Expositions / Les prisons de Guillaume Apollinaire /
Les prisons de Guillaume Apollinaire

Traces, indices, preuves et... quelques découvertes complémentaires

Franck Balandier

L’enquête aurait pu s’achever ici. Sur quelques certitudes. Les apollinariens auraient accueilli avec bienveillance la modestie de la conclusion. On aurait absous l’auteur pour ses imprécisions. On lui aurait également pardonné les zones d’ombre abandonnées au bord de l’histoire.
Mais l’histoire, justement, à l’instant de l’écriture, à l’extrémité de la chute, semble balbutier. Ses balbutiements, ses imprécisions, apparaissent alors comme l’expression d’un Mystère. Avec une majuscule.
Il faut aller plus loin. Jusqu’au bout. Creuser encore. 
La vie tout entière du poète semble empreinte de mystère. Mystère de ses origines, mystère partiel de sa jeunesse, de ses études, de son incarcération, mystère de sa blessure annoncée.

Pour tenter de comprendre et rétablir les certitudes, il faut croiser les indices, vérifier des hypothèses, et d’abord partir d’Apollinaire lui-même, c’est à dire de ses textes. Ils constituent la première source. Ils tracent le premier cercle du réel. Ceux-ci sont relativement nombreux et correspondent à trois moments distincts de l’affaire :
1. Les textes annonciateurs  : avant l’incarcération, 
2. Les textes révélateurs  : pendant, 
3. Les textes vérificateurs  : après.




1. Les textes annonciateurs

Il s’agit de quelques pièces, articles ou tentatives qui permettent d’éclairer, voire de justifier, chacun à sa manière, l’histoire qui va survenir.

1.1. Et la garde qui veille aux barrières du Louvre… Le rapt de “la Joconde”

Article paru dans L’Intransigeant du 24 août 1911, soit deux jours après le vol de la Joconde, dénonçant “l’incurie” régnant au musée du Louvre.
L’intérêt que porte Apollinaire à ce vol peut s’expliquer de plusieurs manières. D’abord, il s’agit d’une œuvre d’art qui a été dérobée. 
Apollinaire est critique d’art. Ce vol est de portée symbolique. La Joconde a toujours été entourée d’une aura mystérieuse. Sa disparition agit comme une énorme farce puisqu’elle survient après d’autres vols moins prestigieux mais jamais élucidés. Enfin, Monna Lisa est l’expression picturale d’un classicisme absolu que les tenants d’un Art nouveau dont Guillaume, Picasso et quelques autres se réclament tout en « louchant » du côté du chef-d’oeuvre. La Joconde disparue, c’est une place laissée vide, un cadre disponible pour l’oeuvre du 20ième siècle. Mais quelle serait la toile « moderne » qui pourrait la supplanter ? Le titre de l’article rédigé par Apollinaire renvoie presque mot pour mot à un autre article paru dans le Petit Parisien en date du 11 septembre 1907, soit quatre ans auparavant, intitulé : Et la Garde qui veille à l’intérieur du Louvre...
Puis, en chapeau : ... Protège maintenant nos chefs-d’oeuvre contre les stupides exploits des éventreurs de tableaux et surveille particulièrement la « Joconde ». L’article est signé H.M.

Il est curieux de constater que Guillaume reproduit avec une quasi exactitude l’intitulé de l’article à quatre ans d’intervalle. Même s’il s’agit de la reprise d’un vers célèbre de Malherbe. Apollinaire archive-t-il les textes parus qui pourraient lui servir ? A-t-il conservé celui-là plus particulièrement ? Pour quel usage ? S’en souvient-il simplement ? Il est amusant de noter que d’ « intérieure » la Garde devient périphérique (« aux barrières »). La police dont il est question aurait-elle relâché sa surveillance et repoussé ses policiers vers l’extérieur ?
Notons que le premier article rédigé se situe à une période où, déjà, une vague de déprédations et de vols a été commise dans les musées et notamment au musée du Louvre dont certains journaux se sont faits l’écho. 1907 est également l’année où Géry Pieret dérobe les deux premières statuettes. Apollinaire conserve-t-il tous ces éléments troublants, toutes ces coïncidences en mémoire ? Sans doute, d’autant plus que l’article initial laisse sous-entendre, à plusieurs reprises, que les autorités craignent plus particulièrement pour certains tableaux comme celui de la Joconde. Était-il déjà question, en 1907, de dérober la Joconde ? La Sûreté avait-elle reçu des informations en ce sens ? Le titre, quasiment plagié par Apollinaire, l’est-il volontairement ? Dans ce cas, le poète se place dans la position critique du journaliste de 1907 et participe, à son tour, à la campagne de dénigrement contre les administrateurs des beaux-arts et des musées nationaux. En revanche, si le titre choisi par Guillaume n’apparaît que de manière aléatoire avec ce que sa mémoire lui apporte de réminiscences inconscientes, alors on peut s’interroger sur ce raccourci pratiqué par Apollinaire qui, à quatre années d’écart, semble, par article et événements interposés, jouer un « remake » de La Joconde menacée. Soupçonne-t-il déjà Géry Pieret d’avoir, peut-être, dérobé aussi la Joconde ? Ou bien le rapprochement des deux périodes évoque-t-il chez Guillaume des pistes, des explications ?

