1. Première partie : 1907-1908

Plan du chapitre

L'arrestation : le tournant d'une vie, le début de "l'affaire Ullmo"

L’inspecteur Sulzbach, alias « Paul », attend depuis un quart d’heure déjà devant la borne 19,2 km. Un fiacre parti de Toulon, qu’il a renvoyé immédiatement, l’a déposé là au fond des gorges sur la route (Aujourd’hui la DN8. L’arrestation a lieu à moins d’un kilomètre de l’entrée du village d’Évenos quand on vient de Toulon) quelques kilomètres après Ollioules. Dans les rochers et les buissons à quelques pas de lui, des hommes cachés attendent : les inspecteurs Vignolles et Benoit avec le commissaire Sébille. Eux sont arrivés un peu plus tôt à bord d’une automobile avec chauffeur louée au garage Saurin à Toulon.

Nous sommes le 23 octobre 1907, il est un peu plus de 15 heures. Même s’ils sont arrivés séparément, l’inspecteur Sulzbach sait que ses collègues sont là quelque part à proximité de cette borne 19,2 km. L’atmosphère automnale, calme et légèrement embrumée, laisse deviner, dominant la route, la silhouette du village médiéval d’Évenos qui surplombe les gorges d’Ollioules. Au fond de ces gorges serpentent les eaux de La Reppe que longe la route tant bien que mal accrochée à la pente. Quelques véhicules passent, ce qui ne semble pas intéresser Sulzbach, puis un fiacre, le laissant tout aussi indifférent.

Enfin une Darracq flambant neuve apparait au tournant, venant de Toulon, elle dépasse, sans s’arrêter, l’inspecteur qui la suit des yeux puis disparait derrière le tournant suivant. Le policier a eu le temps d’apercevoir le chauffeur et un homme portant une grosse paire de lunettes d’automobiliste. La voiture parcourt encore quelques centaines de mètres après le tournant et stoppe à côté d’une maison forestière coincée entre la route et la rivière. L’homme aux lunettes en descend et marche en direction du policier ; en quelques minutes, il arrive à sa hauteur.

« Je suis Paul, êtes-vous Pierre ? » L’homme est de taille moyenne plutôt mince, élancé, Sulzbach, lui, n’est guère plus grand, mais la pratique de la boxe lui a donné une silhouette un peu plus consistante. L’homme aux lunettes, « Pierre », n’a pas répondu, il a juste acquiescé d’un signe de tête.

 Sulzbach poursuit en levant les mains : « Je suis seul et sans arme », l’autre répond : « Je suis  seul, voici mon arme ». Il a sorti de sa poche un revolver qu’il braque sur « Paul ». Calmement, le policier poursuit : « Voici la somme, avez-vous les documents ? »

Mais il n’attend pas la réponse et en une fraction de seconde, il bondit, attrape le bras armé, crochète les jambes de son adversaire, l’entraine au sol avec lui et lui tordant le bras, le désarme. « Pierre » est au sol, menotté déjà sans avoir pratiquement résisté. L’inspecteur se servant de l’arme qu’il vient de récupérer tire deux coups en l’air pour avertir son chef et ses collègues qui accourent.

« Pierre » de son vrai nom Charles Benjamin Ullmo, officier de marine en poste à Toulon à court d’argent pour entretenir sa maîtresse « la Belle Lison » et acheter l’opium dont il est dépendant a volé des documents militaires secrets et a voulu les restituer au ministère de la Marine contre rançon.

Ici s’achève, pour un grand moment, la vie libre de l’enseigne de vaisseau (équivalent au grade de lieutenant dans l’armée de terre) Ullmo, ici commence « l’affaire Ullmo » !

Dans son livre Cayenne, Alexis Danan qui a rencontré Ullmo en 1933, soit 27 ans après son arrestation, rapporte : « le choc fut si brutal qu’à dater de cette minute où l’inspecteur Sulzbach froissa sa chair pâle de ses poings, Ullmo n’était déjà plus le criminel qu’on allait châtier. Sa lucidité, trois ans obnubilée par les vapeurs de l’opium, sa maîtrise de soi, son sens hautain de l’honneur, il a tout récupéré d’un coup, comme un malade tiré de l’absence hypnotique. Ce n’est pas lui qu’on punira, c’est l’homme qu’il fut quand il était endormi ».

Charles Benjamin Ullmo est né le 1er février 1882 à 10 h 30 au 1 du quai de la Pêcherie dans le premier arrondissement à Lyon. Son père David Ullmo est négociant en cuirs pour le compte de son frère qui possède une tannerie à Oullins au sud de Lyon. Il est le benjamin de la famille avec deux sœurs plus âgées (Marguerite née en 1872 et Florence née en 1875). C’est un enfant intelligent qui montre très tôt des facilités pour les études. D’un caractère tourmenté, il est d’une grande sensibilité, plutôt frêle, nerveux, facilement mélancolique, il cauchemarde fréquemment. Très jeune déjà, il montre un goût excessif pour le jeu. Né dans une famille juive pratiquante, il accompagne, enfant, ses parents à la synagogue du quai Tilsit, mais il s’éloigne dès l’adolescence de la religion. Après des études à Janson-de-Sailly, il ressent l’appel du voyage, du grand voyage ; à l’époque, les récits de voyage de Pierre Loti fascinent. Il se présente au concours de l’École navale à sa sortie de troisième. Son père aurait préféré voir son fils travailler, à sa suite, dans le commerce de peaux, mais il ne s’oppose pas à son choix.

