Une autre part du mystère, entretenu plus ou moins volontairement, concerne les pièces officielles de procédure dont certains ont prétendu qu’elles avaient, toutes, disparu.
Ainsi, à l’administration pénitentiaire, le registre d’écrou, qui devait comporter la mention du passage du poète à La Santé, aurait été perdu ou, au mieux, la page sur Apollinaire aurait été arrachée. On murmure même qu’un fonctionnaire peu scrupuleux aurait pu la négocier auprès d’un collectionneur. Ou bien, Guillaume lui-même, aurait obtenu, de l’administration, par la suite, cette faveur de voir son nom supprimé des registres.
Les archives départementales de la Seine, dépositaires du fond judiciaire et pénitentiaire, consultées à plusieurs reprises, ont permis de lever quelques énigmes. On avait retrouvé le registre d’écrou et la fiche du poète avec. L’explication était simple : il suffisait de chercher à Kostrowitsky (sic) et non à Apollinaire. Point de feuille arrachée. Point de fonctionnaire indélicat. Seulement, une méconnaissance du dossier. Cet élément était capital.
Le registre d’écrou est un document officiel détenu par le greffe de établissement. Les formalités d’écrou, accomplies dès l’entrée de l’individu en prison, comme les formalités de levée d’écrou, lors de son départ, consistent à enregistrer un certain nombre d’informations essentielles sur la personne incarcérée.
Le registre d’écrou est composé de fiches d’écrou individuelles qui reprennent l’état civil de l’individu, le motif de son incarcération (à partir du mandat de dépôt délivré), celui de sa sortie. Il attribue, en outre, à chaque détenu, un numéro d’ordre, dit aussi numéro matricule, qui est son numéro d’identification pour toute la durée de sa détention.
Concernant Guillaume Apollinaire, le registre contenant sa fiche d’écrou porte le numéro 123. Il a été ouvert le 29 août 1911. Il comporte 300 feuillets numérotés soigneusement (afin d’éviter les substitutions ou les arrachements). Chaque feuillet est constitué de 3 fiches d’écrou (page de gauche : formalités d’entrée ; page de droite : formalités de sortie). Celle du poète se trouve au feuillet 73. Sa fiche est la troisième et dernière de la page. Elle est ouverte au nom de Kostrowitsky (sic).
Certaines rubriques restent non renseignées mais l’étude des autres apporte des éléments précieux pour la vérification.
D’abord, la date du 7 septembre 1911 lève le doute sur le début d’incarcération du poète. On s’aperçoit, en outre, à l’étude des fiches précédentes et de la suivante, qu’Apollinaire fut le dernier à être enregistré pour la journée du 7. Cela confirme une part de ses écrits et certains articles de journaux sur l’heure tardive de son incarcération. Ensuite, le motif d’inculpation est enfin connu de manière précise : complicité de vol.
Le chiffre inscrit à l’extrême gauche de la fiche, dans la première colonne, correspond au numéro d’enregistrement du poète (numéro d’écrou ou numéro matricule). Le poète porte donc le numéro 216. Il est le 216ème de ce registre N°123 commencé le 29 août 1911.
Le 216 constitue le numéro officiel d’identification du détenu tout au long de son séjour dans l’établissement. Cet élément possède une importance capitale. Au-delà du caractère déshumanisant de la mesure qui consiste à “troquer” son nom contre un matricule, il faut rappeler encore que cette pratique avait pour but (c’est un peu moins vrai aujourd’hui) de préserver l’anonymat des détenus entre eux. Jamais, dans les échanges verbaux entre les surveillants et les surveillés, les noms n’étaient prononcés, seulement les numéros. L’identification substituée du poète, durant ces cinq jours, est donc le 216. Ce numéro, connu de Guillaume dès le premier soir, n’est pas, malgré le règlement, celui qu’il retiendra pour se signaler en tant que poète puisqu’il s’attribue, à travers les textes que nous connaissons, non pas une identification chronologique (le 216ème), mais une identification géographique : le 15 de la 11ème, voire le 15 de la 7ème qui, on l’a vu, prolonge la 11ème.
Cette préférence n’indique sans doute pas qu’une coquetterie. Elle peut être la marque de la différence que souhaite se préserver le poète pour continuer d’exister autrement, car en ne jouant pas le jeu de l’uniformisation, il se distingue d’une certaine manière, il devient présent spatialement : Je suis le 15 de la 11ème. Cette “adresse” qui précise la localisation de sa “maison” (15) et celle de sa rue (la 11ème), hormis l’aspect new-yorkais de la présentation est aussi un choix purement poétique. Que serait le poème devenu si Guillaume avait écrit : “Je suis le 216 ?”
Le poète insiste sur un lieu plutôt que sur un temps.
Ces informations numériques ont également valeur de vérification. En effet, dans le chapitre II, nous avons souligné que le mandat de dépôt retrouvé portait la mention manuscrite suivante : 216. 123. Ces numéros renvoient au registre d’écrou (123), et à la fiche du poète (216). Le fait que ces indications figurent sur le mandat de dépôt prouve que l’exemplaire découvert est celui que le magistrat remet aux agents de la force publique et qui reste en dépôt au greffe de l’établissement dans lequel le prévenu est incarcéré. Cette annotation sur le document permet d’imaginer que, pour des raisons de classement, le greffier y rapportait les éléments susceptibles de lui servir dans une recherche ultérieure. Cette double entrée évitait, sans doute également, les erreurs de nom et/ou de substitution. Concernant l’enquête présente, cette découverte permet surtout d’établir que le mandat de dépôt est un exemplaire qui aurait du être, normalement, détenu par les archives pénitentiaires. Nous allons vérifier qu’il n’en est rien.
D’autres éléments apportent des précisions plus anecdotiques. Le “signalement” du poète, rédigé à partir d’indications anthropométriques (cette science vient d’être inventée par le célèbre Alphonse Bertillon), permet de connaître, par exemple, les mensurations de son crâne. Ces indications, comme d’autres, sont autant de moyens nouveaux d’identification du “criminel”. A noter également, en deuxième page, une mention rajoutée ne correspondant à aucune rubrique de la fiche : “Etranger (Russe)”. Cette mention renvoie à un statut inhabituel indiquant, peut-être, l’existence d’une autre procédure ou d’un autre dossier (celui de la Préfecture de Police ?). Précisons qu’en 1911, l’Administration pénitentiaire dépend encore du Ministère de l’Intérieur.