Déjà, en 1907, les protagonistes sont les mêmes, à de rares exceptions près.
En s’exprimant sur cette disparition, quatre ans plus tard, Apollinaire prend une part active à la campagne de dénigrement qui secoue le pays. Le climat délétère entretenu par la presse, les incidents à répétition, font croire à de la provocation et méritent d’être examinés de manière chronologique.
En 1889, déjà, Le Cri du Peuple, dans une série d’articles occasionnée par des disparitions d’objets non élucidées, alerte l’opinion sur l’utilisation qui est faite par le personnel du musée et un certain nombre de personnes d’un escalier non protégé : « ... L’escalier dont j’ai parlé donne sous le guichet du Pont des Arts, et s’il pouvait parler, on en apprendrait de belles... »
Dans un autre article, le journaliste anonyme demande la fermeture de cet escalier « où il s’introduit toute espèce de monde et où il sort aussi toute espèce de choses. Cet escalier n’a d’autre utilité que de servir à l’entretien des fricoteurs... »
En 1902, une série d’alertes au feu dans certaines parties du Louvre provoque à nouveau la colère des journaux. Chaque fois, est mise en avant la gestion et l’administration déplorable de l’établissement. En 1906, de nouveaux vols sont commis. Des responsables administratifs sont accusés nommément de négligence. A la demande du sous secrétaire d’Etat aux Beaux-arts, monsieur Dujardin Beaumetz, sous la pression de la presse, une enquête de police est diligentée par le Préfet Lépine.
Le journal Le Matin ouvre le bal le 3 novembre et titre : La fugue d’Isis. Le Louvre perd une Déesse.
Le journaliste s’interroge : vol ou mystification ? L’encombrement et le poids de la statue semblent écarter la première hypothèse. D’autant que la statue ne possède pas de valeur marchande. La « fugue » découverte, les gardiens mettent trois jours pour prévenir le directeur du musée. Ce dernier, informé, attend à son tour huit jours pour alerter monsieur Dujardin. Dix jours se sont écoulés et Isis est sans doute déjà loin.
A ce stade, même si l’affaire est remontée très haut, seul le directeur Homolle semble être désigné comme le responsable. Le temps écoulé avant de prévenir doit-il être interprété comme le temps nécessaire pour le directeur de s’assurer que la statue n’est pas cachée quelque part. A moins qu’il n’indique l’existence d’une enquête administrative. Enquête dont on peut cependant avancer la réalité puisque, dans cette même affaire, on apprend que l’étude de la comptabilité du musée laisse apparaître un trou de 50.000 Frs.
Le lendemain, dans La Petite république, un membre du sous secrétariat d’état aux Beaux-arts confie au journaliste : « Au Louvre ! C’est un moulin. Aux jours de pluie toute une catégorie de pauvres hères s’y abrite. Ils sont à l’abri du froid, du vent et ils peuvent sans être troublés dans leurs colloques, préparer quelque mauvaise aventure. Vous dirais-je l’opinion de monsieur Lépine sur ce point ? Il affirme en un paradoxe plus inquiétant qu’il n’apparaît que la moitié des crimes, ou des vols commis à Paris, se discutent dans les salles du Louvre. Ne riez point. Il y a dans cette boutade une parcelle de vérité. » Le 5 novembre 1906, L’Echo de Paris prend le relais. Pour le journaliste, il ne fait aucun doute que l’on a affaire à un mystificateur qui veut « prouver que le Louvre est mal gardé... »

Quant à monsieur Homolle, directeur du musée, interviewé pour l’occasion, il déclare avoir mené sa propre enquête avant d’en référer à la police sans rien trouver qui mette en cause un membre du personnel. Il s’étonne également que l’on veuille prouver qu’il est facile de voler au Louvre, ce qui ne peut qu’encourager d’autres à le faire.
Le Journal, daté du 8 novembre 1906, indique une piste sérieuse suivie par monsieur Guichard, chef de la brigade mobile : « Il s’agit d’un individu qui, par ses aptitudes et ses relations, avait ses entrées libres dans les endroits les plus reculés du musée. Cet homme, qui, cependant est un repris de justice, possédait une certaine confiance parmi le personnel de surveillance. Or, il a subitement disparu dès le jour où l’on s’est aperçu du vol de la statue... »
Le 10, Le Petit Parisien publie un long article sur Les vols au Musée du Louvre et révèle qu’une nouvelle pièce vient d’être volée ainsi qu’une tentative d’effraction commise sur une vitrine. Il s’agit, cette fois, d’une statuette ibérique sans valeur commerciale mais qui possède certaines ressemblances avec une autre pièce appelée La Dame d’Elché à côté de laquelle on l’a exposée. Interrogé, le conservateur note : « ... Le voleur de la figurine devait être un ignorant, un individu qui avait pris un objet au hasard. Pourquoi s’attaquer, de préférence, à cette statuette de pure valeur archéologique alors qu’il eût pu s’emparer d’un objet autrement précieux, commercialement parlant, sans courir d’autre risque... »
Puis, l’article fait le point de l’enquête sur la disparition de la statuette d’Isis. Il y est, à nouveau, question de l’escalier cité quelques années plus tôt :

« ... Or, des ouvriers employaient parfois l’escalier dont nous venons de parler pour aller effectuer des réparations sur le toit de l’édifice. L’un d’eux, un plombier, de nationalité italienne, qui se fit régler son compte le 20 octobre, ne reparut plus dès lors... Et cet homme, si bénévolement engagé, comme tant d’autres, était... un repris de justice... »

On le voit, pour certaines affaires antérieures, des ressemblances, des coïncidences, des similitudes de méthodes, permettent de s’interroger sur l’existence d’un ou plusieurs individus qui, de connivence ou individuellement mais avec beaucoup de facilités, peuvent « se servir » au Louvre. A travers les différentes pièces du dossier, on constate déjà beaucoup de « rapprochements » possibles où il est souvent question de la Joconde, de l’art ibérique, de l’Espagne et de l’Italie.
Cette campagne de dénigrement sporadique, récurrente, se poursuit, entretenue tour à tour par quelques grands quotidiens. Et lorsque la Joconde disparaît en 1911, au beau milieu d’un été suffocant, dans un Paris engourdi dont l’actualité tourne au ralenti, l’occasion est trop belle de stigmatiser à nouveau.
Dans un rapport confidentiel en date du 23 août, soit deux jours après « l’enlèvement », un informateur de police précise que « parmi les journalistes l’opinion la plus courante et la plus persistante est que nous sommes en présence d’un reportage sensationnel destiné à prouver que les trésors artistiques du pays sont à la merci du premier venu...
C’est une mystification à effet...
L’enlèvement de la Joconde... doit être l’oeuvre d’un des trois journaux ci-après : Le Matin, l’Intransigeant ou l’Excelsior. Entre reporters et journalistes on fait actuellement des paris là-dessus. Beaucoup parient pour l’Intransigeant.
Mais c’est Paris Journal qui, dès le début septembre, devient le véritable pivot de l’affaire et l’objet de tous les soupçons comme en témoigne ce second rapport de l’informateur de police daté du 8 septembre 1911, soit le premier jour de l’incarcération de Guillaume : ... On cite maintenant « Paris Journal » comme se préparant la très grosse réclame avec le retour de la Joconde, retour qu’il organise à petites journées en graduant ses effets...
La mise en scène qui a précédé la restitution de diverses pièces dérobées au Louvre a paru à beaucoup comme une préface au grand coup qui se prépare...
La Joconde n’est pas perdue... elle reparaîtra un de ces jours sans le concours de la police...
Paris Journal prépare graduellement ce retour sensationnel... 
Paris Journal dont le poète est, par ailleurs, collaborateur.
C’est au siège de Paris Journal que Géry Pieret dépose, moyennant finance, la troisième statuette.
C’est Paris Journal qui publie les confidences du voleur en laissant apparaître, à demi-mots, le rôle joué par Apollinaire.
C’est par Paris Journal que la Sureté semble être “informée”.
C’est par l’intermédiaire de Paris Journal que sont restituées au Louvre les deux premières statuettes.
C’est Paris Journal qui lance et conduit la pétition exigeant la libération du poète.
C’est Paris Journal qui “reçoit” et publie la lettre signée Géry Pieret disculpant Guillaume.
C’est, enfin, Paris Journal qui demande à Apollinaire le récit de sa détention et le fait paraître dans ses colonnes sous le titre Mes prisons.

