2. Deuxième partie : quinze ans sur l'île du Diable (17 juillet 1908-15 mars 1923)

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Deuxième partie : quinze ans sur l'île du Diable (17 juillet 1908-15 mars 1923)

Ullmo ne va pas rester longtemps à Toulon, son transfert pour La Rochelle s’effectue dès le mois de juillet 1908. Il y a de nombreuses escales dans diverses prisons, le wagon cellulaire traverse les villes de nuit, on veut éviter heurts et manifestations hostiles de la foule. De La Rochelle le transfert pour l’île de Ré est rapide puisque Ullmo embarque sur La Loire le 17 juillet 1908. Ce voyage comporte une escale à Alger où le navire embarque les condamnés des colonies d’Afrique : « […] dans ce port que je connaissais bien, dit-il, j’ai eu l’envie de passer par le hublot suffisamment large et de me laisser glisser à l’eau. J’aurais pu gagner un chaland, puis la terre. Comme j’avais conservé mes vêtements civils, j’aurais sans doute pu facilement recouvrer la liberté. Pourtant, j’avais réfléchi que mon évasion constatée, les recherches n’auraient pas manqué d’être très activement poussées et puis je n’avais pas d’argent, c’était vraiment trop risqué. Tant pis, le sort en était jeté. Que vogue donc notre galère !… »

Ullmo ne voyage pas dans « les bagnes » du bateau, sorte de cages qui contiennent une cinquantaine d’hommes dans lesquels la vie est un enfer. C’est un déporté, il ne sera pas astreint au travail forcé. Il voyage en civil, dans l’entrepont à l’arrière du navire. Il est seul, dans ce que l’on nomme « le bagne des femmes » (moins sordide que « les bagnes » pour hommes) et qui est alors vide pour ce voyage. Le voyage se déroule en trois semaines sous une météo clémente et le 7 août 1908, La Loire mouille en rade de l’île Royale. Le docteur Léon Collin, médecin du bord, commence à prendre quelques photos du débarquement du prisonnier et de son transfert immédiat sur l’île du Diable, il raconte :

« Le 30 août 1908, un homme jeune, coiffé d’un feutre marron rabattu sur les yeux, le regard baissé dans un visage infiniment triste qu’encadrait une large barbe blonde, un homme vêtu d’un petit complet gris, tenant à la main un paquet de livres volumineux, mal ficelé, descendait avec précaution la coupée de La Loire dans la rade des îles du Salut, un surveillant militaire, porteur de sa valise, l’accompagnait.

On le vit prendre place aussitôt, avec deux gardiens, dans une embarcation, spécialement armée pour lui, qui, à toutes rames, s’éloigna dans le goulet, qui sépare Royale de Saint-Joseph et conduit à l’île du Diable.

Cet homme aux allures sombres et mystérieuses, c’est un officier de marine, qui trahit sa patrie, c’est Ullmo […] ».

L’année suivante, 1909, Léon Collin qui est toujours médecin sur La Loire a l’occasion de faire un séjour à terre prolongé, il commence ses visites par Ullmo :

« Lorsqu’un an plus tard, il nous fut donné de revoir Ullmo, au cours d’une excursion à l’île du Diable, sa physionomie était toute différente.

Ce jour-là, le commandant des îles, résidant à Royale, mit très aimablement une baleinière à notre disposition pour nous rendre au « Diable ».

En moins d’une demi-heure, par ce goulet, qui fouetté par les vents du nord-est n’est pas toujours praticable, nous arrivons à l’ancienne île de Dreyfus.

Nous accostons au point où aboutit le câble, qui relie le Diable à Royale, et sur lequel circulait deux fois par jour, au temps de Dreyfus, le chariot apportant les vivres. La jetée minuscule de planches et de granit suffit à peine à nous abriter des lames.

Nous sommes accueillis par un des gardiens d’Ullmo. L’un d’eux arrive, en effet, au débarcadère chaque fois qu’une embarcation se présente pour accoster. Quant à Ullmo, s’il aperçoit quelque visage nouveau, il se terre et rentre dans sa case aussitôt.

Deux gardiens, renouvelés tous les deux à trois mois, vivent au sommet de l’île dans une grande case, surmontée d’un mirador, voisine de celle d’Ullmo. Tous deux sont mariés et pères de famille, et cette promiscuité de visages humains est le seul adoucissement au terrible isolement, dans lequel vit l’ancien officier de marine.

À vingt mètres à peine du débarcadère et du rivage, nous passons devant la case anciennement affectée à l’ex-capitaine Dreyfus. Elle sert actuellement de logis, aux quelques rares condamnés, laissés dans l’île à la disposition des gardiens pour les corvées. Ces quelques forçats passent leurs journées à pêcher la tortue de mer, quelquefois la langouste sur les rochers de l’île, ou à sculpter des noix de coco. Un feu de bois grésille dans un coin sous la marmite, qui chauffe leur repas.

Cette vieille case de Dreyfus est du même modèle, que celle qui abrite actuellement Ullmo, et qu’avait d’ailleurs inaugurée Dreyfus dans les dernières années de son exil.

Sur la hauteur à dix pas de celle des gardiens, à 50 mètres du quai, se trouve la nouvelle. Elle est propre, presque coquette, sous un badigeon de chaux vive. On la construisit ainsi plus éloignée du rivage au temps où, redoutant l’évasion de Dreyfus, on veillait sur lui jour et nuit.

Un édifice en forme de tourelle et que l’on voit encore dominant toute l’île au-dessus de la case des surveillants, dissimulait à cette époque un canon « revolver », évoluant sur pivot dans toutes les directions. Tout bateau, qui aurait dépassé la zone permise, aurait été impitoyablement canardé. Un homme était de garde à la tourelle, jour et nuit, et il fut une époque où, redoublant de surveillance, l’Administration, le commandant Dreyfus ne nous démentira pas, faisait appliquer les boucles (la double boucle comme on dit au bagne) aux chevilles du prisonnier. Un gardien principal, c’est le plus haut grade auquel on puisse arriver dans la surveillance, il équivaut au grade d’adjudant, aujourd’hui décoré et qui garda deux ans Dreyfus, nous raconta des souvenirs stupéfiants.