Une autre information mérite d’être soulignée : il s’agit de la levée d’écrou, en date du 12 septembre 1911, qui balaye définitivement les incertitudes concernant la mise en liberté provisoire ordonnée par le juge Drioux sous forme de “main levée ».
Un autre sujet d’étonnement, au cours de cette enquête, fut la difficulté rencontrée au service des archives de la Préfecture de Police. Apollinaire et/ou Kostrowitzky y semblaient inconnus. Idem pour Pieret, le secrétaire indélicat. Le seul dossier consultable susceptible de contenir des informations intéressantes était celui constitué autour des “vols du Louvre”. Mais là encore, la désillusion était grande. Tout ce qui concernait directement Apollinaire semblait avoir été oublié. Seul, Géry Pieret était évoqué parfois, à travers quelque coupure de presse égarée. Et un entrefilet citait à son propos le nom d’Apollinaire. Le dossier, s’il avait existé, avait disparu mystérieusement. L’on pouvait alors avancer deux explications :
1°/ pour des raisons obscures de protection, la Préfecture de Police de Paris ne donnait pas accès à ces informations,
2°/ un collectionneur indélicat et peu scrupuleux avait subtilisé le dossier à des fins personnelles.
Dans les deux cas, une seule certitude : le dossier de police avait bel et bien existé puisque Pierre Marcel Adéma, l’un des premiers biographes du poète, en possédait un fac-similé qui lui avait été remis, à sa demande, après la seconde guerre mondiale, par la Préfecture. Sollicité, P.M. Adéma a bien voulu soulever un peu du voile.
Le dossier de police a été répertorié sous le numéro 166.563. Il fut ouvert au nom de Kostrowitsky Guillaume, dit Apollinaire, homme de lettres, 37, rue Gros, en septembre 1911.
Nomenclature des pièces du dossier 166.563.
1°/ Note dactylographiée du 1er Bureau datée du 11 septembre 1911
2°/ Note manuscrite extraite d’une correspondance datée du 7 janvier 1912
3°/ Note imprimée du 4ème ou 1er Bureau datée du 14 janvier 1915
4°/ Rapport dactylographié daté du 13 septembre 1915
5°/ Copies d’articles de presse
Le Matin 9/9/11
Le Journal 9/9/11
Le Petit Parisien 9/9/11
Le Journal 10/9/11
Paris Journal 10/9/11
Le Petit Parisien 13/9/11
Petit Journal 14/9/11
Paris Journal 13/9/11
Paris Journal 14/9/11
La note du 1er Bureau, classée « Drasseur », datée du 11 septembre 1911, émanant visiblement d’un informateur ou d’un policier en civil, propose quelques indices éclairants :
Samedi soir étaient attablés à la Closerie des Lilas (en face Bullier) trois hommes et une femme s’intéressant vivement à l’histoire d’Apollinaire.
L’un doit être Paul Fort, homme de lettres. C’est un homme de taille moyenne, à longs cheveux noirs. Un autre, plus grand, à moustaches blondes, presque rousse (sic), était arrivé le matin même d’Ecosse. Après avoir bu force apéritifs, ils se sont disputés assez violemment. Le blond reprochait à celui qu’on croit être Paul Fort de s’être conduit comme un « mufle et un salaud » dans une certaine affaire. Le nom de La Jeunesse revenait souvent dans la discussion. Ces gens doivent se revoir aujourd’hui. Ils avaient l’air très au courant des vols du Louvre.
La Closerie des Lilas, tout au long de l’affaire, sera un lieu de rassemblement pour les amis d’Apollinaire. Des réunions y sont projetées. On connaît le rôle joué par Paul Fort à travers cette lettre adressée par Albert Gleizes à René Salmon :
Mon cher Salmon,
Paul Napoléon Roinard sort de chez moi : il avait fait prier Paul Fort de susciter une réunion afin de protester autrement que par une pétition contre l’arrestation de Guillaume Apollinaire. L’a-t-il fait ? Nous ne savons. C’est pourquoi nous vous prions de faire ce qui sera en votre pouvoir pour le faire demain soir, mardi, à 9 heures,Closerie des Lilas.
Le nom de La Jeunesse laisse entrevoir une piste : Géry Pieret fut quelquefois surnommé ainsi par Apollinaire lui-même (en raison de sa jeunesse d’âge relative).
Ernest La Jeunesse fut également un personnage pittoresque dans l’entourage proche d’Apollinaire, vaguement poète symboliste, critique. Le poète lui consacre d’ailleurs un chapitre dans le Flâneur des deux rives.
Il en est question dans un numéro du Bulletin des écrivains, daté de décembre 1914, dans une rubrique intitulée « hommage aux morts » où sont cités les écrivains et journalistes morts au champ d’honneur. Cette feuille est publiée par Bizet, Divoire et Picard.
Un autre document exhumé va également ouvrir des pistes qui ne sont d’ailleurs toujours pas refermées. La découverte et la lecture de l’arrêt de renvoi devant la Cour d’assises de la Seine de Géry Pieret dévoile, en effet, pour la première fois, le nom de Picasso et, inversement, escamote celui d’Apollinaire. Ce résumé officiel de l’histoire est capital, il explique, en partie, l’absence de traces par la suite.
Cour d’appel de Paris,
Chambre des mises en accusation,
le 6 février 1912. N°2507.
[Entre temps, on l’a vu, le poète a bénéficié d’un non lieu, le 19 janvier 1912].
La Cour, réunie en Chambre du Conseil, Mr Matter, substitut de M. Le Procureur général, est entré et a fait le rapport du procès instruit contre Pieret Géry Honoré Joseph, 27 ans, en fuite.
Le greffier a donné lecture des pièces du procès qui ont été laissées sur le bureau.