On le voit, cette gazette se situe au centre de la tourmente vécue par le poète. Non seulement au centre mais alimentant l’histoire, la prolongeant même de curieuse manière. Gageons que son directeur, Étienne Chichet, ami des arts et des lettres, employeur et ami de Guillaume, avait tout intérêt à l’entretenir pour d’autres raisons que financières. D’autant que, dans cette malencontreuse affaire, le quotidien fut à la fois complice de Guillaume, en l’aidant à restituer les statuettes, et “auxiliaire de police” en mettant celle-ci sur la trace des suspects (voir, plus loin, le rapport administratif du musée du Louvre). Cependant, ni Étienne Chichet ni aucun de ses collaborateurs ne furent inquiétés. Aucun. Sauf Apollinaire, bien entendu.
Certes, on peut en déduire que Paris Journal cherchait à innocenter un collaborateur que, bien imprudemment, il avait jeté sur le devant de la scène. On peut en déduire aussi que son directeur se trouvait personnellement touché par l’épreuve de son chroniqueur. On peut tout imaginer. Mais, on ne peut pas évacuer l’idée d’une manipulation (dont les mobiles restent obscurs) organisée par Étienne Chichet en accord ou sans l’accord du poète. 
Faut-il encore douter de son éditeur, Stock ? D’une possible machination orchestrée par lui pour relancer les ventes moyennes de L’Hérésiarque ? Cela paraîtrait monstrueux. Cependant, le ton presque badin que P.V. Stock emploie dans une lettre adressée à Guillaume durant sa détention (12 septembre) laisse supposer qu’il ne se fait aucune illusion sur la gravité du délit ni aucun doute sur la libération certaine du poète, à moins qu’il ne suggère qu’Apollinaire lui-même soit responsable, directement ou indirectement, de sa propre incarcération ? Jugeons-en plutôt :
Cher ami,
Je rentre aujourd’hui après une absence de quatre jours. Puis-je vous être utile ? Puis-je aller vous voir ? Recevez-vous dans votre nouvelle résidence ? Amitiés.

Puis un autre papier, non daté et sans destinataire connu, toujours de l’éditeur, P.V. Stock :
Voici Apollinaire relâché. Le voilà lancé et bien lancé ; s’il travaille et si son prochain bouquin est bon ce sera le succès. "L’Hérésiarque" se vend un peu (60 ou 80 exemplaires sont partis ces jours-ci. Cordialement.

Enfin, une lettre postée de Royan, datée du 13 septembre et signée de Boutelleau l’un des directeurs des éditions Stock :
Mon cher ami,
Je ne vous ai pas écrit le premier jour de vos aventures policières, persuadé que ma lettre ne vous parviendrait pas. Je n’ai jamais douté de vous, et j’aurais voulu le dire le premier. Enfin, vous sortez de prison plus célèbre que vous n’y êtes entré ; vous savez que vous avez beaucoup d’amis et L’hérésiarque est très recherché. Ceci vaut bien quelques ennuis. La lettre de « d’Ormesan » est bien jolie. Je pense que votre famille est très heureuse de vous retrouver ; qu’elle ne regrette pas ces quelques jours de séquestration qui sont désormais glorieux. Bien affectueusement.


1.2. Un vol à la Cour de Prusse.

Projet de conte. Probablement composé entre 1906 et 1908. Pour la première fois, le nom du Baron d’Ormesan est utilisé comme personnage littéraire. Le Baron d’Ormesan vient de sortir de Fresnes. Géry Pieret fréquente déjà Guillaume. Guillaume s’en est-il, dès ce moment, inspiré pour créer un nouveau personnage de fiction ? Ce début d’aventure annonce déjà les nouvelles de l’Hérésiarque et Cie. 
Voir ci-dessous.