N’avait-on pas donné l’ordre de tuer le prisonnier à la moindre tentative d’enlèvement ? Aussi Dreyfus rentrait-il de lui-même dans sa case, quand à travers les barricades, qui l’encerclaient, il distinguait une voile ou une fumée à l’horizon.

Et ce chef de gardes-chiourmes nous confie avec quelle énergique résignation Dreyfus supporta son exil de cinq années : jamais la moindre crise de colère, mais un abattement profond et, parfois des syncopes, pour lesquelles on faisait venir en hâte le médecin en service à l’île Royale. Dans l’intervalle des visites, ce gardien soignait lui-même son prisonnier avec les instructions qu’on lui avait laissées.

La surveillance est beaucoup moins sévère aujourd’hui pour Ullmo. Ces hautes palissades qui entouraient la case de Dreyfus n’existent plus. Et quelle modification dans la discipline appliquée au prisonnier !                                                  

Au lieu de voir ses promenades limitées à quelques mètres carrés, Ullmo peut circuler librement autour de sa case de 7 heures du matin à 7 heures du soir ; il est même autorisé une fois par jour à se rendre à l’extrémité de l’île. Et ce n’est plus l’absolu silence, qui enveloppait l’ex-capitaine, ce n’est plus l’absolue interdiction de communiquer avec le prisonnier, Ullmo peut causer à ses gardiens, à leurs femmes, à leurs enfants et à l’occasion faire une manille.

Et puis, à quoi bon les précautions superflues et tant d’hommes mobilisés, pour un homme, ainsi que cela fut fait au temps de Dreyfus ? Il faudrait l’Administration complice, pour qu’une évasion réussît de l’île du Diable. Car la mer, qui tout l’an déferle avec rage sur les rochers de l’île, et les requins eux-mêmes qui infestent ces parages, ne sont-ils pas le meilleur garde contre toute tentative d’évasion ?

Aujourd’hui chez Ullmo, c’est jour de lessive. Sur l’herbe, autour de la case, le condamné, attaché spécialement au service du déporté, étend tout le linge : chemises fines, costumes éclatants de blancheur et des pantalons de flanelle blanche rayée de noir avec lesquels il se pavanait sur les quais de Toulon et sur le littoral du Mourillon au temps de la Belle Lison…

Une chambre éclairée, d‘une large fenêtre grillagée et percée d’une porte qu’on laisse ouverte tout le jour, voilà tout le logement. Attenant à la case, une cuisine où loge le forçat serviteur.

Le gardien qui nous accompagne, frappe, entre dans la case et Ullmo vient à nous, à la fois inquiet et joyeux de notre visite. Les hasards de la vie coloniale nous avaient déjà mis face à face, il y a quatre ans, au cours d’un dîner donné à bord du croiseur cuirassé Gueydon dans ce cadre merveilleux, que forment, sur la côte du Tonkin, les rochers de la baie d’Along au mouillage de la Noix. Puis, il y a un an déjà, nous avions assisté au débarquement de l’ex-officier de marine d’un autre bord, moins séduisant pour lui, celui de La Loire, bateau de forçats.

Ce n’est plus aujourd’hui l’homme amaigri, mal rasé, qui, revêtu de son éternel complet gris, traînait dans les prisons de France et à bord du transport, sa petite valise jaune et son paquet de livres. Sans doute, il a déjà puisé dans ceux-ci, la force de se ressaisir, car c’est Le criticisme de Kant, Les conditions et limites de la certitude logique, Critique de la raison pure, Histoire et solution des problèmes métaphysiques qu’Ullmo portait avec lui et d’où lui vient peut-être la philosophie douce et résignée, qu’on lit sur son visage. Ce n’est plus l’homme abattu, morne, aux regards fuyants de bête traquée, voûté comme ayant sur ses épaules tout le poids de son crime, c’est quelque officier dans un poste colonial, c’est un Ullmo colon ou villégiaturant sur une côte exotique. Chaussé de bottines blanches, longues et fines, élégamment vêtu dans un complet blanc immaculé, il porte sous son casque colonial, l’air heureux, presque souriant d’un homme isolé, surpris par une visite inattendue. Il paraît engraissé, et dans sa figure fraîchement rasée, son regard est franc, amusé, mais au fond effroyablement triste.

Il prend, nous raconte son gardien, le plus grand soin de sa santé et passe de longues heures à sa toilette.

Chez lui, tout est simple, soigné, arrangé avec goût. À l’entrée, devant nous une tête de femme de Helleu, finement silhouettée est piquée de quatre clous sur le mur blanc, éclatant de lumière ; au-dessous, une simple tôle pour la toilette, encombrée de flacons et de brosses. Plus à gauche, un bureau, dont les rayons renferment toute une bibliothèque et qui porte les portraits de ses sœurs. Sur une planche contre le mur, toute une collection de chaussures blanches et jaunes, puis au fond un lit cédé par l’Administration, avec ses quatre montants de bois qui soutiennent une moustiquaire.

Celle-ci, nous dit Ullmo, est si souvent humide au matin, qu’elle doit, dans la journée être exposée au soleil pour être sèche le soir. Dans la saison pluvieuse où nous sommes, il arrive en effet souvent – et c’est ce dont Dreyfus souffrit le plus pendant son séjour au « Diable » – que l’île, qui est de faible altitude, soit recouverte au lever du jour d’une buée si dense, que la chaleur intense du soleil parvient à peine à la dissiper.

Un superbe garde-manger bien garni d’œufs, de beurre et de conserves est suspendu près de la porte d’entrée, hors de l’atteinte des fourmis manioc, qui sont l’une des plaies des Guyanes. Chaque jour, une chaloupe qui vient de Royale, apporte avec les vivres des gardiens, la ration d’Ullmo qui est celle d’un surveillant, soit 750 grammes de pain, 250 grammes de bœuf endaubage ou lard salé, 50 centilitres de vin rouge, un peu de sel et de café. Suivant la saison, il s’y ajoute quelques légumes verts ou secs.

