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Les prisons de Guillaume Apollinaire

Le poète incarcéré : reconstitution

Franck Balandier

À partir de pièces officielles retrouvées, d’anciens règlements pénitentiaires, à partir également de différents témoignages recueillis dans la presse ou dans la correspondance personnelle du poète, il a été possible d’éclairer et de reconstituer, du moins en partie, ce que furent les conditions d’incarcération de Guillaume Apollinaire durant ces cinq jours. 

Jeudi 7 septembre

Dans la soirée du 7 septembre 1911 (et, en tout cas, pas après 21 heures, heure légale d’autorisation pour intervenir), deux agents de la Sûreté, l’inspecteur principal Robert et le brigadier Coste, se présentent au domicile de Guillaume Apollinaire pour y effectuer une perquisition. Ils agissent en vertu d’une commission rogatoire délivrée par le Juge d’instruction Drioux du Palais de Justice de Paris. Ce dernier, en charge du dossier sur l’affaire du vol de la Joconde disparue du Louvre le 21 août 1911, a recueilli des informations selon lesquelles le poète détiendrait ou aurait détenu des statuettes également dérobées au musée.

Au bout d’une heure environ, la concierge du 37, rue Gros où habite le poète voit passer son locataire encadré par les deux policiers. La perquisition n’a rien donné mais le petit groupe s’engouffre dans un taxi-auto qui disparaît vers le centre de Paris.

Un peu plus tard, la voiture arrive au Palais de Justice. Apollinaire est immédiatement déféré devant le Juge d’Instruction pour interrogatoire. On sait, d’après Guillaume lui-même, que cet interrogatoire s’est “prolongé fort tard dans la nuit”

Le poète est placé sous mandat de dépôt.

Mandat de dépôt

Les apollinariens ont longtemps débattu de ce que pouvait être le motif exact d’inculpation : vol, complicité, recel de vol, recel de malfaiteur, voire tout cela à la fois. L’imprécision des textes à ce sujet s’explique, bien sûr, par le fait que les pièces officielles n’avaient pas été retrouvées. L’enquête menée a permis de mettre la main sur un exemplaire du mandat de dépôt. L’intitulé du motif d’incarcération est clair : “complicité de vol”. 


Est complice d’un crime ou d’un délit la personne qui sciemment, par aide ou assistance, en a facilité la préparation ou la consommation. (Art. 121-7 du Code Pénal).

Le complice est passible de la même peine que l’auteur de l’infraction
Le mandat de dépôt est une pièce de procédure pénale essentielle qui officialise le placement en détention du prévenu.
Ce document est délivré par le juge d’instruction en fonction d’éléments dont il détermine l’importance au cours d’un interrogatoire préalable.
En France, la présomption d’innocence évite les placements abusifs en détention préventive. Cependant, un certain nombre de facteurs peut amener le magistrat à prendre une décision d’incarcération : 

  • lorsque le maintien en liberté du témoin présente des risques pour sa sécurité, 
  • lorsque le maintien en liberté du témoin présente des risques pour la sécurité publique, 
  • lorsqu’il s’agit de préserver des éléments de preuve, 
  • lorsqu’il est à craindre des pressions ou des complicités, 
  • lorsque les preuves rassemblées sont suffisamment concordantes. Il est à noter qu’un seul de ces éléments est suffisant pour entraîner la mise en détention préventive.

Dans le cas du poète, on s’aperçoit que plusieurs des critères étaient réunis pour décider de son incarcération. Cela rend, a posteriori, injustes certaines attaques dont le magistrat Drioux fut l’objet dans la presse ou de la part d’amis d’Apollinaire. Guillaume, à ce moment-là, par son attitude et son silence, se trouvait bien être le témoin principal d’une affaire crapuleuse et non élucidée. 

Le document retrouvé est une copie. La signature du juge Drioux est en fait un cachet la reproduisant à l’encre bleue. On remarque que la date est erronée : 7 septembre 1910 au lieu de 1911. Le greffier a commis une erreur de transcription. Cette erreur paraît grossière. En elle-même, elle peut constituer un vice de forme que les avocats de Guillaume ont pu utiliser pour exiger la nullité de la procédure et la remise en liberté du poète. C’est, en tout cas, une hypothèse.

La copie est certifiée conforme pour le Procureur de la République. 