En 1898, il est reçu troisième sur 73 et rentre au Borda à seize ans, le vieux navire-école de la Marine nationale ancré à Brest. L’affaire Dreyfus en 1898 divise la France et « l’heure est dure aux israélites».

Ullmo est plutôt mince, il n’a rien d’un costaud et l’apprentissage du métier d’officier se fait dans la plus pure tradition qui n’exclut pas les larmes et la douleur. La vie suspendue dans la mature du Borda par tous les temps n’est pas le plus difficile, Ullmo, doit en plus subir le harcèlement de certains de ses camarades antisémites. « Il est juif, on n’a pas besoin d’en savoir davantage. Mauvais procédé, brimades, même une quarantaine essayée : rien ne lui est épargné ». C’est grâce au soutien et à la protection d’amis comme Demarquay, Gensoul, Esteva, et du Paty de Clam (dont le père fut un des principaux accusateurs de Dreyfus ?!!) qu’il supportera cette épreuve. Il fait preuve d’une force de caractère hors du commun, d’une volonté de fer. Au journaliste René Delpêche qui écrira sur lui le livre La Vie cachée de Benjamin Ullmo, il dira que ce furent les années les plus dures de sa vie.  

Ullmo débarque du Borda à 18 ans et dans la foulée termine Navale dont il sort en 1900 parmi les mieux classés.

À sa sortie de Navale il est affecté comme aspirant deuxième classe sur Le Duguay-Trouin, bateau-école des aspirants, puis ce seront Le Gaulois, Le Pothuau, navires sur lesquels il fera pratiquement le tour du monde.

Son père meurt en 1901 d’une attaque, à 61 ans, six mois plus tard c’est sa mère qui succombe à un cancer du foie à l’âge de 56 ans. Orphelin, Ullmo n’a plus que ses deux sœurs ainées.

Il est nommé le 5 octobre aspirant première classe, puis enseigne de vaisseau le 5 octobre 1903. C’est sur Le Gueydon qu’il va partir en Chine jusqu’en 1904, avant de connaître la Cochinchine à bord de la canonnière L’Achéron.

L’Achéron, premier signe funeste du destin !

L’Achéron, fleuve maudit de la mythologie grecque et qui conduit aux enfers. C’est servant sur ce bateau qu’Ullmo va sombrer une première fois : alcool, fumerie d’opium, débauche à Saïgon, premier pas vers l’île du Diable … !!

Devenu majeur en février 1903, Charles Benjamin a touché l’héritage de ses parents, environ 75 000 francs (ce qui représenterait aujourd’hui approximativement 230 000 €).

Déjà, lors de ses premières escales à Toulon, son port d’attache, vers l’année 1903, Ullmo a fait la connaissance de Marcelle Joujou, dite « Bijou », opiomane invétérée, qui va l’entrainer au jeu (une première perte de 6 000 francs). Elle va avant son départ pour Saïgon l’initier également à la consommation d’opium.

De retour à Toulon après un rapide passage sur Le Gaulois il est affecté comme commandant en second du contre-torpilleur La Carabine, bateau sur lequel va se jouer une partie du drame qui va le conduire en prison.

Sur La Carabine, Ullmo est remarqué pour la qualité de son travail et le commandant du navire, le lieutenant de vaisseau Mandine, le propose en juillet 1907 au tableau d’avancement pour le grade de lieutenant de vaisseau : quatre mois avant son arrestation !

Il est assez instructif de passer en revue les appréciations de ses supérieurs.

Navale 1900 : « caractère sérieux, mais trop fermé. Esprit qui se laisse difficilement pénétrer, mais intelligent, capable ».

Sur Le Duguay-Trouin, juillet 1901 : « travailleur et intelligent. Manque un peu d’entrain. Beaucoup d’instruction et de conscience ».

Sur Le Gaulois, octobre 1902 : « intelligent, susceptible de bien faire, mais paraît plus occupé de ses droits que de ses devoirs ». Un peu plus tard : « très intelligent et travailleur. Caractère peu expansif et timide ».

Sur Le Pothuau, juillet 1903 : « intelligent et capable. Bonne volonté, zèle, digne de tous les éloges ».

Sur la canonnière Achéron, juin 1904 : « très bon officier, très actif, très sérieux, recherchant toutes les occasions de s’instruire. Qualités de premier ordre ».

Et puis pour un moment, c’est la chute. Cette période correspond à une vie de surmenage et d’agitation à Saïgon où Ullmo passe la plupart de ses nuits à jouer, à boire et à fumer de l’opium à fortes doses.