Ullmo prélève environ cinquante francs par mois, nous déclare le gardien sur les sommes que lui font parvenir les siens, pour obtenir par des cessions supplémentaires quelques douceurs au régime de l’Administration.

Ullmo possède en outre, dans un coin de sa cour, quelques caisses alignées et grillagées où il nourrit lui-même une dizaine de volailles de très bonne mine, et c’est une heure des plus précieuses de sa matinée, que celle qu’il consacre au soin de son poulailler, tellement l’assurance de son bien-être et de sa santé semble le souci essentiel de sa vie. L’île du Diable renferme en outre une porcherie, située en contrebas de la case des gardiens. Les chèvres et les bœufs pourraient y vivre, sans doute, comme aux deux autres îles, et Ullmo paraît disposé à demander un jour au directeur, l’autorisation d’en faire l’achat pour s’assurer ainsi un approvisionnement constant de lait frais.

La vie matérielle semble donc satisfaisante à l’île du Diable, mais les journées s’écoulent monotones, toutes semblables, interminables. Ullmo s’ennuie.

Tel est l’emploi ordinaire de son temps : tard levé, il procède longuement à sa toilette ; le reste de la matinée passe ensuite à des occupations domestiques : confection du menu, ordres à donner au cuisinier, visite au poulailler, etc. Vers les 11 heures : déjeuner, suivi d’une sieste jusqu’à 4 heures où Ullmo lit jusqu’au sommeil sous l’accablement de la chaleur. À cinq heures, c’est l’instant de liberté, dont il profite pour gagner l’autre extrémité de l’île, par le sentier, qui longeant la mer, s’enfonce délicieusement dans le bois sous les cocotiers.

C’est l’heure où, cessant d’être dangereux, le soleil décline, et où tristement seul, le traître s’assied au « banc de Dreyfus » dans le fracas assourdissant des lames sur les galets.

C’est un petit banc devenu historique, dressé au temps de Dreyfus, sur la fin de son exil, lorsque, moins rigoureux, on avait permis au prisonnier de sortir de son enceinte de palissades pour descendre dans le sentier promenade. Le site est magnifique et ce décor de cocotiers géants fichés sur des falaises rougeâtres est des plus séduisants.

À la nuit, Ullmo regagne mélancoliquement sa case. Il dîne et parcourt, souvent d’un œil distrait et la pensée ailleurs, les nouveautés littéraires qu’il reçoit assez régulièrement. Il lit et en lisant, il oublie. C’est sans doute ce chaînon qui le rattache à la vie.

« Et, nous avoue-t-il, je n’ai pas perdu tout espoir, je veux effacer peu à peu, à force de résignation, jusqu’au souvenir de mon crime d’insensé. ».

Charles Benjamin Ullmo, « matricule 2 ». Le bagne existe depuis 1850 environ, avec son administration tatillonne, il a déjà vu passer en 1908 plusieurs dizaine de milliers de transportés,  plusieurs milliers de relégués depuis 1885 et quelques milliers de déportés entre la Guyane et la Nouvelle-Calédonie (4000 pour la Nouvelle Calédonie et quelques centaines pour la Guyane). Alors pourquoi « matricule 2 » et qui est donc le « matricule 1 » ?

On hésite longtemps pour savoir où l’on va déporter le capitaine Dreyfus fraîchement dégradé et c’est une loi votée à la hâte par la Chambre des députés qui désigne l’île du Diable comme enceinte fortifiée apte à le recevoir. Dès lors, Dreyfus devient « matricule 1 ». Tout naturellement, Ullmo qui lui succède devient le « matricule 2 ». Tous les deux inaugurent une liste de 37 déportés qui se termine avec un dénommé Jules César Joseph Laperre « matricule 37 », condamné en 1928. (Voir liste des 37 déportés en annexe 1)

Pendant un peu moins de huit ans, Ullmo va être le seul déporté sur l’île, en tête à tête avec ses gardiens successifs et une poignée de transportés.

« La population de l’île n’excédait pas dix personnes : deux surveillants et leur famille et trois ou quatre transportés chargés des corvées et du halage du câble ». Ce câble, sorte de téléphérique, reliait l’île Royale et l’île du Diable distante de 250 mètres environ. Il était équipé d’une manière de caisse à savon et permettait de faire passer les vivres et du petit matériel entre les îles. Le transport du personnel s’effectuait en canot. Une petite jetée permettait l’appontement au Diable dans des conditions toujours hasardeuses du fait du fort courant qui sévit en permanence dans la passe. Le mauvais temps pouvait rendre l’accès impossible pendant plusieurs jours.

« Contrairement à ce que se sont imaginé bien des gens, Ullmo n’a jamais été astreint à aucun travail. L’internement pour un crime politique n’est en rien comparable avec la peine des travaux forcés. De plus, le condamné à la déportation n’est pas revêtu de la casaque du forçat. Ullmo pouvait donc se vêtir comme il l’entendait ». (Ce que confirme le reportage de Léon Collin). Certes, il ne doit pas parler aux transportés, il a le droit de se promener entre 7 h et 19 h, doit s’éloigner de l’appontement dès qu’apparaît une embarcation, mais les conditions de détention sont beaucoup plus douces que pour Dreyfus. Ullmo, dans la première partie de son séjour, reçoit de l’argent de sa famille et peut ainsi considérablement améliorer l’ordinaire. Il va même pouvoir, contre rétribution à l’administration pénitentiaire, bénéficier d’un garçon de famille….

Pour les forçats, travailler au Diable était une aubaine : « Les places étaient chères parce que les avantages étaient suffisamment appréciables. Plus de case immense au milieu d’une promiscuité misérable. Au Diable, ces quelque quatre ou cinq transportés – jamais plus – jouissaient d’une liberté relative ; ils habitaient une vieille case au bas de l’île où chacun pouvait s’installer gentiment, sans avoir à redouter d’être dérangé ou volé par un camarade. Ils pouvaient faire leur popote à leur guise et circuler librement dans l’île. Pendant qu’ils étaient au Diable, ils échappaient provisoirement à toutes les rigueurs du système pénitentiaire, à toutes les brimades des uns et des autres. Ils étaient relativement heureux où les surveillants trouvaient le temps si long. Malheureusement pour ces “auxiliaires”, comme on les appelait, leur séjour au Diable ne se prolongeait jamais longtemps. Cette bonne planque était donc très courue ».