Une information manuscrite et chiffrée, dans la partie supérieure du document, va permettre, par déduction, d’établir la provenance du document : 123. 216. Nous y reviendrons. On sait, par le poète lui-même (Mes prisons, article de Paris Journal du 14 septembre), qu’il arriva à la Santé “par la nuit claire”. Cette nuit claire renvoie soit à un début de nuit (en septembre les jours sont encore longs), soit à une nuit fortement étoilée et/ou de pleine lune. Après consultation des éphémérides au bureau des longitudes pour l’année 1911, il apparaît que la lune fut pleine le 8 septembre 1911 à 16 heures, soit seulement quelques heures après l’arrivée de Guillaume à la Maison d’arrêt de la Santé. On peut raisonnablement fixer cette entrée aux alentours de 23 heures ou minuit. La “nuit claire” se trouve ainsi explicitée.

Vendredi 8 septembre

On possède peu d’éléments sur cette première journée de détention sinon que le poète fait le douloureux apprentissage du temps carcéral. Il rédige le poème n°2 et le poème n°6 de la suite À la Santé. Des manuscrits datés le prouvent. Il envoie un télégramme à son avocat pour le désigner officiellement. Probablement, il écrit à son frère. Dehors, on s’organise. Un comité de soutien exigeant sa libération immédiate est constitué. Les signatures de personnalités des lettres et des arts, d’anonymes aussi, commencent à affluer. Mais Guillaume ne le sait pas encore. Pour le reste, il nous faut imaginer son emploi du temps à l’aide du règlement intérieur de la prison en vigueur à l’époque et de ce qu’il en retient lui-même :

Ce matin, vers 6 heures 30, un gardien a frappé à la porte de la cellule pour réveiller Guillaume. Mais Guillaume, de toute façon, avait mal dormi. Il devait se lever, faire son lit, mettre en ordre sa cellule, s’habiller, se laver.
Vers 7 heures, un gardien est entré pour la distribution du pain : 750 grammes pour la journée. Il lui a dit de se tenir prêt pour la promenade. Vers 8 heures, on est venu le chercher. Il n’avait pas long à marcher. Juste quelques mètres pour atteindre la cour. C’était une cour tout en longueur aux très hauts murs. Il fallait tourner. Occuper le temps. Une heure. Juste une heure. Dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, comme dans n’importe quelle prison.
Après, il est rentré. Toujours accompagné. Il n’a croisé personne.
De retour dans sa cellule, vers 9 heures, on lui a distribué une sorte de soupe de légumes. Il ne l’a pas trouvée mauvaise.
Jusqu’à midi, il n’a rien trouvé à faire sinon fumer quelques pipes pour passer le temps. Il s’attendait, peut-être, à un repas, une collation, quelque chose en tout cas qui vînt rompre momentanément l’ennui de cette journée. Il n’eut droit qu’à une “tisane” dont il ne put analyser le contenu. S’agissait-il de quelque produit, du bromure peut-être, destiné à calmer les ardeurs éventuelles des pensionnaires ?
Vers 15 ou 16 heures, il ne se souvient plus très bien de l’heure précise, il a dîné de légumes secs, 3 décilitres de haricots blancs avec un peu de saindoux. C’est tout. Après, il a attendu que la nuit tombe pour ouvrir son lit. 
Il devait être dans les 21 heures. C’est là, sans doute, comme il le raconte dans Mes prisons, qu’il ressentit sa première émotion violente, en se couchant, lorsqu’il découvrit sur le fer écaillé du montant du lit, à hauteur de sa tête, cette inscription gravée : “Dédé de Ménilmontant pour meurtre”. 

Samedi 9 septembre

Le samedi 9 septembre est une journée contrastée pour le poète. 
D’abord, parce qu’il espère une extraction afin de rencontrer le juge Drioux. Cette extraction n’aura pas lieu. Pour tromper l’ennui, Apollinaire écrit. C’est sans doute dans l’après-midi qu’il rédige, date et signe cette fin de poème retrouvée :

Et tous ces pauvres cœurs battant dans la prison
L’Amour qui m’accompagne
Prends en pitié surtout ma débile raison
Et ce désespoir qui la gagne