1.3. L’Amphion faux messie. 

Dernière nouvelle du recueil “L’Hérésiarque et Cie”. L’ouvrage paraît le 26 octobre 1910. Pour le personnage principal de cette nouvelle, le Baron d’Ormesan, Apollinaire semble prendre modèle sur Géry Pieret, son secrétaire. Les aventures vécues par le Baron sont prémonitoires. Elles permettent de penser que Guillaume connaissait parfaitement le mode de vie de Pieret et de ses frasques. C’est d’ailleurs sous le nom du Baron Ignace d’Ormesan que Géry Pieret signera la lettre adressée à Paris Journal le 9 septembre 1911 qui disculpe sans ambiguïté son “patron”. Cette lettre, comme la pétition de soutien organisée par les amis de Guillaume, influencera la décision du juge d’instruction sur la mise en liberté provisoire du poète.
Il faut s’arrêter, un peu, à ce personnage littéraire qui, tel un Pinocchio entre les mains de son démiurge, s’anime soudain, se débarrasse de ses fils pour vivre sa propre vie. Dans quelle mesure, Géry Pieret inspira-t-il l’écrivain pour la création du Baron d’Ormesan et à partir de quel moment le personnage créé redevint une personne, puisant alors dans sa propre fiction l’inspiration nécessaire pour entretenir le mythe ? On le sait, Guillaume Apollinaire invente peu. Sa fiction se construit d’abord dans l’observation du réel puis dans une retranscription plus ou moins “décorée”. On l’a vu avec le poème écrit en prison, images à l’appui, l’intrusion et l’utilisation de mots ou de tournures décrivant de manière imaginaire cette expérience malheureuse sont toujours maîtrisées et relativement rares. De l’effet, certes, mais qui s’appuie toujours sur du vrai.
On a vu de quelle manière, peut-être, le mot Ormesan avait été composé. Si son invention renvoie, une fois encore, au fameux mystère des origines, on peut, en revanche, s’interroger sur le titre de baron que Guillaume lui octroie.
On sait chez lui l’importance de cette particule. Wilhelm de Kostrowitzky ou Wilhelm Kostrowitzky ? Au vu des pièces officielles, comme le mandat de dépôt et le registre d’écrou, toutes pièces qui nécessitent 
l’exactitude des déclarations et les vérifications d’usage, Apollinaire n’est pas noble même si l’orthographe de son patronyme se trouve, elle-même, fautive (Kostrowitsky). Mais il faut savoir aussi que pour les noms d’origine polonaise, la particule n’est pas marquée. Selon Michel Décaudin, la noblesse de la famille Kostrowitzky ne fait aucun doute et, dès 1880, Angélica se fait appeler Madame de Kostrowitzky. Concernant notre enquête, en suivant la logique de Pierre Marcel Adéma, l’un des biographes du poète, d’Ormesan fut-il d’Ormespan, lui-même anagramme d’Aspremont ? Et si d’Ormesan est aussi d’Aspremont, c’est-à-dire à la fois un personnage de fiction comme le père probable du poète, c’est-à-dire en même temps mythe et réalité, il faut également dégager, concernant le titre de baron qui lui est accordé, ce qui relève de l’imaginaire ou du vécu dans ce choix.
A ce sujet, il est intéressant de constater que Guillaume eut dans son entourage plus ou moins proche différentes relations à particule. S’en inspira-t-il pour “créer” d’Ormesan ? Jean Mollet, dit le Baron, usurpateur, baron pour de faux, compagnon de bohème pour Guillaume, farceur, mystificateur. Quelle fut sa part dans cette histoire ? Il est intéressant de constater que Michel Décaudin et Pierre Marcel Adéma le présentent, dans l’Album Apollinaire de la Pléiade comme un “fidèle ami depuis le Festin d’Esope et secrétaire occasionnel.” Ce secrétaire occasionnel dont l’expression se retrouve à l’identique, ailleurs, à propos de Géry Pieret. Dans une lettre adressée à Picasso alors en vacances à Céret, dans les Pyrénées orientales, le 24 juillet 1911, Apollinaire lâche cette phrase :
Le Baron travaille beaucoup, mais je voudrais bien qu’il trouvât une autre occupation...
Selon Hélène Seckel et Pierre Caizergues, éditeurs de la correspondance Picasso/Apollinaire, il ne peut s’agir que du Baron Mollet. Or, à cette date, un autre Baron qui va bientôt signer d’Ormesan habite chez Guillaume. Il s’appelle Géry Pieret. Ou tout autre identité qui conviendra. Quel est le type de travail dont il est question ? Avouable ou inavouable ? Pourquoi le poète souhaite-t-il qu’il trouve une autre occupation ? Fait-il allusion à son souhait, exprimé par ailleurs, dans une lettre à Gide, de juin 1911, de le voir déguerpir ?
« ... J’ai dû prendre chez moi un jeune homme ancien camarade à moi revenu d’Amérique... Il était prêt aux plus vilaines choses et je ne pouvais le laisser sur le pavé... Ce garçon que je vois tout le jour finit par m’agacer au point que, pour ne pas le lui faire sentir, je sors parfois pensant devenir fou... »
D’autres titres de noblesse vagabondent encore autour du poète. La Baronne Brault, Directrice fondatrice de la revue L’indépendance politique et littéraire.
La Baronne d’Oettingen, sœur de lait du peintre Serge Férat, tous les deux amis de Guillaume.
A noter également, au cours de l’enquête, telle qu’elle fut relatée dans la presse, les soupçons qui se portèrent, un temps, sur un garçon de café du nom de Gueneschaut (ou Gueneschan) qui s’était vanté auprès de la police de savoir où se trouvait la Joconde et de pouvoir la restituer moyennant finances. Son témoignage, tel qu’il apparaît dans la chronologie, juste après la disparition de Monna Lisa, apporte des indications troublantes. L’un des journaux le précise d’ailleurs :
“L’insistance du garçon de café, les renseignements fort curieux qu’il donna, les réticences dont il entoura son récit, très vraisemblable, décidèrent le service de la Sûreté à étudier à fond la piste indiquée par le jeune homme.”
Dans la Libre Parole, on note encore :
“Le jeune homme donna son nom, Armand Guénéschan, garçon de café, demeurant 12, rue de Cléry, et il déclara qu’il savait où se trouvait la Joconde : chez un personnage titré et très riche, un baron, dont il ne pouvait pas dire le nom car il lui devait beaucoup de reconnaissance. Cet homme avait fait enlever du Louvre la Joconde, pour laquelle il professait une admiration passionnée, par un de ses domestiques, russe d’origine. C’est ce domestique que le plombier Sauret avait rencontré dans l’escalier du Louvre. Le personnage au nom mystérieux était, d’après Guénéschan, un maniaque…
… Bientôt, on murmura le nom du riche personnage accusé par Guénéschan d’avoir fait voler la Joconde : le baron Basile de Schlitchtin, 41, rue Cambon…
… Certes, le baron est amateur d’œuvres d’art et collectionneur ; mais de là à faire ravir la Joconde, il y a un abîme...
… Monsieur Malvy, sous-secrétaire d’Etat à l’intérieur, qui assista aux différents interrogatoires que l’on fit subir hier à Gueneschan, a, paraît-il, été frappé de certains à-côtés de l’affaire ??? (sic).”
Quels furent ces à-côtés ?
Toujours au titre du vocabulaire, la nouvelle qui relate les aventures du baron d’Ormesan est intitulée L’amphion faux messie. Elle prend sa place à la fin du recueil de nouvelles, L’hérésiarque & Cie. Il y est question d’une “antiopée” que compose le baron d’Ormesan :
“Quelques temps après, je reçus une lettre datée de la prison de Fresnes. Elle était signée du baron d’Ormesan. “Cher ami, m’écrivait cet artiste, j’avais composé une antiope intitulée : La Toison d’or. Je l’exécutai un mercredi soir...
... Vers minuit, rue de la Paix, je brisai quelques vitrines de bijoutiers. On m’arrêta assez brutalement, et on m’incarcéra sous le prétexte que je m’étais emparé de divers objets d’or qui constituaient la Toison, but de mon antiopée. Le juge d’instruction n’entend rien à l’amphionie, et je vais être condamné si vous n’intervenez pas...
... Comme je ne pouvais rien pour le baron d’Ormesan, et que je n’aime pas avoir affaire à la Justice, je ne lui répondis même pas.”
Ces extraits, comme bien d’autres tirés de cet épisode, laissent une impression étrange, vaguement prémonitoire. Le titre, si l’on s’en tient à la mythologie, n’est pas, une fois encore, sans ramener à la légende des origines de Guillaume. Tout semble correspondre. Et s’il n’était question de date, la fiction se plaçant avant la réalité, l’écriture devant l’aventure, on serait frappé par plus d’une ressemblance.
Rappelons qu’Antiope, dans la mythologie grecque, fille du roi de Thèbes, est séduite pendant son sommeil par Zeus qui a pris les traits d’un satyre. De cette union, naît Amphion. Amphion sera poète et musicien. Plus tard, Zeus, à nouveau, pour corrompre Alcmène, vertueuse épouse d’Amphion, prend la forme d’Amphion pour la séduire. Le choix de ces personnages légendaires est troublant. Amphion est le fils d’un “père non dénommé”. Zeus, le père non dénommé, se situe au plus haut de l’Olympe des Dieux. Il est le Dieu suprême. Guillaume, comme Amphion, est poète. Sa mère, comme Antiope, se serait-elle laissée séduire par un satyre qui ne serait autre que Zeus lui-même ? Dans ce cas, par deux fois, comme Amphion, Guillaume serait la victime d’un même homme : celui qui lui donne la vie puis celui qui lui ravit sa femme.
On est dans le travestissement démiurgique.