L’île du Diable est sèche, la terre rare et infertile, l’eau potable est rationnée, mais le climat y est sain, car venté et pratiquement débarrassé des moustiques. La chaleur est tempérée par ce vent qui vient de la mer. Les conditions de détention d’Ullmo ne sont pas mauvaises, loin de là, c’est la solitude qui va le faire souffrir. Les surveillants tournent sur des périodes variant de deux mois à six mois, le plus fréquent étant six mois. Il faut imaginer une vie assez familiale qui s’installe, Ullmo joue souvent aux cartes avec ses gardiens. Les enfants de ceux-ci vont à l’école primaire sur Royale et Ullmo les aide à faire leurs devoirs. Pour certains enfants plus grands, il n’y a pas de scolarité possible à Royale et plusieurs fois, Ullmo sera leur professeur durant la durée de leur séjour.

Les surveillants passent, Ullmo demeure : « Ce jour-là, un gouverneur, en visite à l’île du Diable s’était adressé à un gardien, en présence d’Ullmo :

- Combien de temps faites-vous ici ?

- Six mois, monsieur le gouverneur.

- Ça doit être dur, vous devez être bien content de partir. Cette réflexion du gouverneur, surtout devant un déporté à perpétuité, était franchement déplacée. Heureusement pour lui qu’il pourrait en rire plus tard ».

Évidemment cette promiscuité engendre d’inévitables rapprochements, surtout avec un éternel amoureux comme Ullmo. Ainsi presque un siècle plus tard, lors de notre entretien avec Hélèna, (l’une des deux jumelles qu’Ullmo va recueillir en 1931 et considérer comme ses propres filles), une incroyable histoire refait surface :  En 1956, Ullmo rend visite à Hélèna qui vit à Paris, ce sera son dernier et ultime voyage en métropole, car il mourra peu de temps après son retour à Cayenne. Quel est le but de ce dernier voyage ? Bien sûr, revoir Hélèna qui s’est mariée, mais il emmène celle-ci chez une certaine Marie-Louise, la fille de l’un des surveillants qui l’a gardé un temps sur l’île du Diable. Marie-Louise se confie à Hélèna, elle lui dévoile un secret de famille : lorsque ses parents gardaient Ullmo à l’île du Diable, ce dernier a eu une relation avec sa mère : de cette liaison est née une fille, Hélène. Sans doute, en 1956, Ullmo vieilli et fatigué, et qui sent sa fin proche, cherche-t-il à rencontrer sa fille naturelle, cette Hélène. Mais il ne parvient qu’à retrouver la sœur, Marie-Louise. Les deux sœurs jumelles et leurs enfants qui entretiendront, par la suite, avec cette Marie-Louise des relations suivies se demanderont si cette dernière n’était pas tout simplement cette enfant naturelle (Marie-Louise serait donc cette enfant illégitime, initialement Hélène).                                                                           

En 1931, lorsqu’il recueille les jumelles orphelines, Ullmo, qui connaît déjà le nom de l’enfant qu’il aurait eu avec la femme du surveillant, donne comme prénoms aux deux orphelines : … Hélène et Hélèna !!

Ce témoignage oral recueilli en avril 2016 auprès d’Hélèna est confirmée par un article surprenant d’un certain… Jean Galmot !! En 1914, ce dernier travaille encore de temps en temps comme journaliste et il écrit pour Le Matin numéro 10 972 du vendredi 13 mars 1914, l’article suivant : « […] Ullmo, sous le climat printanier des îles du Salut, a rétabli une santé que quelques excès avaient ébranlée. J’ai revu cet homme que nous avions vu en 1908 arriver sur La Loire dans la plus affreuse détresse physique et morale. Soutenu par deux infirmiers, il traînait un corps rachitique, à bout de vie. Je l’ai revu épanoui, reluisant, engraissé, glorieux. Il commande en roitelet cette île du Diable, fleurie de cocotiers géants, fraîche et saine – malgré la légende – sous la garde de deux surveillants empressés et respectueux. La maison des surveillants est à vingt mètres de la sienne (voir le plan de l’île du diable en annexe 2).

On ne s’y est jamais ennuyé… Un jour, un nouveau surveillant vint, qui avait quatre enfants et une femme charmante. Ullmo donnait des leçons aux enfants et jouait au piquet avec le surveillant. Et ce qui devait arriver arriva… La liaison n’aurait pas été plus orageuse que les autres, mais un jaloux veillait… C’était le deuxième surveillant. Il adresse au commandant des îles du Salut une plainte contre son collègue. Il trouvait inqualifiable l’aveuglement du mari… Le commandant classa l’affaire. Le jaloux alors s’adressa au directeur de l’administration pénitentiaire, puis il écrivit au ministre. Alors on envoya le sous-directeur de Saint-Laurent qui fit une enquête et conclut qu’il était impossible d’attribuer la nouvelle maternité de Mme M… à l’amant ou au mari. Il conclut, en outre, en relevant de leurs fonctions le mari aveugle et le surveillant jaloux. Quant à Ullmo, il eut pendant un mois sa ration de vin supprimée. L’amour fut toujours funeste à Ullmo. Depuis lors, les deux gardiens de l’île du Diable sont choisis parmi les surveillants célibataires ».