Il faut considérer que ce quatrain a été écrit dans l’après-midi car, selon Paris Journal du 12 septembre 1911 qui relate les conditions d’incarcération du poète à partir d’informations transmises par Albert, le frère de Guillaume, c’est après le goûter (qui correspond selon l’emploi du temps de la prison au dîner pris vers 16 heures) que le poète “fume et travaille”.
Sans doute, en cette fin d’après-midi aussi, le poète répond-il à quelques lettres de soutien comme en témoignent ces quelques lignes inédites adressées à un ami dont la signature demeure illisible :

Je vous remercie des paroles de réconfort que m’a apporté votre pneumatique. Je m’ennuie extrêmement et, ce soir, ce sera la troisième nuit que je serai à La Santé, le 15 de la 11ème. Ma main très amie et toute ma reconnaissance pour les attentions spontanées que vous me témoignez.
Je souhaite voir bientôt quelqu’un d’ami. Il y a trois jours que je subis un sort rigoureux. La règle de la prison de La Santé ne permet qu’un livre par semaine aux détenus ou, si l’on obtient permission d’en faire venir du dehors, il faut que ce soit d’une librairie, si bien que dans le cas où je devrais rester ici quelques jours encore, je ne pourrais avoir mes livres pour travailler. Merci et à bientôt.
Guillaume Apollinaire.

Le même jour, l’ami d’enfance, Toussaint Luca, avocat, informe Guillaume de sa visite pour l’après-midi même, “à partir de 4 heures”. Mais une autre lettre datée également du 9 septembre 1911 précise :

Mon cher ami,
Monsieur le juge d’instruction Drioux à qui je me suis adressé pour avoir un permis de communiquer me le refuse pour le moment sous prétexte que je ne suis ni ton parent ni ton avocat. Je désirerais seulement me mettre à ta disposition pour toute autre chose que les intérêts que tu as, avec raison, confiés à José Théry et te témoigner dans la circonstance actuelle toute ma sympathie. Dès donc que j’aurai un permis je viendrai te voir mais tu ferais bien d’écrire au juge que tu sollicites mon concours. 
Affectueusement. Toussaint Luca.

C’est également durant cette journée qu’Albert, le frère de Guillaume, se rend chez le juge Drioux pour obtenir un permis de communiquer qui lui est accordé. On sait par l’Echo de Paris en date du 10 septembre 1911, qu’il a, à cette occasion, avec le juge, “un long entretien”. On peut supposer, à juste titre, que le frère et l’ami avocat sont allés ensemble chez le juge.

Dimanche 10 septembre

Le dimanche 10 septembre, comme tous les dimanches, la prison tourne au ralenti. Les effectifs des gardiens ont été réduits. C’est aussi jour de relâche pour les prisonniers travailleurs. Comme l’indique Émile Vaudremer, l’architecte, dans son exposé présidant à la construction de l’établissement, “le dimanche est consacré aux exercices religieux ou à la lecture d’ouvrages fournis par la bibliothèque de la maison”. La messe a lieu le matin. Guillaume assista-t-il à l’office ? Cette hypothèse pourrait se confirmer si l’on examine les allusions à la religion contenues dans les textes écrits durant et après sa détention, allusions d’autant plus surprenantes que le poète ne semble pas très porté, habituellement, sur ces choses-là. Mais la mise à l’isolement probable du poète lors de son incarcération compromet cette hypothèse qui impliquerait que Guillaume ait été mis en relation avec d’autres prisonniers.

Ce qui est certain, en revanche, pour ce dimanche 10 septembre 1911, c’est que le poète bénéficie de son premier parloir famille. Albert, son frère, lui rend visite entre onze heures et quatorze heures. Dimanche est jour de parloir. La visite a lieu dans un box. Paris Journal raconte : “son frère seul l’a pu visiter. Encore n’était-ce qu’à travers deux sinistres grilles éloignées l’une de l’autre de 80 centimètres”. L’entretien dure une heure.

Albert profite également de sa visite à La Santé pour déposer sur le pécule de son frère la somme de dix francs (comme la découverte d’un bulletin de dépôt le confirme), qui va permettre à Guillaume de “cantiner” pour améliorer l’ordinaire.