Le 2 février 1912, le substitut a déposé sur le bureau son réquisitoire, écrit signé de lui, daté du 27 janvier 1912 et terminé par les conclusions suivantes :
Requiert qu’il plaise à la Cour de prononcer la mise en accusation de Pieret, décerner contre lui ordonnance de prise de corps et le renvoyer devant la Cour d’Assises de la Seine.
Le Substitut s’est retiré ainsi que le Greffier.
Il résulte de l’instruction les faits suivants :
Le nommé Pieret Géry Honoré Joseph, âgé de 27 ans, sujet belge, était arrivé à Paris en 1906, après avoir déserté en Belgique. Il n’avait pour vivre que de vagues ressources. En 1907, il réussit à s’emparer au Musée du Louvre de deux statuettes ibériques et à les emporter sans être remarqué. Il vendit l’une d’elles au peintre Ruiz-Picasso qui, ignorant son origine, la paya 50 Frs mais refusa d’acheter la seconde que l’inculpé laissa dans son atelier. Le 7 mai 1911, l’inculpé détourna encore une statuette faisant partie de la série des antiquités ibériques exposées dans une petite salle non éloignée du réfectoire des gardiens : c’était un fragment de statue de femme posée sur un socle de pierre du poids de 6 kgs et 750 gr.
Un journal de Paris auquel Pieret aurait vendu cette statuette pour le prix de 250 F, la restituera en Août 1911 à M. Pottier, conservateur du Musée des antiquités assyriennes : le sieur Picasso, apprenant alors l’origine frauduleuse des deux premières statuettes déposées dans son atelier s’empressa de les restituer au Musée du Louvre.
Par ces motifs, la Cour, après en avoir délibéré, considérant que de l’information résultent charges suffisantes contre Pieret, d’avoir à Paris soustrait frauduleusement au préjudice de l’Etat français : 1°/ dans le courant de l’année 1907, deux statuettes contenues dans le Musée du Louvre, lequel est un dépôt public,
2°/ dans le courant de l’année 1911, une statuette de femme contenue dans le Musée du Louvre, lequel est un dépôt public,
crimes prévus par les art 254 et 255 du Code Pénal,
Ordonne la mise en accusation du dit Pieret
et le renvoie devant la Cour d’Assises du Département de la Seine pour y être jugé.
En conséquence, ordonne que par tout huissier ou agent de la force publique le nommé :
Pieret Géry, Honoré, Joseph, se disant né à Merchtem (Belgique) le 22 octobre 1884, de Léon Luvien Ghislain Joseph et de Marie Thérese Vanderlinden, sans profession, en fuite.
Signalement :
Taille : 1,70 environ.
Cheveux :
Front :
Yeux :
Nez :
Bouche :
Menton :
Visage :
Teint :
Signe particulier : entièrement rasé.
Sera pris au corps, conduit dans la maison de Justice près la Cour d’Assises du Département de la Seine et écroué sur les registres de ladite maison.
Ordonne que le présent arrêt sera exécuté à la diligence du Procureur Général.
Fait au Palais de Justice de Paris, le mardi 6 février 1912 en la chambre du conseil où siégeaient Messieurs Paul André Président, Dopffer, Assaus, Morire et Piénon, Conseillers, tous composant la chambre des mises en accusation et qui ont signé le présent arrêt avec monsieur Constantin, greffier.
L’étude du document suggère quelques réflexions. Géry Pieret est en fuite. Il est donc poursuivi par contumace. Son signalement n’est quasiment pas renseigné. En dehors de sa taille (1,70m) et de sa chevelure (entièrement rasée), il n’existe aucun détail permettant son identification et son arrestation. Ce vide peut paraître surprenant d’autant qu’il s’agit d’une affaire relevant de la Cour d’assises. Tout se passe comme si on ne souhaitait pas retrouver Géry Pieret. Aucune photo. Rien. Et la mention « entièrement rasé » apparaît presque comme une sorte de provocation puisqu’elle suggère tous les portraits et l’utilisation de tous les postiches afin d’échapper à l’identification. De même, la déclinaison de son état-civil laisse planer un doute sur la réalité de son identité : Pieret Géry, Honoré, Joseph, se disant né à Merchtem (Belgique, le 22 octobre 1884, de Léon Luvien Ghislain Joseph et de Marie Thérèse Vanderlinden, sans profession, en fuite. Est-il imaginable que, dans une affaire criminelle, l’instruction et les rapports de police n’aient pas établi de manière certaine cette identification ? Le « se disant né à... » laisse supposer que cette information provient de Géry lui-même. Géry étant en fuite, l’indication ne peut provenir que d’un témoin qui l’aurait bien connu. Peut-être d’Apollinaire lui-même. L’incertitude liée au lieu de naissance indique que, quelles qu’aient été les recherches, il n’a pas été possible de les vérifier.
De fait, celui que Guillaume Apollinaire et ses amis connurent sous le nom de Géry Pieret sera, tour à tour, Vivien, notamment dans la presse, Baron d’Ormesan, Jouven en Égypte, avec de faux papiers parfaitement en règle, lorsqu’il se fait arrêter.
De Vivien à Jouven, Géry Pieret semble posséder plusieurs identités aux phonèmes assez proches. Il faut ajouter à ce propos que Géry Pieret serait le fils d’un certain Léon Luvien Vanderlinden.
Enfin, une piste sérieuse et durable fut, un temps, poursuivie en la personne d’un forçat évadé de Guyane : Antonin Rives.
Vivien, Luvien, Jouven, Rives. Au-delà des ressemblances phonétiques, Géry Pieret possédait-il un portefeuille d’identités diverses ? En tout cas, il avait le réseau nécessaire et les filières clandestines appropriées pour de faux papiers qui lui avaient permis de refaire sa vie en Égypte, au grand jour, comme journaliste.
Toujours à propos de ces incertitudes concernant l’état-civil réel de Géry Pieret, il est à noter que les premières enquêtes destinées à retrouver le fuyard, notamment en Belgique, pays présumé de ses origines, n’ont pas permis d’établir de manière formelle son existence.