Il faut prendre avec un peu de recul ces lignes de Jean Galmot qui a une tendance certaine à enfler le propos pour rendre l’article plus attrayant ou qui n’hésite pas à forcer le trait sur certains événements pour mieux faire passer sa conception de la réalité. Pour commencer, Ullmo n’arrive pas en 1908 soutenu par deux infirmiers et les photos de Léon Collin le prouvent. On pourrait déceler ici une volonté de montrer à quel point l’île du Diable est paradisiaque pour avoir si rapidement permis le rétablissement du déporté. Tout est mis en œuvre pour démontrer qu’Ullmo vit comme un prince. On a vu que ses conditions de détention étaient effectivement exceptionnelles, tout en restant réglementaires. Il ne faut pas oublier qu’en 1914, Ullmo aurait déjà dû pouvoir profiter d’une autorisation à vivre dans la colonie et qu’il va encore rester neuf ans dans cette « cage dorée »… ! Lors de sa visite, Léon Collin rencontre un homme infiniment triste, Delpêche qui compare l’île du Diable à un « tombeau vert » souligne l’état dépressif chronique d’Ullmo, on est loin dans la plupart des descriptions de ce roitelet rayonnant que veut nous dépeindre Galmot. Une aventure amoureuse après plus de cinq ans de détention s’inscrit dans le cours naturel des chose. Le « on ne s’y est jamais ennuyé » de Galmot semble totalement déplacé et partisan.  Rien d’étonnant lorsqu’on lit les propos du journaliste dans L’Illustration à la suite d’une visite des principaux camps du bagne (Nos 3 384 et 3 385 de janvier 1908) :

« J’ai dit la semaine dernière quelle est la vie des forçats. Point de rigueur inhumaine ni de coupable faiblesse, mais un régime d’expiation par le travail […] Je ne puis conclure cette rapide étude sans constater qu’il n’est personne, parmi les visiteurs français ou étrangers du bagne de Guyane, qui ne rende hommage aux efforts réalisés pour adapter à notre humanitarisme moderne la nécessaire rigueur de la transportation. L’honneur de l’œuvre accomplie dans ce sens revient d’une part aux services de la transportation au ministère des Colonies, et à leur chef, énergique autant que modeste, et d’autre part au haut personnel de Guyane, qui occupe le poste le plus avancé et le plus dangereux de la défense sociale ».

Albert Londres, le docteur Collin, le docteur Rousseau, Alexis Danan et bien d’autres ne tirent pas les mêmes conclusions d’une expérience au bagne pourtant beaucoup plus importante que celle de Galmot. Pour autant, son article nous permet de cerner avec plus de précision cet épisode de la vie d’Ullmo.

Curieusement, on ne retrouve pas trace de cet événement dans le dossier d’Ullmo aux ANOM (Archives Nationales de l’Outre-Mer à Aix en Provence).

Le séjour « au Diable » est un mélange de douceur de vivre, de folie et de violence, d’ennui, de dépression qui caractérise la vie de ces hommes reclus sur cette île du bout du monde.   

Nous sommes un peu avant la Grande Guerre et cinq ou six bagnards affectés au service des surveillants étaient chargés de diverses corvées d’entretien. La vie se déroule assez paisible, hormis le fait que ces hommes harcèlent l’un des leurs, un brave garçon paisible et doux, jusque-là inoffensif et devenu leur souffre-douleur. Il se nomme Muller, il est alsacien, et sous la cruauté de ses camarades, il sombre progressivement dans la dépression. Ce jour-là dans la maison des surveillants, c’est l’heure du repas, il est un peu plus de midi, le surveillant a déposé son ceinturon avec le revolver de service sur le dossier d’une chaise. L’alsacien pénètre, rapide comme l’éclair, dans la pièce, se saisit du ceinturon et se sauve à toutes jambes après être passé devant Ullmo qui est sur le pas de sa case. Il ne faut pas attendre longtemps pour entendre des détonations, l’homme vide le barillet de l’arme sur ses codétenus, consciencieusement, tuant trois hommes. Puis il court vers le câble du petit téléphérique et suspendu à ce dernier, il entreprend une périlleuse traversée vers Royale. Ullmo raconte : « Il avait déjà parcouru une bonne soixantaine de mètres lorsque les surveillants, comme le prescrivait le règlement, firent feu sur le malheureux que je vis s’abattre dans la mer aussitôt happé par les requins. Une trainée rouge et ce fut tout. Pas pour le surveillant qui fut sévèrement puni de sa négligence ».

On passe d’une situation sereine où le surveillant bercé par le rythme d’une vie somme toute paisible n’imagine même plus que son arme puisse représenter un danger, à la folie la plus meurtrière. Ces hommes pour séjourner sur le Diable comme auxiliaires sont les mieux notés par l’administration pénitentiaire, pour autant ce ne sont pas des anges, et soumis à l’infernal système carcéral du bagne, l’ambiance entre eux est délétère, question de survie parfois, les plus mauvais penchants s’exacerbent.

C’est l’absurde absolu de cette petite poignée d’hommes, dans ce lieu hors du temps, dans une situation improbable…

L’île est trop petite pour que l’on puisse échapper au bruit lancinant des vagues qui se fracassent sans cesse sur le rivage, les plus sensibles peuvent y perdre la raison, Ullmo va y rester quinze ans !

Pour Alexis Danan, « il faut avoir vu l’île du Diable […] pour réaliser, vaguement, la demi-mort consciente que doit représenter un séjour de quinze ans dans cette grande tombe végétale ».

Le journaliste cite ensuite Ullmo : « Renan dit quelque part qu’un intellectuel, enfermé dans une cellule avec la collection des Bollandistes serait assuré d’y vivre heureux jusqu’à la fin de ses jours. Un silence. Ullmo ajoute doucement : Renan… j’aurais bien voulu l’y voir ».