Lundi 11 septembre

Le lundi 11 septembre, les avocats du poète, José Théry et Arthur Fraysse, viennent consulter les pièces du dossier au Palais. Maître José Théry, l’avocat “principal” d’Apollinaire a prévenu, par une lettre en date du 10 septembre 1911 : “j’irai vous voir entre 4 et 6”. On a confirmation de cette visite, de manière indirecte, par le Paris Journal du 12 septembre 1911 qui relate ainsi l’entrevue : 
[…] Maître José Théry est rentré hier à Paris. Il s’est d’abord rendu dans le cabinet de monsieur Drioux où il a pu prendre connaissance du dossier. Il s’est ensuite rendu à la prison de la Santé où il a eu un long entretien avec son client […].

Une autre coupure de presse précise la durée de cet entretien (Paris-Midi, 12 septembre) :

[…] Je suis revenu hier seulement de vacances et j’ai immédiatement pris connaissance du dossier de mon client… Je l’ai vu ensuite et nous avons causé pendant plus d’une heure […].

Pour cette journée, comme pour celle qui va suivre, une interrogation demeure : Albert Kostrowitzky, le frère de Guillaume, s’est-il rendu à la prison ce jour pour y visiter le poète, comme il l’affirme le lendemain dans la presse à l’annonce de la mise en liberté de Guillaume ? 

[…] Pour moi, je l’ai vu aujourd’hui et hier, il n’est pas déprimé et il s’attendait à sa mise en liberté[…]. 

Si les propos rapportés sont réels, ils indiquent que le frère du poète obtint des parloirs supplémentaires à des heures et des jours non prévus par le règlement puisque, en dehors du dimanche 10 septembre où l’on est assuré de sa visite à la prison, sa déclaration implique qu’il y fut également le lundi 11 et le mardi 12. Or, les parloirs n’avaient lieu, à cette époque, que le dimanche et le jeudi.

Apollinaire bénéficia-t-il d’un régime de faveur ? Sa détention fut-elle particulière ? Cela s’opposerait à certaines déclarations du poète précédemment énoncées. À moins qu’Albert, dans la précipitation du discours et par souci de simplification pour le journaliste, ne fasse allusion aux visites de l’avocat qui aurait pu lui transmettre les nouvelles de son frère. Le débat reste ouvert. Mais d’autres détails permettent de penser que les conditions de cette incarcération furent aménagées, voire personnalisées.

Mardi 12 septembre

Cette journée est celle de la mise en liberté provisoire du poète. C’est aussi, sans doute, la plus longue à vivre.

On sait qu’un interrogatoire est prévu pour 14 heures 30 dans le cabinet du juge d’instruction Drioux. La veille, Apollinaire a rencontré ses avocats. Le système de défense a été mis au point. On possède, à mots couverts, à travers les premières lettres envoyées par ses défenseurs ou amis, des indications sur le mode de défense à adopter :
[…] Tu as été abusé, tu as juste voulu couvrir un ami dans la gêne…

Ou bien :

Ton avocat remettra vite les choses au point […] Seulement, ne parle pas en son absence. La Sûreté raisonne et toi tu penses. Il est dangereux à toi de discuter dans ces conditions […].

Cette entrevue est capitale. Pour deux raisons. D’abord, parce que les avocats qui ont étudié le dossier la veille ont déjà annoncé leur intention de demander une mise en liberté provisoire. Sans doute, en ont-ils également discuté l’éventualité avec leur client. Guillaume est donc dans une situation d’attente et d’espoir. La seconde raison est plus incertaine et mystérieuse. Durant cet ultime interrogatoire, le poète sait qu’il doit être confronté à Pablo Picasso, son ami. On ne possède, pour l’instant, aucun indice permettant de connaître ce que fut la teneur de cette entrevue dans le bureau du juge. On a, cependant, grâce à différents témoignages, des impressions contradictoires.

Au Palais de Justice tout le monde attend. Depuis le matin très tôt, les journalistes et les photographes ont pris position dans le couloir distribuant les cabinets des Juges d’instruction.

Apollinaire arrive, sans doute aux alentours de 10 heures 30, à la Souricière du Palais de Justice par le 22, quai des Orfèvres, en fourgon cellulaire, à l’abri des regards. Les formalités d’entrée accomplies, il est conduit dans l’un des boxes de la prison et enfermé. Il s’y morfond de 11 heures à 14 heures 45. Vers midi, comme c’est la coutume dans cet établissement pénitentiaire “de passage”, on lui apporte un sandwich confectionné par les détenus auxiliaires de La Santé. 