1.4. La prison réformatrice.

Article paru dans La Démocratie sociale du 19 février 1910 dont la teneur prouve les préoccupations humanistes du poète concernant le système carcéral. Il ne sait pas alors qu’il l’expérimentera lui-même.

1.5. A la cloche de bois.

Pièce de théâtre, en un acte, relatant, de manière humoristique, une tentative de grivèlerie commise par deux femmes. On a souvent raconté que cette situation comique avait été inspirée par l’aventure que Guillaume et son frère avaient eux-mêmes vécu, par la faute et l’imprévoyance de leur mère, à Stavelot, en Belgique, lorsqu’ils étaient jeunes. Une autre version laisse penser que “l’inspiration” pourrait être un peu plus ancienne et qu’elle se rattache à une autre mésaventure vécue par la mère elle-même, dans une station thermale à la suite d’une dette de jeu, ce qui expliquerait le choix d’un personnage féminin. Enfin, selon Michel Décaudin, il s’agirait d’un fait-divers, rapporté dans un journal local et survenu à Aix-les-Bains au début de l’année 1899, dont Guillaume s’inspire. La date de rédaction, selon les auteurs et la version retenue, varie entre 1898 et 1900.
Il est frappant de constater, une fois encore, les traces laissées dans l’imaginaire du poète par ses péripéties. Faut-il, dans cet épisode, voir l’élément précurseur, le signe d’une “prédisposition” pour la délinquance ? Ou, sinon d’une prédisposition, d’un goût, d’une tournure pour l’imposture ? Pour qui s’intéresse, un tant soit peu, à Apollinaire, chacun connaît la véritable histoire de A la cloche de bois. Ce qu’il faut noter au sujet de cette anecdote et en se rapportant à l’affaire des statuettes c’est que le poète n’en est pas à son premier forfait (si l’on veut parler un peu brutalement). Aux yeux de la Justice et pour employer une expression juridique, il ne peut être considéré, en 1911, comme “primaire”. Il n’est pas inconnu de la Justice française puisque son prénom, ainsi que celui de son frère, ont été cités lors de la comparution de madame de Kostrowitzky pour l’affaire de Stavelot. Certes, à cette époque, il n’est pas majeur (la majorité s’obtenant à 21 ans) et ne peut donc être reconnu légalement responsable de ses actes. Mais il a, tout de même, commis, lui-même, le délit.
Il convient également de souligner que dans l’une et l’autre affaire, si l’on s’en tient à la surface des choses et des faits, Guillaume agit et commet par procuration, par faiblesse ou sous influence. Sous l’influence de sa mère, d’abord, à Stavelot. Sous l’influence de Géry (ou de quelque autre personne à identifier) pour les statuettes. Le poète se laisse aisément entraîner. Doit-on en conclure à une faiblesse de son caractère, signe d’un homme qui ne sait pas refuser, à personne et surtout pas à ceux qu’il aime ou qu’il apprécie ? « Suit-il une pente naturelle ? » Le passage à l’acte délictuel, celui commis par d’autres agit-il sur lui comme un modèle ? L’interdit provoque-t-il en lui une sorte de fascination ? A qui veut-il ressembler ? Tout paraît indiquer une immaturité, en tout cas quelque chose qui est encore de l’ordre de l’enfance buissonnière...
Dans la nomenclature des infractions pénales, la complicité (infraction retenue contre Guillaume dans l’affaire des statuettes) désigne souvent celui qui participe de manière plus passive qu’active à la commission du délit ou du crime. Le « comparse » apparaît souvent pâle et comme aspiré et fasciné par celui qui représente l’exemple qu’il va tenter sinon d’imiter en tout cas de suivre. Géry, « auteur », Apollinaire « complice », jusqu’où va le dédoublement ? En d’autres termes, si la participation du poète aux frasques de son secrétaire est avérée, il est nécessaire d’en établir la gravité : se contente-t-il de suivre, agit-il de conserve ou précède-t-il Géry ?
S’agissant de la première hypothèse, il conviendrait d’énoncer que dans toute tentative d’imitation, l’élève fasciné finit toujours par vouloir s’émanciper du maître pour en acquérir le savoir et/ou la renommée. Dans cette fascination et cette quasi soumission, cette faiblesse face à celui qui ne fut, pourtant, qu’un « secrétaire occasionnel », il faut s’interroger sur « l’interchangeabilité » des deux personnages, tour à tour esclave et/ou maître, soumis et/ou dominateur, complice et/ou auteur.
Pour conclure cette réflexion, voici l’opinion de Paul Léautaud tirée de son Journal  :
« Curieux, même un peu mystérieux personnage, Apollinaire... Il m’apparaît... quelquefois avec un certain côté aventurier, un peu équivoque...
Quel singulier personnage ! On le sent plein de dessous. D’où vient-il, qu’a-t-il fait, que pense-t-il, quelles actions, quelles moeurs, quels sentiments...
Billy dit que c’est un faible qui peut se laisser entraîner à n’importe quoi... »


2. Les textes révélateurs

Il s’agit des textes rédigés durant la détention. 