Au regard des pensionnaires des différents camps de Guyane la qualité de vie d’Ullmo n’est pas sans faire de jaloux :

- Certains journaux insistent et sont prêts à brandir des témoignages douteux : un certain Agnetta, transporté, qui a servi au Diable, et qui vient de se faire reprendre en Italie après une évasion témoigne dans Le Matin du 24 avril 1918 qu’Ullmo en plus d’un régime de faveur a autant de morphine qu’il souhaite à sa disposition…

- À Paris, certains fonctionnaires font du zèle et signalent que l’administration locale aurait poussé la bienveillance jusqu’à placer comme chef de camp à l’île du Diable, un surveillant militaire coreligionnaire du déporté. Le gouverneur de la Guyane est obligé de se justifier: « […] tous ces agents sont catholiques, renseignement qui eût pu être facilement fourni à ce moment, par le commandant du pénitencier ou le directeur de l’Administration ou par les agents eux mêmes, s’il avait été demandé. »

La presse, réactionnaire et le plus souvent antisémite, décrira souvent la situation matérielle d’Ullmo au Diable comme exceptionnellement agréable et confortable, véritable villégiature rendue paradisiaque par une administration pénitentiaire aux petits soins… Les conditions matérielles, on l’a vu, et les photos mêmes de Léon Collin le prouvent, sont bonnes et elles contrastent violemment avec les conditions de détention des transportés, mais elles restent dans le strict cadre réglementaire. Le déporté n’est pas astreint au travail, il peut bénéficier dans les limites du règlement de mandats ou de colis. Ullmo est issu d’une famille fortunée, il est soutenu financièrement par sa soeur dans la première partie de sa détention, avant sa conversion au catholicisme. Il reçoit de l’argent, des vivres, des vêtements de qualité et surtout des livres, sa sœur tentera même de lui faire parvenir un piano… Il ne bénéficie d’aucune faveur particulière de l’AP (Administration Pénitentiaire) elle-même. Si le régime de sa détention est plus agréable que celle du capitaine Dreyfus, c’est que la réhabilitation de ce dernier a poussé l’AP à assouplir, après coup, le règlement qui régit la vie d’un déporté sur l’île du Diable.

Le comportement d’Ullmo est irréprochable, il est non seulement apprécié des surveillants, mais aussi des transportés faisant fonction d’auxiliaires sur l’île. Le témoignage de l’anarchiste Jacob Law est éloquent : « Voyant que le seul moyen de vivre à l’île du Diable était de se taire, je me suis écarté de tous ces misérables (comme on l’a vu pour ce pauvre Muller, l’ambiance entre transportés est toujours plus ou moins… à couteaux tirés !) et je me suis rapproché d’un nommé Ullmo, déporté qui venait me voir. J’aimais cet homme-là, car il était incapable de faire du mal. Ullmo, converti au christianisme depuis 1915, était partisan de la non-résistance. C’était un homme qui avait peur de la lutte. Sans mot dire, il obéissait. Pour lui, répondre aux abus, c’était être méchant. Sa religion lui conseillait d’être doux, humain et de se laisser faire. “Il faut se soumettre et croire en Dieu, sans chercher à comprendre pourquoi. Quand vous croirez, vous verrez Dieu et vous serez heureux”. Telle était sa conception […].  Le seul avec lequel je m’entretenais souvent à l’île du Diable était Ullmo, dont j’ai parlé ; chaque jour, je passais devant sa maison, et je le regardais arracher l’herbe sur la route. “Voyez-vous, me disait-il, c’est le seul travail que j’aime ; mon temps passe agréablement, et je ne souffre pas, tandis qu’avec les hommes je suis obligé de me disputer ; ils viennent chaque jour chez moi me mendier, en me trompant et en pleurant. Je leur donne des vivres, du tabac, de l’argent, et ils ne sont pas raisonnables ; ils en prennent l’habitude, et chaque jour, viennent me demander autre chose. Oh ! comme j’aime arracher l’herbe, ainsi le temps passe vite et je ne me dispute pas”. Deux fois par semaine, il donnait à tous les condamnés du café et du tabac ; chaque fois qu’un nouveau transporté arrivait à l’île du Diable, il allait le voir et lui demandait ce dont il avait besoin. Celui-là seul agissait fraternellement avec les hommes ».

En 1919 (Ullmo en est à 12 ans de détention et à trois ans de quitter le Diable), un contingent d’une douzaine de déportés, anciens soldats condamnés durant la Grande Guerre, débarque au Diable. Il y avait là des artisans et des intellectuels. Les gardiens pensent que la présence de ces gens va alléger la solitude d’Ullmo,  mais il reste assez isolé et se tient à l’écart de ce groupe d’hommes qui le jalouse. Ses recherches mystiques, ses heures de méditation l’éloignent du monde. Quand ces hommes arrivent, Ullmo a déjà commencé son introspection et il s’isole de plus en plus. Les déportés ne comprennent pas pourquoi ils sont obligés de vivre à deux dans des cases installées le long du chemin qui parcourt l’île (14 hectares) sur toute sa longueur, quand Ullmo bénéficie d’une case, somme toute assez confortable, pour lui tout seul. Une fois passées les tensions, un statu quo s’instaure et Ullmo dira : « je n’étais mal avec personne et en bons termes avec deux ou trois, mais on venait rarement me rendre visite… » et Delpêche rapportant le témoignage d’Ullmo rajoute : « il y eut des déportés tranquilles, s’entendant bien entre eux, d’autres non. Les uns travaillaient, élevaient des poules, cultivaient des jardins. Dans une île ou ailleurs, le monde est toujours pareil… d’autres tuaient ces poules et abimaient les jardins… »

Après cinq ans en enceinte fortifiée, le déporté peut, si son comportement est jugé satisfaisant, demander à séjourner dans la colonie pénitentiaire sous un régime allégé dans lequel il est simplement contraint à pointer régulièrement. Aucune des demandes d’Ullmo n’est prise en compte. Sa sœur par un courrier en date du 8 septembre 1913, tente à nouveau d’obtenir sa sortie de l’île du Diable : sans succès. En fait, l’administration pénitentiaire a une obsession : qu’Ullmo s’évade, ce qui aurait un retentissement néfaste en métropole pour elle et le gouvernement. De plus avec la guerre qui commence en 1914 l’heure n’est pas à la libération des traîtres. On a la confirmation de cette hypothèse en 1923 dans un rapport que le gouverneur de Guyane fait au ministre des Colonies où dans un premier temps il s’étonne : « […] en 1919, le 20 août, après une visite aux îles, je vous ai entretenu de la question, car j’avais été frappé de l’anomalie qui consistait, pour des raisons sérieuses à l’époque, 1913, mais non prévues par la loi, à priver un condamné de toute atténuation à la peine prononcée […] tout d’abord, la situation est loin d’être la même en 1923 qu’en 1913 et s’il est de mon devoir strict de prendre toutes les précautions pour éviter que cette dernière éventualité ne se produise (évasion), il n’échappera à personne que si, malgré tout, elle venait à se produire, l’opinion publique en serait beaucoup moins impressionnée qu’en 1913 : depuis cette époque, dix ans ont passé, les événements de la guerre se sont déroulés et c’est par dizaine qu’on a eu à réprimer des actes de la nature de ceux qui ont entrainé la condamnation d’Ullmo ».