De nombreux journaux relatent les résultats des investigations menées par l’inspecteur Hamard, notamment en Belgique, et notent pour certains d’entre eux que Géry Pieret y est inconnu.
Pieret s’était donné à monsieur Guillaume Apollinaire comme le beau-fils de monsieur Hayermann, avocat général à la Cour de Bruxelles. Or, il n’existe pas en Belgique de magistrat de ce nom.
L’Action française du 12 septembre :
Géry Pieret est absolument inconnu à Bruxelles. Le Parquet et le commissariat n’ont pas reçu de demande de la Sûreté de Paris pour l’y faire rechercher.
Démocratie, L’Evénement, L’Autorité reprennent tous la même information. A tel point que l’on peut se demander si Géry Pieret est bien Belge !
Il faut s’arrêter quelques instants sur la piste « Antonin Rives ». C’est par un fonctionnaire colonial que le juge Drioux est informé de l’existence de ce suspect.
Dans Coemédia du 13 septembre :
Monsieur Drioux a reçu la déposition d’un ancien fonctionnaire colonial qui lui fournit d’intéressants détails concernant un certain Antoine Rives forçat évadé qui pourrait bien être le voleur de la Joconde. Cet individu qui appartient à la célèbre bande des frères Thomas connaissait parfaitement le musée où il guidait les étrangers. Dernièrement l’ancien forçat fit un voyage en Amérique puis on le revit très élégant à Bruxelles... L’Action françaisedu 13 septembre précise : ... Le Matin arrive à emboîter le pas à nos déductions : « Le vol de la Joconde serait l’oeuvre d’un cambrioleur de haute marque affilié à une riche bande internationale et qui aurait opéré pour le compte de collectionneurs américains. » Au mois de mars dernier, la Sûreté était informée qu’un forçat évadé de la Guyane, Antonin Rives, venait de débarquer à Amsterdam, venant de New York et se disposait vraisemblablement à se rendre à Paris. Rives était signalé comme un des membres les plus dangereux d’une association de cambrioleurs internationaux. Condamné par les Cours d’Assises de la Côte d’or, des Alpes maritimes et de la Seine à des peines formant un total de douze années de réclusion, il avait été envoyé en 1909 en relégation à la Guyane...
...Ce Rives couchait parait-il souvent dans les musées et notamment au Louvre...
Enfin, Le Journal apporte des précisions pour identifier le suspect : ...Un explorateur colonial est venu déclarer au juge qu’à son avis le voleur de la Joconde pourrait bien être un forçat évadé nommé Antonin Rive qui avait ses grandes et petites entrées au musée du Louvre et était en relations suivies avec les frères Thomas et autres antiquaires suspectés...
... Voici, en tout cas, ce que fournit sur Rives, la feuille 1124 du Bulletin du ministère de l’Intérieur contenant la nomenclature des évadés de la Guyane :
Antoine Claudius Rive, courtier de commerce, né aux Erholles (Savoie), le 6 février 1875.
Relégué, évadé le 2 mars 1910 des établissements pénitentiaires de la Guyane où il était inscrit sous le numéro matricule 9748.
Taille 1 m 64, cheveux et sourcils châtain clair, yeux de xxx couleur, nez vexe, vertical, menton à houppe, barbe châtain clair.
Antoine Claudius Rive a été condamné le 26 septembre 1900 par la cour d’Assises d’Indre-et-Loire à huit ans de réclusion et à la relégation, pour vol qualifié et faux en écritures...
Concernant les écritures justement, une étude graphologique sommaire d’un certain nombre de pièces sème le doute sur la réalité des preuves apportées.
Dans cette histoire, les signatures et les écritures sont interchangeables. Le faux est élevé au rang de système à tel point qu’il est nécessaire d’en entreprendre une lecture prudente.
Wilhelm Kostrowitzky fut Guillaume Apollinaire, parfois Louise Lalanne, Tyl et d’autres encore.
Géry Pieret fut Baron d’Ormesan, Vivien, Jouven et d’autres encore certainement. Il écrivit aussi et certains de ses textes ou lettres sont connus.
De 1904 (peut-être même plus tôt) à 1918, jusqu’à la mort de Guillaume, Géry continuera de correspondre avec lui. L’étude de cette correspondance, sans que l’on sache ce que fut la teneur des réponses du poète et s’il répondit à chaque fois et jusqu’au bout, au-delà de son contenu, laisse apparaître des traces de supercherie.
A commencer par la fameuse lettre qu’il rédige pour Paris Journal, qu’il signe Baron d’Ormesan au moment de la restitution de la statuette. Cette signature empruntée à l’oeuvre d’Apollinaire, elle-même inspirée par les frasques de Géry, désigne voire dénonce Guillaume. Pour quelle raison, Pieret signe-t-il son forfait ? Pourquoi faut-il que les soupçons se portent rapidement sur le poète ?
De la même manière, la seconde lettre signée d’Ormesan, postée de Francfort et adressée également à Paris Journal pour innocenter Apollinaire incarcéré pose problème pour d’autres raisons.
En effet, au cours de l’enquête, Apollinaire avoue avoir mis Géry dans un train en partance pour Marseille. Que fait Géry à Francfort ? Lorsqu’un journaliste pose la question à Apollinaire lui-même, juste après sa libération, ce dernier met en doute la véracité de cette lettre et la met sur le compte d’un « fumiste ».
Dans une lettre de l’un de ses avocats, Maître Fraysse, en date du 10 septembre 1911, il est question d’un conte. Est-ce une manière pour l’avocat d’évoquer, en toute discrétion, l’affaire de la lettre ?
...Il y a de vous un conte à Paris Journal que nous allons faire passer… Déposerai moi-même le prix au greffe…
Certes, on peut prendre au pied de la lettre les informations données et considérer que l’une des priorités pour l’avocat est de publier les textes de l’auteur. De même, le fait que l’avocat se propose pour venir déposer la somme au greffe, peut indiquer l’extrême dénuement de notre poète. On sait par ailleurs que Guillaume s’est vu remettre la somme de 10 Francs sur son pécule par son frère Albert. Peut-il s’agir de la même somme ?