2.1. A la Santé.

Série de poèmes composés en cellule. Il n’est pas certain d’ailleurs que l’intégralité ait été rédigée en prison. En tout cas, tels qu’ils apparaissent dans ALCOOLS, ils sont datés de septembre 1911. Plusieurs variantes existent de cette suite qui n’ont pas été retenues dans l’édition finale. A la Santé figure dans le recueil ALCOOLS paru en 1913. Elle s’intitula d’abord A la prison de la Santé.
Les variantes, non retenues dans la version d’Alcools, mettent en évidence un retour du poète, sinon à la religion du moins à la prière. Apollinaire, dans une situation qu’il ne maîtrise pas, s’en remet à Dieu. Cette soudaine (re)conversion est le signe d’une impuissance, d’une incapacité à résoudre ses difficultés par les moyens ordinaires. Les exemples abondent de ces retours intempestifs à la foi lorsque tout le reste semble vain. Pour Apollinaire, en cette circonstance, la prière paraît alors l’ultime recours. L’unique superstition. On sait aussi ce que valent ces déclarations formulées dans la douleur ou le désespoir. Ils agissent comme des actions de grâce, des rédemptions, des actes de contrition, voire des “mea culpa” :

Et je viens de dire un rosaire
Avec mes doigts pour chapelet
O vierge sainte écoutez-les
Écoutez mes pauvres prières…
… Je suis Guillaume Apollinaire
Dit d’un nom slave pour vrai nom
Ma vie est triste tout entière
Un écho répond toujours non
Lorsque je dis une prière…
… Je viens de recevoir des lettres
Vous ne m’abandonnez donc pas
Jésus que l’on emprisonna
Et que les douze abandonnèrent…
… Je viens de retrouver la foi
Comme aux beaux jours de mon enfance
Seigneur agréez mes hommages
Je crois en vous je crois je crois…

Dans ce dernier vers, Guillaume se persuade littéralement de cette croyance. La répétition l’indique assez. 

2.2. Myriès le chanteur.

Ce poème d’un détenu anonyme a été recopié au dos d’une couverture de cahier d’écolier (ce qui prouve qu’Apollinaire bénéficia de fournitures cantinables très rapidement) et publié sous forme d’article dans Paris Journal du 15 septembre 1911. 
Le recto de la couverture, sur lequel est imprimé le mot France au-dessous d’une Semeuse, porte, dans l’angle supérieur gauche, des inscriptions au crayon de bois (en partie masquées car la couverture a été collée, de ce côté-là, sur une feuille de papier), qui sont de la main du poète. Il semble qu’il s’agisse d’une liste partielle de produits de consommation avec des prix s’y rapportant : 
gruyère 70 
fruits 15
conserve...
Sans doute, s’agit-il d’une liste établie par Apollinaire afin de se procurer des produits de cantine mis à disposition des détenus pour améliorer l’ordinaire. N’oublions pas que son frère Albert a déposé sur son compte nominal, au greffe, la somme de 10 Francs.
La lecture du document original (le poème a été recopié à l’encre bleue) fournit une indication sur la “situation géographique” du poète, puisqu’il signe ce texte comme “le quinze de la septième et non plus comme “le quinze de la onzième”.
Une autre indication permet de situer la cellule du poète du côté de la rue Jean Dolent, à l’époque, rue Humbolt : le bruit du métropolitain évoqué dans le poème ne peut être entendu que de ce côté-ci de la prison. Côté rue et non pas côté cour :
“Vous qui habitez cette cellule,
Vous entendrez par moment
Dans votre solitude
Du métro le roulement…”

Il s’agit bien sûr de la ligne Nation-Etoile et de la station Nationale toute proche.


3. Les textes vérificateurs :

Leur nombre, relativement éloquent, et leur prolongement dans le temps, confirment l’importance des marques laissées dans la vie du poète et l’influence persistante de cette histoire sur sa mémoire.

3. 1. Mes prisons.

Article paru dans Paris Journal du 14 septembre 1911 relatant de manière assez chronologique et journalistique ce que fut l’incarcération du poète. Ce témoignage fut écrit à la demande du rédacteur en chef du quotidien et publié, précédé de quelques lignes explicatives : « Quelles sont les impressions qu’on peut éprouver, quand on a conscience de n’avoir obéi à aucune intention répréhensible, et que cependant, l’on se voit arrêter et maintenir quatre jours en prison ? C’est ce qu’il nous a paru intéressant de demander à M. Guillaume Apollinaire, qui vient, comme nos lecteurs le savent, de passer par cette épreuve. »
Ce texte constitue la seconde source principale d’informations pour cette enquête.
Il était d’ailleurs admis qu’il constituât l’unique récit à la première personne sur la détention de Guillaume. L’article, dont certains apollinariens considèrent que le manuscrit correspondant est celui reproduit et réduit dans L’Album de La Pléiade publié en 1971, avait apporté aux lecteurs de Paris Journal, seulement deux jours après la mise en liberté provisoire du poète, un certain nombre de renseignements et de précisions sur les conditions d’incarcération d’Apollinaire.
Il a, d’ailleurs, fait l’objet, ici même, d’une lecture attentive et critique. Cependant, lorsque l’on se penche, à la loupe, sur le manuscrit contenu dans L’Album, on découvre une version sans doute antérieure et non retenue de l’article Mes prisons. Ce « brouillon » apporte des éléments déterminants dans la compréhension et la chronologie des faits. Surtout, il insiste sur les événements qui précèdent l’incarcération. D’abord, le motif de l’inculpation fait apparaître une très légère nuance quant à son interprétation. Les apollinariens, comme on l’a vu, ont souvent hésité entre recel, recel de malfaiteur ou complicité de vol. Le juge signifie à Guillaume une complicité de vol par recel. Le par étant une explication orale donnée par le magistrat pour préciser la qualification de l’infraction. Mais le mandat de dépôt conserve la complicité de vol, plus large et plus répressive, qui permettra, le cas échéant, d’affiner la procédure.