Vers 14 heures 45, un garde vient le chercher et se menotte à lui selon les consignes de sécurité habituelles. Puis, ils suivent de longs souterrains humides et sales qui les mènent jusqu’au ventre du Palais. Quelques marches. Une porte qui s’ouvre. La lumière électrique soudain. Violente et crue. Et les flashes des photographes embusqués dans le couloir. Sur les photos, Guillaume paraît calme, reposé, confiant. Ses avocats, Arthur Fraysse et José Théry, sont présents. Sur l’un des bancs disposés à intervalles réguliers tout au long du couloir, le garde le fait asseoir.


La porte du juge Drioux s’ouvre bientôt. On lui ôte alors ses menottes, le greffier introduit le petit groupe et referme vite la porte. Il est 15 heures.

Il faut supposer que Picasso est déjà là. Peut-être arrivé par une porte dérobée. Sinon, comment expliquer le silence des journaux à son égard ? À aucun moment de cette affaire, en effet, le nom du peintre n’est prononcé. Comme si tout était organisé pour le protéger. La presse n’aurait pas manqué de relater cette péripétie judiciaire dans la vie de l’artiste si elle en avait été informée. Picasso, dès le début de l’affaire, bénéficia-t-il de protections plus importantes que celles de son ami ? On peut l’imaginer. 

On possède de cet événement plusieurs témoignages. Faut-il croire ceux de la presse ? On dit que lorsque les deux amis furent mis en présence, à la première question du juge lui demandant s’il connaissait le prévenu, Picasso aurait répondu qu’il ne l’avait jamais vu. On raconte qu’Apollinaire alors serait devenu “blanc comme un linge”. Pressant à son tour de questions le peintre désemparé, il aurait cependant fini par lui faire admettre leurs rôles respectifs dans cette histoire. 

L’entretien dure longtemps. Deux heures en tout. Vers 17 heures, la porte s’ouvre. Apollinaire apparaît. Il sourit. Ses défenseurs l’entourent. Eux aussi sourient.

Ils annoncent aux journalistes présents la mise en liberté provisoire. 
On emmène le poète.

À ma sortie du cabinet du juge d’instruction, je fus conduit par un garde républicain à la Souricière en attendant d’être ramené à la prison de la Santé pour les formalités de la levée d’écrou. Mes amis espéraient me voir tout de suite. Ils avaient compté sans la forme. Bien que l’ordonnance de mise en liberté provisoire eût été signée par monsieur Drioux de bonne heure, je ne fus pas relaxé1  avant 7 heures du soir. À la Souricière, j’offris à l’employé chargé de communiquer au directeur de la prison la mesure qui me concernait de lui faire prendre place à mon côté dans un taxi-auto sous l’œil vigilant d’un garde. Le brave homme sursauta. 

  • Monter avec vous en voiture, Monsieur ? Vous n’y pensez pas ? 
  • Pourquoi pas ? 
  • Non, non. Je regagnerai la Santé à pied comme c’est mon devoir de le faire.

Ne voulant pas me mettre sur les bras une nouvelle affaire, redoutant qu’on ne m’inculpât de corruption de fonctionnaire, je n’insistais pas davantage. Hélas, je n’étais pas au bout de mes tribulations. Selon un usage constant, les ordonnances de mises en liberté ne sont pas notifiées séparément à la Santé. Quand il y en a plusieurs dans une journée, ce qui était le cas aujourd’hui, on dresse une belle liste calligraphiée, comprenant tous les noms des inculpés à relaxer. C’est seulement quand elle est complète que le messager incorruptible s’en va pédestrement avec, dans sa poche, le papier si précieux pour les détenus assoiffés de grand air. C’est ce qui explique que les personnes venues au devant de moi se soient morfondues longtemps devant la lourde porte de la geôle. Il y avait là mon frère, Maître Toussaint Luca, mon ami d’enfance ; Maître José Théry. À sept heures enfin, j’ai franchi le seuil de la prison, un petit paquet sous le bras. 
(source : entretien donné au Petit Parisien, le 13 septembre). 

Franck BALANDIER

Notes

1.

À cet instant précis, le poète ne se trouve qu’en liberté provisoire. Probablement, sous contrôle judiciaire, comme certaines lettres à son avocat le laissent supposer. La relaxe n’interviendra que le 19 janvier 1912, lors du prononcé de non-lieu.