Il semble plutôt que le message codé à destination de Guillaume lui indique ce qui est entrepris de manière souterraine pour le soutenir. On sait aujourd’hui, suivant en cela l’analyse de Pierre Marcel Adéma, que la lettre d’auto-dénonciation de Géry Pieret fut rédigée par Fernand Fleuret. Fut-elle seulement dictée à Géry ou intégralement écrite par Fleuret ? Fernand Fleuret est ami d’Apollinaire. Son rôle, dans cette histoire, n’est pas négligeable, quoique occulte. Selon Pierre Marcel Adéma, non seulement il signe la seconde lettre pour tenter de disculper son ami, il n’hésite donc pas à charger Géry Pieret mais il en rédige au moins une autre qui ne sera jamais utilisée. Elle sera reproduite, des années plus tard, dans le livre de F. Fleuret « La boîte à perruque » :
Monsieur le rédacteur en chef,
A une époque où le droit de réplique est universellement reconnu par la presse, vous me permettrez de protester en quelques mots contre certaines épithètes, je dirais presque malveillantes, dont on m’accable dans votre papier d’hier relatif à l’enlèvement de la statuette phénicienne.
Et d’abord, Monsieur, vous semblez me ranger à priori dans la classe des voleurs professionnels. A une époque où le droit de réplique est universellement reconnu par la presse, vous me permettrez de protester en quelques mots contre certaines épithètes dont on m’accable dans votre papier d’hier relatif à l’enlèvement de la statuette phénicienne.
Un voleur de profession, dénué de tout sens moral, ne s’en émouvrait même pas, mais je ne suis pas dépourvu de sensibilité et les quelques grivèleries que j’ai commises ont été inspirées par des difficultés momentanées.
Les sociétés bourgeoises qui ont fait la vie si dure à l’individu dénué, quelles que fussent les ressources intellectuelles dont il disposât, sont responsables de ces déviations de consciences humaines. Et j’en appelle ici à mon douloureux maître, François Villon, le plus poète et larron de France, dont vous me permettrez de citer de mémoire ces vers admirables :
Recevez monsieur le rédacteur en chef les civilités parfaites d’un poète et d’un voleur.
Si l’on admet que Fernand Fleuret, pour disculper Apollinaire, rédige et signe de sa main les deux lettres qui précèdent, à la place de Géry Pieret, il importe de savoir s’il le fait à la demande de Géry ou de son initiative propre sans en informer Géry.
Concernant la correspondance identifiée comme étant celle de Géry Pieret, une partie était jusqu’alors détenue par l’héritier du poète. Il s’agit de onze lettres qui ont été étudiées par madame Jacqueline Stallano. Au-delà même de leur contenu, certaines se distinguent par une graphie totalement différente des autres.
L’une d’entre elles postée de Constantinople, datée du 30 décembre 1912, alors que Pieret est normalement assigné à résidence en Égypte, est adressée à Marie Laurencin. L’écriture utilisée ne correspond pas du tout au reste de la correspondance.
Rappelons que Géry Pieret vient d’être appréhendé en Égypte. Il ne peut être extradé vers la France pour y purger sa peine de 10 ans de réclusion criminelle mais doit rester en Égypte. Cette lettre tend à prouver qu’il n’en est rien :
Mademoiselle Marie,
Je suis consterné d’avoir été jugé par des jurés aussi illettrés. Dix ans de prison pour un dédoublement. Vraiment ce n’est pas chic. D’après ces données que n’administre-t-on les travaux forcés à l’auteur de Fantomas ? Il est écrit que les novateurs commenceront toujours par être incompris...
Ces Capitulations m’ont sauvé, Mademoiselle. Le régime tant décrié a du bon. Personnellement, ne fut-ce que par esprit d’impartialité, j’en suis l’adversaire. Mais en me dédoublant, force m’est de constater qu’il a arraché un innocent à la grippe légale...
Ces extraits appellent quelques commentaires :
Les mots soulignés le sont par le signataire de la lettre (signature d’ailleurs illisible). L’auteur y fait allusion, à deux reprises, à un dédoublement. Il parle de jurés illettrés. Doit-on en déduire que ceux-ci n’ont pas lu les aventures du Baron d’Ormesan ? Et, s’il s’agit bien de ces aventures, le signataire indique-t-il, de manière détournée, qu’il n’a fait qu’appliquer dans la réalité les histoires inventées par Apollinaire ? Auquel cas, la phrase qui suit se trouverait explicitée : ...D’après ces données que n’administre-t-on les travaux forcés à l’auteur de Fantomas ? L’auteur de la lettre a pris dix ans pour avoir appliqué dans le réel ce que quelqu’un d’autre avait inventé pour lui. N’oublions pas que Fantomas est ce roman populaire à très grand succès de Pierre Souvestre et Marcel Alain paru en 1911. L’année précédente, un autre personnage littéraire fait également son apparition, débutant ainsi une longue carrière : Belphégor, le fantôme du Louvre. Belphégor dont il est question dans le poème d’Apollinaire, Le larron. Fantomas, comme Belphégor sont des héros maléfiques qui agissent par mystifications successives et dédoublements. Dans leurs aventures, ils ne sont jamais ce qu’ils paraissent être. Mais leurs crimes sont parfaitement indignes. A la différence du héros créé par Guillaume Apollinaire qui signe le Baron d’Ormesan. Si ce dernier personnage semble plus « fréquentable » que ses prédécesseurs, ses méthodes sont étrangement identiques. L’époque et la mode sont aux héros, positifs ou négatifs, qui défient les lois, la police et y échappent toujours. En mettant en échec, toujours, les représentants de l’ordre et les institutions, ces personnages incarnent parfaitement l’esprit français du début de siècle. La proximité des dates de parution et l’intérêt porté par Apollinaire et ses amis à toute cette littérature à suspense se retrouve au cours de l’affaire elle-même. Guillaume, comme Picasso, lit toutes les aventures du détective Nick Carter. Ce héros récurrent fait partie des personnages positifs de la littérature populaire. Dans la