Le dossier d’Ullmo, aujourd’hui aux ANOM (Archives Nationales de l’Outre-Mer), est vierge de tout rapport disciplinaire, tout au plus on retrouve une demande de sanction pour avoir dépassé le quota d’eau journalier, qui restera sans suite. Curieusement, les déboires amoureux d’Ullmo avec une femme de surveillant en 1914 (voir p38) n’y ont laissé aucune empreinte.

Seconde moitié du séjour – le tournant mystique

Ullmo est un homme très cultivé : sciences, littérature, musique, aucun domaine de l’esprit ne lui est étranger. Il part pour son ermitage forcé avec quelques livres: Critique de la raison pure de Kant, Les conditions et les limites de la certitude logique de G. Milhaud, les évangiles, Histoire et solution des problèmes métaphysiques par Charles Renouvier et puis surtout L’imitation de Jésus-Christ, œuvre de piété chrétienne, anonyme du début du XVe, et Les exercices spirituels d’Ignace de Loyola, fondateur de la compagnie de Jésus. Ce dernier livre va sans doute être celui qui influencera le plus la pensée et l’avenir même d’Ullmo. Par la suite et jusqu’aux années 1918, il va se constituer une solide bibliothèque.

Dès le début pour échapper à la folie, il s’impose, au-delà de la lecture, des séances de réflexion et d’introspection. Une question le hante : « comment marche le monde ? » Tournoux, un transporté, lui a fabriqué une pendule sur laquelle est gravé : « le but est, non la connaissance pure, mais l’action ». L’idée générale est qu’il faut tout faire pour « […] acquérir, conserver, propager, augmenter la vraie science ». Il se lance dans l’élaboration d’un « nouveau système Dieu » où il ne s’agit pas de démontrer ou non l’existence de Dieu, mais de « faire des hommes nouveaux ».                      

Il développe ainsi: « Propager c’est former des disciples. C’est sa raison d’être. Connaître d’abord comment le monde marche, puis le faire connaître. Le faire connaître d’abord à ces disciples qui eux changeront, referont le monde comme les chrétiens l’ont fait. Car ce n’est pas le monde matériel seul qui compte. […] il est terriblement absurde de vouloir toujours perfectionner le monde matériel sans s’occuper des hommes qui l’utilisent. Et ce, autrement que pour leur dire : demain, vous aurez plus à manger, plus de confort, plus de machines, plus de vitesse, sans leur apprendre d’abord comment l’ensemble marche... ». Le postulat est fascinant d’acuité, il semble annoncer ces dérives dont souffre tant le monde de ces dernières décennies. Pour autant, en cherchant trop, dans la solitude, avec en fond le lancinant fracas des vagues sur la berge, Ullmo va doucement déraper et en guise de « nouveau système Dieu » finira par se voir dans la peau même du nouveau sauveur de l’humanité. Il écrira au pape pour annoncer la venue d’un nouveau salut, dont, lui, Ullmo détient la clef.

Il est issu d’une famille juive très pratiquante. Enfant, il fréquente avec ses parents la synagogue du quai Tilsit à Lyon. Adolescent, il s’éloigne de la religion, sans la renier. Ses lectures et ses propres réflexions le poussent à croire maintenant que le catholicisme n’est pas loin de fournir des réponses à ses questions, pour peu qu’on l’adapte. Il commence à songer à la conversion, même s’il sait que c’est un acte terriblement méprisable aux yeux de ses coreligionnaires, mais qu’à cela ne tienne « […] je venais d’apprendre à subir le mépris et à devenir humble ; ce n’était pas une raison pour ne pas me convertir ». 

Pour Ullmo l’idée de se convertir s’impose, il demande à rencontrer le prêtre de service qui deux fois par an visite les îles du Salut. C’est le père Fabre qui va venir et imprimer un tournant décisif à sa vie, par l’échange spirituel, mais aussi par le soutien psychologique, affectif et matériel, que le prêtre va lui procurer par la suite. Les deux hommes vont, à travers une admiration mutuelle, tisser des liens d’amitié qu’ils entretiendront jusqu’à la fin de leur existence.

Mais, autour de lui, on doute de la sincérité de sa démarche et on le soupçonne de vouloir, par sa conversion, obtenir plus rapidement l’autorisation de quitter l’île du Diable. Il perd le contact avec sa famille et sa sœur fidèle, qui le soutenait jusqu’alors, va s’éloigner de lui pour un grand moment.

Commence pour Ullmo une période difficile, il a 37 ans, cela fait 12 ans qu’il est au Diable. Il n’a plus l’aisance matérielle que lui fournissait sa famille et se met à entretenir lui-même son logis et son jardin (voir, plus haut, la rencontre avec Jacob Law). Voici le témoignage du gouverneur de la Guyane : « […] en 1918, Ullmo était encore en relation avec le monde extérieur : il recevait des lettres et des subsides de sa famille et sa case que j’ai visitée à mon arrivée dans la colonie était remplie de livres, de revues et de journaux. Peu après, Ullmo s’est converti au catholicisme. Est-ce pour cette raison qu’il a été abandonné des siens ? Je ne sais. Quoi qu’il en soit, il ne reçoit plus d’argent, il a été dans l’obligation de liquider sa bibliothèque et il vit, en dehors de sa ration, avec les 0,50 F que lui procure chaque jour son emploi de gardien du poulailler de l’île du Diable. »

Il faut distinguer le fait qu’Ullmo doit considérablement réduire son train de vie, pour les raisons vues précédemment, et sa volonté de s’infliger un régime d’ermite pour mieux pénétrer dans l’introspection et la prière.

