mission nationale ». En théorie subordonné au directeur de l'administration pénitentiaire, il conserve le droit de demeurer en relation directe avec le ministre pour tout ce qui concerne Dreyfus et il est symptomatique de lire que M. Lebon se qualifiait lui-même de « geôlier » de Dreyfus comme si cela était sa mission première en tant que ministre. On sait d’ailleurs qu’il considère Dreyfus comme un condamné dangereux.
M. Vérignon, nommé directeur de l’administration pénitentiaire en février 1897, semble se ranger à l’avis du ministre. Il va immédiatement écrire des rapports négatifs, notamment sur la localisation de la case du prisonnier, et quand il rencontre Dreyfus, il nie ses problèmes de santé (qu’il impute au tabac). Son arrivée va encore aggraver le contexte général de suspicion, de surveillance obsessionnelle, de dénonciations, de manœuvres, de tensions qui règne au sein de l’administration pénitentiaire et aux îles du Salut. Vérignon et Deniel s’accordent dans leur état des lieux de l’île du Diable et ils organisent des inspections surprises (parfois nocturnes) pour prouver que Dreyfus n’est pas convenablement surveillé et qu’une tentative d’évasion (ou d’enlèvement) réussirait à coup sûr.