correspondance reçue par Paris Journal au cours de l’incarcération du poète on trouve, notamment, cette carte de visite imprimée : Nick Carter, esq(uire) Détective. Puis, à l’encre : se met à la disposition de Paris Journal pour l’aider à retrouver la Joconde. Ecrire poste restante bureau 28, Puis, à nouveau imprimé : Philadelphie. USA. Enfin, dans une lettre datée du 13 septembre et postée de Copenhague on trouve ce mot : Ben, mon vieux Nick ! ! ! Affectueusement. Ros. On le voit, Guillaume baigne dans le monde imaginaire des détectives et des criminels. A-t-il voulu faire de son Géry Pieret, en lieu et place, son d’Ormesan / Fantomas / Belphégor du Louvre ? Et, si l’on veut pousser le raisonnement plus loin, Guillaume Apollinaire fut-il le scénariste et le metteur en scène d’un film dont le personnage principal fut Géry ? En d’autres termes encore, Guillaume n’inventait-il pas, grandeur nature, un jeu de rôle sur mesure pour un Golem qui, de papier, devenait de chair ? Enfin, pour en terminer (provisoirement) avec les masques et le faux, on peut conclure, concernant Géry Pieret, à plusieurs identités, plusieurs signatures, plusieurs écritures. Certaines de ses lettres qui lui ont été attribuées n’ont pas été rédigées par lui. Il est troublant de constater que, dans deux cas au moins (lettre postée de Francfort pour disculper Guillaume, lettre à Marie Laurencin postée de Constantinople), tout semble organisé pour faire croire à la présence de l’individu en un lieu où il n’est pas ou plus forcément. Il s’agit alors de savoir qui se cache derrière ces lettres et pour quelles raisons elles sont rédigées. Une hypothèse consiste à penser qu’il ne fallait pas que l’on retrouvât Géry Pieret. Il savait, sans doute, trop de choses et son témoignage risquait de déranger. Mais qui ? Et pourquoi ? Au musée Picasso de Paris, un dossier a été ouvert sur les statuettes ibériques. Hormis leur identification, il permet de consulter l’enquête administrative menée par monsieur Pottier, conservateur à l’époque au Musée du Louvre. Cette enquête interne établit formellement, sans le nommer jamais, le rôle tenu par le peintre Picasso. Cette “personne honorable” dont il est question est parfaitement identifiable. Par ailleurs, la collaboration étroite entre l’administration des Musées et les services de la Sûreté, à l’occasion de ces vols, permet de mieux comprendre comment le juge Drioux put remonter la filière jusqu’à Apollinaire. Cependant, le mystère demeure concernant les protections dont semble avoir bénéficié Picasso.
Rapport en date du 29 août 1911 : Monsieur le Directeur, Hier, vers 5 heures, un jeune homme, M. Jean Mazeran, rédacteur au Paris-Journal, 50 rue N.D. des Victoires, vient me demander si nous avions connaissance d’un vol commis dans le département oriental. Sur ma réponse négative, il m’informa qu’une personne avait offert de leur vendre un objet dérobé au Louvre depuis plusieurs mois, mais que, ne sachant s’ils avaient affaire à une plaisanterie et craignant d’être trompés, il venait de la part du journal savoir si l’on avait signalé quelque lacune dans les collections... Comme il m’offrait de me montrer l’objet lui-même qui était à la rédaction du journal, j’acceptai immédiatement... Je vis sur la cheminée un fragment de statue de femme, tête et épaule, posé sur un socle de pierre, que je reconnus tout de suite pour appartenir à la série des antiquités ibériques... On me mit entre les mains une lettre dont la signature était coupée, et où le voleur racontait en détail ses faits et gestes. C’est celle qui a été publiée dans le Paris Journal du mardi matin 29 août. Il en résulte qu’en mars 1907, le voleur pénétra pour la première fois au Louvre... La statue fut vendue une cinquantaine de francs... Le voleur continuant son récit dit que le lendemain même il enleva une tête d’homme aux oreilles énormes et, trois jours après, un fragment de plâtre couvert d’hiéroglyphes ( ?) Je ne vois pas à quoi correspond cette description... Ayant ensuite émigré au Mexique, le même individu nous apprend qu’il revint en France et, le 7 mai dernier, s’étant rendu dans ce qu’il appelle le cabinet phénicien... C’est là... que le voleur put encore soustraire sans être vu par le gardien la pièce qu’il a apportée à Paris Journal et qui mesure 28 cm de haut, 22 de long et pèse 6,750 kg... Le rédacteur en chef de Paris Journal m’a déclaré qu’il comptait rendre l’objet au musée après l’avoir gardé quelques jours, et qu’il l’avait payé la somme de deux cent cinquante francs. Le rédacteur m’avait dit aussi, dans la conversation, qu’il croyait connaître une des personnes qui aurait acheté au voleur une des autres pièces... Rapport en date du 6 septembre 1911 : Monsieur le Directeur, Hier soir, vers 5 heures, un rédacteur de Paris Journal, M. de Beaumont, s’est présenté au Louvre pour me voir. Comme j’avais reçu des instructions pour éviter de rien communiquer à la presse, je cherchai à l’éconduire. Mais quand il eut dit qu’il apportait de nouveaux renseignements sur les vols commis, je crus devoir le recevoir et il me déclara qu’une eprsonne avait rapporté à leur bureau de rédaction les deux autres têtes ibériques... Je me rendis donc au bureau de rédaction...où je fus mis en présence des deux objets que nous recherchions... Le rédacteur en chef m’informa qu’une personne honorable qui avait autrefois acquis ces deux têtes pour peu d’argent, s’étant émue du bruit fait dans les journaux à propos du vol des statuettes ibériques, avait pensé qu’elle pouvait bien, sans le savoir, détenir des objets dérobés et qu’alors elle les rapportait au journal. Je n’ai pas eu à examiner le bien fondé de ces déclarations... J’ai écrit une lettre à M. Drioux, juge d’instruction, pour l’avertir. Ce matin à dix heures, le même rédacteur m’a rapporté les deux têtes qui sont dans mon bureau... L’étude minutieuse de ces quelques