Concernant la chronologie, de précieuses indications permettent d’établir, de manière certaine, l’arrivée en prison du poète à dix heures du soir. Cette précision de temps éclaire (sans jeu de mot) ce que le poète en dit dans l’article Mes prisons et justifie, en les renforçant, certaines des déductions établies à ce sujet dans le chapitre II. Surtout, cette heure d’arrivée autorise, par recoupements successifs, une reconstitution des dernières heures de liberté de Guillaume. Ainsi, le poète révèle, pour la première fois et avec certitude, le nom et le rôle des policiers en charge de l’affaire. Il indique qu’un interrogatoire mené par le Juge Drioux à la Préfecture a eu lieu avant la perquisition. On apprend que cette dernière se borne “à la recherche sommaire des lettres de Pieret” que Guillaume a, de toute manière,” réunies”. De retour à la Préfecture, Guillaume dîne dans la salle de garde. Ensuite, il se rend à pied, accompagné de policiers, au tabac du boulevard Saint-Michel. Puis il prend un fiacre, toujours accompagné, qui le conduit à la Santé. A son arrivée, il est remis au greffier. Il est dix heures du soir. Ces premiers éléments permettent de préciser les conditions de la garde à vue dont on a longtemps pensé qu’elle avait débuté après la perquisition chez Guillaume. A travers ce texte, on s’aperçoit que cette perquisition, visiblement de pure forme, n’intervient qu’après de longs interrogatoires dans les bureaux de la Sûreté.
Dès le matin du 8 septembre, le poète est interrogé. Monsieur Hamard, Chef de la Sûreté, et monsieur Drioux, juge d’instruction, mènent le jeu. On peut supposer, à ce qu’en raconte le poète, qu’il a d’abord affaire au chef de la Sûreté “dont les colères sont terribles”. Sans doute, de la part du policier, une manière d’intimider le “suspect”. Lorsque, comme l’exige la procédure, à l’issue des interrogatoires, le juge Drioux signifie à Guillaume son motif d’inculpation, on est frappé par la déférence marquée par les représentants de l’ordre à l’égard d’Apollinaire. Lors du trajet en voiture pour la perquisition, “ces messieurs furent charmants…Ils eurent l’attention de ne pas faire arrêter la voiture devant chez moi…[Ils] voulurent bien me faire quelques compliments sur mon intérieur…” Décidément, le suspect bénéficie d’une délicatesse peu commune. Les policiers ont-ils reçu des ordres pour ménager l’homme de lettres, envisage-t-on déjà son innocence probable ou, en tout cas, sa faible responsabilité ? On se prend à rêver d’un suspect, même présumé innocent, qui dînerait dans la salle de garde de la Sûreté puis qui se rendrait, accompagné mais non point menotté, à pied, jusqu’au tabac du boulevard Saint-Michel pour y effectuer ses dernières emplettes avant incarcération. Visiblement, la dangerosité du client n’est pas établie.

Une fois la porte de la Santé franchie, on comprend mieux également les déambulations du poète. Les “interrogatoires sommaires” correspondent aux interrogatoires d’identité, prises d’empreintes, anthropométrie. Les violences représentent sans doute, au-delà d’une brutalité physique ressentie, les différentes fouilles, mises à nu programmées jusqu’à ce que le prévenu se retrouve en cellule. Les petits écriteaux, répartis à l’intérieur de la prison, dans les endroits communs ou de passage, rappellent les règles d’hygiène en vigueur à cette époque (“il est interdit de cracher”, etc.).
Avec plus de précision encore, on sait ce que sera le paquetage (le “fourniment”) du poète.
Voici quelques extraits de ce récit à la première personne sur la détention d’Apollinaire à la prison de la Santé :
« ...Lorsque le juge d’instruction Mr Drioux m’eut déclaré que j’étais inculpé de vol par recel, on m’emmena dans la salle de garde des inspecteurs de la sureté où, bientôt, MM. Hamard, Robert et un jeune homme, secrétaire du chef de la Sûreté, vinrent me prendre et me firent monter en automobile pour venir perquisitionner chez moi...
... Ils eurent l’attention de ne pas faire arrêter la voiture devant chez moi mais dans la rue La Fontaine...
... La concierge était sur le pas de la grille et me salua quand je passai...
... Chez moi, je changeai de flanelle et de chemise, préparai trois faux-cols et quelques mouchoirs. Ces messieurs étant tous là voulurent bien me faire quelques compliments sur mon intérieur et bornèrent la perquisition à la recherche sommaire des lettres de Pieret que j’avais réunies...
L’automobile me ramena à la Préfecture où je fus confié à monsieur Soubeyran, inspecteur...
... Je dînais dans la salle de garde. Dîner léger arrosé d’un peu de vin et d’un peu de cidre avec de la glace qui me fit du bien. Ensuite, nous allâmes, monsieur Soubeyran, un autre inspecteur tout jeune et moi jusqu’au bureau de tabac du boulevard Saint Michel à pied pour m’acheter des allumettes, du papier à cigarettes, un peigne et du savon. Nous prîmes un fiacre qui nous mena jusqu’à la porte de la prison de la Santé...
... Il est dix heures du soir...
... J’oublie l’impression heureuse que m’avait donnée la cour de la prison pleine de plantes grimpantes. Les couloirs où nous allons, le greffier et moi, sont innombrables. Plusieurs interrogatoires sommaires, violences, portes sans nombre, de petits écriteaux. On me fait prendre des draps, une couverture, une grosse chemise de toile avec rayure bleue sur les coutures. Puis le greffier me remet à un autre garde qui m’amène jusqu’à la cellule...
... Un autre garde arrive qui m’interroge encore et avec brusquerie me dit de me déshabiller. Il ne me laisse que le caleçon et la flanelle, me remet ma pipe, mes allumettes et mon tabac et m’enferme dans la cellule...
... Je...fais mon lit, mets la grosse chemise et me couche, ma tête est vide. Je me relève pour fumer une pipe et me couche pour de bon. J’ai sommeillé sans dormir, la lumière électrique me frappe au visage, cette lumière a l’air d’une sanie qui tombe, immonde, sur moi. Des bruits de couloirs, des pas feutrés, des patrouilles. Et le matin, avec le jour, la lugubre lumière s’éteint. »