Ullmo se lance dans de longues séances de méditation, inspirées par les textes d’Ignace de Loyola. Il réduit volontairement sa nourriture et tombe dans un ascétisme très strict. Il tente, par exemple, de manger tous les jours un peu moins que la veille. Dans le cadre de ces privations et du renoncement aux biens matériels, il s’habille comme les autres détenus de l’île. Il n’a plus de garçon de famille et s’occupe du ménage, du jardin et surtout, toujours et encore, il passe de longues heures en méditation! Cet ascétisme imposé à un être affaibli par des années de solitudes le conduit à un état de coma dans lequel il reste plongé durant une dizaine de jours. C’est le docteur Rousseau, alors en poste sur l’île Royale, qui viendra le soigner et le sauver : à cette date, Ullmo ne pèse plus qu’une trentaine de kilos !!

Ullmo est baptisé par le père Fabre, le 8 avril 1919, il communie pour la première fois en 1920, mais sa foi bute sur des questions théologiques (il bloque sur la notion de trinité) et s’il a maintenant une grande expérience de la méditation, il a du mal à rentrer dans la prière : « […] pourtant, après ma communion, j’avais ressenti un certain calme. Au lieu de me rebiffer quand on me demandait de croire ou de prier, je me disais : cherchons tranquillement quel sens positif cela a pu avoir pour les générations d’hommes de bonne foi et nullement imbéciles. Le calme était-il l’effet du remède administré par le prêtre, ou était-ce simplement le calme qui suit une décision courageuse ? Le calme était un fait. Il me permit d’avancer. »

En dehors du père Fabre qui lui rend visite de temps en temps, Ullmo reste seul avec ses pensées. Les hommes avec qui il vit sur l’île sont, détenus comme surveillants, des hommes frustes et l’échange sur ce genre de sujet n’est pas possible pour notre ermite qui tourne en boucle ses pensées métaphysiques. La solitude et l’isolement inévitablement le conduisent à des dérapages et il s’en faut de peu qu’il ne se prenne pour le nouveau messie. Il écrit et disserte sur un grand nombre de cahiers, une demi-douzaine environ, qu’il remet au père Fabre avec mission de les remettre aux Jésuites à son prochain voyage en métropole, ce qui est fait.

Cette conversion en occupant l’esprit d’Ullmo, l’a-t-elle sauvé de la folie totale ? Impossible de répondre à cette question, bien sûr.

Le père Fabre mène alors un véritable combat pour permettre à Ullmo de quitter l’île du Diable pour rejoindre la colonie, le gouverneur de l’époque, Henri Lejeune, s’engage à ne pas quitter son poste avant d’avoir obtenu cette libération.

Plus tard quand il sait qu’il va pouvoir quitter l’île, Ullmo note dans son journal : « seul vrai plaisir : joie pour le père Fabre, et facilités pour accrocher (propager la vérité). Joie de constater après premier brouhaha : rien de changé en moi », Delpêche son biographe note: « Quel drôle de bonhomme ! »

Le jeudi 29 mars 1923, un Jeudi Saint, Ullmo à 17 h, quitte l’île du Diable, en tenue de bagnard.

« Je sais que je ne vais pas à la joie, mais à la tristesse […] »

Il passe la nuit sur l’île Royale, avant de rejoindre Cayenne à bord du Maroni.

Ullmo ne va pas rester longtemps à Toulon, son transfert pour La Rochelle s’effectue dès le mois de juillet 1908. Il y a de nombreuses escales dans diverses prisons, le wagon cellulaire traverse les villes de nuit, on veut éviter heurts et manifestations hostiles de la foule. De La Rochelle le transfert pour l’île de Ré est rapide puisque Ullmo embarque sur La Loire le 17 juillet 1908. Ce voyage comporte une escale à Alger où le navire embarque les condamnés des colonies d’Afrique : « […] dans ce port que je connaissais bien, dit-il, j’ai eu l’envie de passer par le hublot suffisamment large et de me laisser glisser à l’eau. J’aurais pu gagner un chaland, puis la terre. Comme j’avais conservé mes vêtements civils, j’aurais sans doute pu facilement recouvrer la liberté. Pourtant, j’avais réfléchi que mon évasion constatée, les recherches n’auraient pas manqué d’être très activement poussées et puis je n’avais pas d’argent, c’était vraiment trop risqué. Tant pis, le sort en était jeté. Que vogue donc notre galère !… »

Ullmo ne voyage pas dans « les bagnes » du bateau, sorte de cages qui contiennent une cinquantaine d’hommes dans lesquels la vie est un enfer. C’est un déporté, il ne sera pas astreint au travail forcé. Il voyage en civil, dans l’entrepont à l’arrière du navire. Il est seul, dans ce que l’on nomme « le bagne des femmes » (moins sordide que « les bagnes » pour hommes) et qui est alors vide pour ce voyage. Le voyage se déroule en trois semaines sous une météo clémente et le 7 août 1908, La Loire mouille en rade de l’île Royale. Le docteur Léon Collin, médecin du bord, commence à prendre quelques photos du débarquement du prisonnier et de son transfert immédiat sur l’île du Diable, il raconte :

« Le 30 août 1908, un homme jeune, coiffé d’un feutre marron rabattu sur les yeux, le regard baissé dans un visage infiniment triste qu’encadrait une large barbe blonde, un homme vêtu d’un petit complet gris, tenant à la main un paquet de livres volumineux, mal ficelé, descendait avec précaution la coupée de La Loire dans la rade des îles du Salut, un surveillant militaire, porteur de sa valise, l’accompagnait.

On le vit prendre place aussitôt, avec deux gardiens, dans une embarcation, spécialement armée pour lui, qui, à toutes rames, s’éloigna dans le goulet, qui sépare Royale de Saint-Joseph et conduit à l’île du Diable.

Cet homme aux allures sombres et mystérieuses, c’est un officier de marine, qui trahit sa patrie, c’est Ullmo […] ».