extraits amène quelques commentaires. Géry Pieret se présente à Paris Journal avec la troisième et dernière statue volée. Rien ne l’oblige, à cet instant, à faire part des deux autres vols beaucoup plus anciens qui ne sont d’ailleurs pas connus. Le rédacteur Mazeran indique au conservateur Pottier qu’il croit connaître une des personnes qui aurait acheté au voleur une des autres pièces... Si le rédacteur connaît cette information, il ne peut la détenir que de Géry lui-même. Mais de qui s’agit-il ? D’Apollinaire ou de Picasso ? De toute évidence, le dénommé Mazeran livre facilement ses informations au conservateur dont il ne peut douter qu’il les transmettra aussitôt aux services de police. Le dernier rapport est tout aussi instructif. L’intermédiaire informateur a changé. Il est également rédacteur à Paris Journal. Lui parle d’une personne honorable qui aurait rapporté les deux statuettes au journal. Quel est cet homme ? Apollinaire ou Picasso ? On peut supposer qu’il s’agit d’Apollinaire qui, par ailleurs, connaît bien les lieux puisqu’il y travaille. Un autre élément apparaît troublant dans la déclaration du conservateur. Pourquoi, alors qu’il identifie immédiatement les deux statuettes dans les locaux du journal, les laisse-t-il en place jusqu’au lendemain matin, 10 heures ? Pourquoi se contente-t-il d’écrire au juge Drioux ? Pourquoi n’en réfère-t-il pas aussitôt à sa hiérarchie ? A qui profite le temps de cette nuit où les deux statuettes ne sont pas rendues ? Quel est le marché passé entre le conservateur et Paris Journal ? Une hypothèse séduisante peut être avancée : lorsque le conservateur est prévenu par le rédacteur de l’existence de ces deux statues, ce dernier ne les détient pas encore. La nuit va servir à les récupérer avant de les restituer. Le rapport rédigé par monsieur Pottier est sans doute un rapport « arrangé », pour ne pas faire de vagues. Il fallait, pour protéger quelqu’un, accorder le temps de cette nuit. Ou bien, il faut admettre qu’au contraire le conservateur a immédiatement prévenu les autorités qui lui ont conseillé de patienter pour reprendre les statuettes, le temps de leurs investigations. En tout cas, les différents témoignages, plus ou moins contradictoires, qui ont été donnés sur cette dernière nuit où Picasso et Apollinaire errèrent dans les rues de Paris, s’expliquent en partie. Voici la relation, la plus plausible compte tenu de ce qui précède, des faits tels qu’ils ont été écrits par Albert Gleizes (deux autres versions existent de cet épisode dont les témoins semblent trop impliqués trop proches pour être retenus. Il s’agit de la version qu’en fait Guillaume lui-même dans la fameuse lettre à Madeleine, déjà citée ; il s’agit de celle de Fernande Olivier, maîtresse, au moment des faits, du peintre Picasso) : ... Ce fut chez Picasso que le lot de statuettes fut, un certain soir, placé dans une valise et que nos deux amis attendirent le matin pour se rendre chez Chichet... Guillaume avait, la veille, envoyé hors de France, Pieret, le coupable... N’avait-il pas, une fois, proposé à Guillaume d’aller faire un tour dans l’appartement voisin du sien, les locataires étant absents ?... L’aube ne devait plus être loin. Apollinaire sortirent pour aller au-devant d’elle. Portant la valise, par les boulevards extérieurs, ils se dirigèrent vers la gare de l’Est... Mais il était encore trop tôt pour aller chez Chichet. Ils mirent la valise à la consigne et baguenaudèrent aux environs... Un taxi les mena vers huit heures chez Chichet qui dormait encore... Le lendemain, les statuettes phéniciennes, par le canal de « Paris Journal », étaient remises à l’administration du Louvre... On l’a vu, le rôle joué par Albert Gleizes, tout au long de cette affaire, n’est pas négligeable. Il fréquente les réunions du nombre d’Or. Dès les premiers jours de l’incarcération du poète, il intervient (voir lettre adressée à Salmon). Mais ses relations, également, lui permettent d’agir efficacement et discrètement. Dans un pneumatique qu’il adresse à Guillaume le 03 octobre 1911, après sa libération (le cachet de la poste porte l’indication : tribunal de commerce), il annonce : “Cher ami, je sors du Palais. J’ai vu G.. Voulez-vous venir Closerie ce soir : je vous raconterai. Ou demain. Salon d’automne. 3 heures. Bien votre. Enfin, par une lettre du lundi, 4 heures : Cher ami, Je suis allé comme je vous l’avais promis chez le S... G... Mais arrivé là, on m’apprend qu’à son retour de la campagne, seulement ce matin, il était parti au Palais. Il est probable qu’il m’a adressé de là un pneu qui est parvenu à Courbevoie après mon départ. J’irai à son rendez-vous et ferai auprès de lui tout ce qu’il sera possible de faire. Aussitôt, je vous préviendrai, soit par lettre soit en allant chez vous au petit bonheur puisque la rue de l’Assomption est proche de la rue Gros. Bien cordialement. S.G., c’est le substitut Granié, un ami personnel d’Albert Gleizes. L’ami de tous les peintres d’ailleurs puisqu’il signe sous un pseudonyme des critiques d’art dans une feuille du Palais de Justice de Paris. Par un autre témoignage, on sait encore que le substitut Granié se déclare prêt à intervenir auprès du juge Drioux qui “a son bureau juste au-dessus du mien”. A plusieurs reprises, presque jusqu’à la mort du poète, Gleizes et Granié, en même temps ou tour à tour, auront à intervenir pour protéger Guillaume. Lorsqu’il est question de lui retirer son habilitation à « L’Enfer » de la Bibliothèque nationale, à la suite de parutions licencieuses, puis pour sa demande de naturalisation. On sait cela aussi, non seulement par ce qu’en disent eux-mêmes les protagonistes, ou ce qu’ils en écrivent (notamment l’article de Gleizes paru dans le cahier spécial consacré à Apollinaire, en 1946, intitulé Rimes et raisons) mais aussi par le témoignage recueilli auprès de P. M. Adéma dont l’oncle fut un intime des