3.2. Le Robinson de la gare Saint-Lazare, par une victime de la Joconde.

Conte écarté du recueil Le Poète Assassiné, paru dans la revue “Fantasio” du 1er octobre 1911. De manière très fantaisiste, ce court texte semble travestir l’un des épisodes de l’enquête sur la disparition de la Joconde, épisode d’ailleurs relaté dans la presse, où un témoin “digne de foi” avait été entendu par les enquêteurs. Alors qu’il se trouvait dans le hall de la gare d’Orsay, cet homme avait été abordé, le jour du vol, par un inconnu lui demandant de garder quelques instants un large paquet. Cédant un peu à sa curiosité, il avait pu distinguer, sous le papier protecteur, ce qui ressemblait à un portrait de femme. Mais l’inconnu était revenu au bout de quelques minutes, pour reprendre son bien et avait aussitôt disparu dans la foule.
Le témoignage de monsieur Blandin, à peine sorti de l’hôpital Necker « pour neurasthénie », bien que sérieux ne sera pas retenu. Pourtant, il semble indiquer une autre piste, concomitante, qui mène de Bordeaux en Espagne et plus précisément à Léon où deux ravisseurs présumés de la Joconde demandent rançon. La piste sera abandonnée. Les similitudes de ce témoignage appartenant au réel et ce qu’en retient le poète pour construire sa propre fiction, attestent de l’importance que prit l’affaire de la Joconde dans l’esprit de Guillaume. Quinze jours à peine après sa libération, il s’inspire d’une péripétie de l’enquête qui l’a conduit, même indirectement, en prison, et en tire un conte. Cette piste semble éveiller en lui quelque présomption enfouie. Elle l’éclaire. Mais que révèle cette histoire de suffisamment trouble et d’important pour que Guillaume prenne la peine de le travestir ? Quelle part de vérité détient-il qu’il ne saurait livrer ?

3.3. Sur les prophéties.

Poème faisant partie du recueil “Calligrammes”. Paru dans “Les soirées de Paris” du 15 mai 1914. Le poète y cite une certaine Madame Deroy, prophétesse, qui lui aurait prédit son incarcération (voir ci-dessous). 

3.4. Les prédictions de madame Violette Deroy.

Article paru dans “La vie anecdotique” le 16 octobre 1911 commençant par cette phrase :
Les événements qui obligèrent tout dernièrement un habitant de la rive droite à aller loger sur la rive gauche m’avaient été prédits… Apollinaire, à cette époque, logeait sur la rive droite de la Seine. Et la prison de La Santé est située sur la rive gauche.

3.5. Zone.

Considéré par certains comme l’un des manifestes de la nouvelle poésie, par sa modernité, son procédé (simultanéisme), son ton et son invention, ce long poème ouvre le recueil ALCOOLS. Il paraît, pour la première fois, dans "Les soirées de Paris" de décembre 1912. Dans ce texte tendant à résumer ce que fut la vie du poète jusqu’à ce jour, quelques vers retiennent l’attention :

C’est un tableau pendu dans un sombre musée
Et quelquefois tu vas le regarder de près…

Puis, plus loin :

Tu es à Paris chez le juge d’instruction
Comme un criminel on te met en état d’arrestation… 

Dans ce poème où Apollinaire passe, sans cesse, du « je » au « tu », selon la distance qu’il souhaite établir entre ce qu’il décrit de lui et ce qui lui paraît acceptable pour le lecteur, « Je est un autre... » aurait dit Rimbaud (le « tu » employé par Apollinaire étant, à la fois, une manière élégante et discrète de se dénoncer ou de désigner un « frère », et de permettre le dédoublement), il donne tous les éléments qui identifient le « sombre musée » comme figurant celui du Louvre et le « tableau pendu » comme étant celui de Monna lisa. A noter que l’expression employée par le poète, « tu vas le regarder de près », en son sens populaire ou argotique, signifie : « toucher, voler ».
Il est, également, étonnant de constater que Guillaume, dont Alcools constitue le premier recueil composé, constitué, réfléchi, ait souhaité inclure, dans ce que l’on peut considérer comme le poème de la nouveauté, quatre vers qui renvoient à l’affaire de la Joconde et au dédoublement. On peut d’autant plus s’en étonner que la Joconde est alors l’objet de toutes les convoitises et/ou de toutes les critiques (bonnes ou mauvaises) de la part du petit groupe d’initiés que fréquente Guillaume.
En 1911, avec le peintre Jacques Villon, dans son atelier de Puteaux, et quelques autres dont Albert Gleizes, Jean Metzinger, Roger de La Fresnaye, Fernand Léger, Robert Delaunay, Francis Picabia, le critique Apollinaire participe aux réunions du Nombre d’Or. Le groupe est préoccupé de donner des assises théoriques au cubisme pour mieux l’exploiter. On y étudie les proportions « divines » du nombre d’or, notamment à travers les œuvres de Léonard de Vinci. Les recherches sont ésotériques, voire alchimiques. Il s’agit de percer le secret des toiles. Le but avoué étant de faire exploser le cubisme en couleurs et mouvements. Ces recherches aboutissent à une exposition, en 1912, dite de la Section d’Or. 

3.6. Tendre comme le souvenir.

Ce livre, publié en 1952, est la correspondance entre le poète, alors soldat (on est en 1915), et une jeune fille, Madeleine Pagès, rencontrée dans un train. Il s’y livre à certaines confidences. Dans une lettre célèbre, en date du 30 juillet 1915, il revient longuement sur l’affaire des statuettes et donne à la jeune femme sa version des faits. Cette lettre, dont la teneur éclaire l’histoire, ne constitue que l’écume de la mémoire du poète. Elle est une construction, un souvenir justement, car les années ont passé. Guillaume ne peut confier à la belle qu’une aventure édulcorée, un peu à son avantage. Il souhaite lui prouver qu’il n’a rien à cacher mais il ne doit pas non plus trop se dévaloriser à ses yeux. Ce témoignage est donc à interpréter avec précaution. 

3.7. Gratitude.

Ce poème de remerciement à son avocat, Maître José Théry, a été repris dans le recueil “Il y a”. Il lui fut adressé le 21 janvier 1912, soit seulement deux jours après l’annonce par le juge Drioux de l’ordonnance de non-lieu concernant le poète.

Franck BALANDIER