Kostrowitzky et qui, surtout, était fonctionnaire au Palais de Justice de Paris au moment de l’affaire. Selon monsieur Adéma, cet homme aurait transmis plusieurs lettres à Apollinaire durant sa détention et aurait, également, été l’un des instigateurs de la pétition en faveur du poète. Il connaissait bien aussi le substitut Granié. Mais surtout, il semblerait qu’il ait agi par amitié pour Albert, le frère de Guillaume. Ils fréquentent tous deux les mêmes sociétés, les mêmes cercles dont, entre autre, l’association des hugolâtres. Cet oncle était par ailleurs convaincu (même s’il en dissimulait les preuves formelles) que Guillaume et Albert avaient été, aux environs de 1900, des sortes de passeurs de bijoux pour le compte de leur mère et de son ami Weil. Cela expliquerait les nombreux voyages effectués à cette époque vers les Pays-Bas et la Belgique par les deux frères. Enfin, toujours selon monsieur Adéma, il faudrait également s’attarder sur le rôle joué, après-guerre, par l’avocat Maître Maurice Garçon, André Billy et Jean Giono. Un avocat engagé par P.M. Adéma pour tenter de retrouver le dossier policier et judiciaire du poète prétend, par une lettre du 21 février 1950 que « le dossier a disparu du fort de Montlignon où il était entreposé depuis plusieurs années étant probable qu’il a été volé par un autre amateur qui n’a jamais été identifié. » Par une lettre en date du 18 ocotobre 1960, Maître Garçon auquel Adéma s’est adressé pour tenter de comprendre lui conseille « de ne pas poursuivre » son enquête, à cause de personnes encore vivantes car, de toute manière le dossier n’existe plus. Mais par une autre lettre de 1967, ne se rappelant sans doute plus de la teneur de ce qu’il écrivit sept ans plus tôt, il prétend le contraire. En 1973, contrairement à l’opinion de Billy et de Garçon, une femme écrit que le dossier est toujours déposé au fort de Montlignon. Un an après, un incendie ravage le fort et les archives sont détruites. Pascal Pia, dans sa biographie sur Apollinaire parue au Seuil en 1954, écrit, à propos du dossier policier : On veut croire que ce dossier n’existe plus et que M. de Monzie disait vrai lorsque, vers 1930, il nous assurait en avoir obtenu du préfet Chiappe la recherche et la destruction. Qui croire ? L’enquête est loin d’être terminée. D’autant plus que nous disposons d’autres indices permettant encore d’affiner l’analyse. Tout se passe aussi comme si certaines personnes avaient voulu, autour de cet épisode de la vie du poète, construire une légende, opacifier ce qui, au départ, pouvait sembler trop clair. Pour protéger qui ? On sait que certaines pièces compromettantes furent détruites par Jacqueline elle-même, la dernière femme du poète. Beaucoup reste à découvrir. Conclusion partielle et partiale :
Cette enquête fut engagée avec ambition et enthousiasme. Elle s’achève, provisoirement, sur quelques réponses, beaucoup de modestie, et de nouvelles interrogations. Comment Apollinaire a-t-il pu se procurer un mandat de dépôt destiné normalement aux autorités pénitentiaires exclusivement ? Pourquoi le dossier “Kostrowitzky” et ce qu’il contenait comme pièces de procédure a disparu des archives de la Préfecture de Police de Paris ? Ce dossier existe-t-il encore ? Qui le détient ? Pourquoi les derniers témoins refusent-ils de parler ou se perdent en conjectures embarrassées en prétextant l’honorabilité de certaines personnes encore vivantes pour continuer de se taire ou de maquiller leur vérité ? Autant de questions et de prolongements nécessaires à l’élaboration d’une nouvelle recherche. Beaucoup d’invraisemblances et de contradictions entourent et protègent encore cette affaire. Parions que le fin mot de l’histoire se trouve quelque part et qu’il permettra notamment de comprendre la teneur de l’entretien dans le bureau du juge, un 12 septembre 1911, qui confronta, de manière douloureuse, Apollinaire à son ami Picasso. Les informations recueillies promettent d’autres révélations surprenantes et passionnantes. Géry Pieret ne fut-il qu’un homme de paille, un coupable pratique parce qu’insaisissable ? Quel secret si essentiel détenait-il pour qu’il fût ainsi protégé, même dans sa fuite, même lorsqu’il fut arrêté en Egypte en 1912 ? Pourquoi continua-t-il à correspondre avec Guillaume jusqu’à sa mort ? On sait que Guillaume lui répondit au moins une fois, puisque dans une lettre en date du 19 février 1918, soit un mois avant la mort du poète, Géry lui écrit de Fécamp où son régiment est basé : « ... A mon grand regret je ne pourrai, comme je te l’avais promis, visiter notre sarcophage. Il va falloir que nous rentrions en Belgique, l’Etat Major et moi... Je m’étais fait une fête de te retrouver, mon cher ami... O ! mon ami, mon commensal ! Partagerons-nous encore nos courges et nos allégories ? Je ne puis songer à certains pots-au-feu de notre passé sans un souci gourmand... » Quel était le sens caché et profond de cette relation ambiguë qu’aucune affaire, même celle des statuettes, ne put compromettre ?
Affaire toujours à suivre…
Post-scriptum : La Joconde fut retrouvée à Florence, le 13 décembre 1913 par l’intermédiaire d’un antiquaire italien au nom étrangement familier : Alfredo Geri. Le voleur, Perrugia, fut arrêté et condamné en Italie à un an et 15 jours de prison (une peine dérisoire compte tenu des dix années qui avaient frappé en 1912, par contumace, Géry Pieret). Il ne fut pas extradé. Il déclara avoir agi par amour de son pays et aussi parce que, en tant que peintre futuriste, il avait souhaité remplacé le chef d’œuvre de Léonard par l’un des siens. Dans les deux cahiers constitués par Apollinaire lui-même autour de l’affaire des statuettes, il est curieux de constater que celui consacré presque exclusivement aux coupures de presse intègre un certain nombre d’articles relatant les conditions de la restitution du chef d’œuvre… Trois ans après...