Toujours sur l’Achéron, février 1905 : « conduite médiocre : a des absences inexplicables. Manque de politesse et de tact. Ne connaît aucun des principes du commandement ; se fait obéir mollement, tout en étant arrogant avec ses inférieurs. Manière de servir mauvaise ». Un peu plus tard : « M. l’enseigne de vaisseau Ullmo est un officier intelligent qui aurait pu devenir très bon, avec un peu plus de volonté et de travail. Depuis la dernière inspection générale, il se désintéresse absolument de ses devoirs et de son métier de marin. Cet officier tend de plus en plus vers l’indiscipline. Depuis 8 mois, il est un mauvais exemple pour l’équipage ». En juin 1905 : « Ullmo est un officier très intelligent et très instruit. Est néanmoins un mauvais officier ».

Retour à Toulon, Ullmo s’installe, même si cela reste relatif, dans une vie plus régulière et plus sobre, les appréciations et les notes remontent progressivement.

Sur Le Gaulois, juillet 1906 : « officier intelligent, instruit, bon observateur. Ne s’occupe pas assez de son service en rade ».

Sur La Carabine, juillet 1907 : « s’occupe de tout le personnel, dont il prend le plus grand soin, tant au point de vue de la nourriture qu’au point de vue de l’existence à bord. Officier très consciencieux, s’occupant parfaitement de ses fonctions de second et des détails qui lui sont confiés. Manœuvre bien à la mer. Proposition pour le tableau d’avancement pour le grade de lieutenant de vaisseau ». (Rapport du commandant Mandine)

Appréciation du commandant de l’escadrille des contre-torpilleurs, sept 1907 (un mois avant son arrestation !) : « officier très froid, très strict, consciencieux et soigneux. Manœuvre bien ».

À travers ces différents rapports, provenant de différentes personnes et sur une période d’environ sept ans, des traits de sa personnalité ressortent régulièrement et nous permettent de cerner un peu plus le personnage. L’adolescent rêvant de voyage et d’aventure s’est trouvé un peu piégé sur Le Borda, il songe à tout abandonner dans ces moments longs, interminables où il est victime de cet odieux harcèlement. Mais il est entêté, tenace, cette lutte va laisser des traces qui ne seront pas pour rien dans sa fragilité et ses dérives à venir. Il est certain qu’Ullmo est un homme intelligent, particulièrement intelligent, cela transparaît même dans les rapports assez durs du séjour à Saïgon. Il est curieux, cherchant sans cesse à apprendre, à comprendre (cela deviendra une obsession sur l’île du Diable), il est extrêmement cultivé, lit énormément aussi bien des ouvrages de sciences que de philosophie, il joue parfaitement du piano, on peut avancer que c’est un érudit. L’homme est raffiné, un dandy, il est mince, presque fluet, mesure 1,70 m, et cette élégance vient parfois renforcer une allure un peu hautaine. On le dit parfois cassant, distant, renfermé et il semble montrer les signes d’une certaine fluctuation de l’humeur. Un visage assez fin avec l’incontournable moustache « belle époque », il n’est pas exceptionnellement beau, mais on lui prête un certain charme…

C’est cet homme qui est maintenant second sur La Carabine et mène à terre cette vie légère d’officier célibataire. Toulon est un port de guerre avec son arsenal maritime, une ville de garnison avec ses cercles pour officiers, ses dîners mondains, ses spectacles incessants, ses salles de jeux où Charles Benjamin gagne un peu et perd beaucoup, ses maisons closes de tous standings, les fumeries de cet opium qui est alors en vente libre en Indochine et qu’apprécient tant ces voyageurs au long cours…

Ullmo et « la Belle Lison »

Marie-Louise Welsch dite Elisa Welsch ou plus connue à Toulon sous le sobriquet de « la Belle Lison » est née le 14 avril 1883 à Clermont-Ferrand de Georges Gabriel Welsch, modeste employé de mairie qui a 29 ans à la naissance de sa fille, et de Léonid Jehan, repasseuse alors âgée de 22 ans. La famille comprend déjà un garçon, François, né en 1880.

Léonid meurt le 9 juin 1890, quand Marie-Louise a sept ans et rapidement le père alors âgé de 36 ans va se remarier. Comment la fillette vit-elle la mort de sa mère et le remariage de son père ? Cela reste assez flou. Ce qui est plus clair c’est que l’adolescente est difficile et donne du fil à retordre à son père. Ce dernier porte plainte pour détournement de mineur contre un étudiant en médecine qui aurait eu la mauvaise idée de mettre la jeune fille (tout juste quinze ans) enceinte. Les deux familles s’entendent, le nécessaire est fait, l’affaire est classée… Son père lui trouve une place de margeuse dans une imprimerie de Clermont-Ferrand, mais ce n’est pas la vie d’ouvrière qui attire Marie-Louise, ce sont des coups de feu échangés à la sortie d’un bal où l’on se dispute ses faveurs qui l’obligent à quitter la ville. Elle part pour Marseille, rêvant de devenir modiste, mais le rêve tourne court et elle échoue dans une maison de tolérance. Puis c’est Nice, Cannes, la Côte, les concours de beauté organisés par les quotidiens du Midi, elle en gagne quelques-uns. Elle comprend vite qu’avec un physique avantageux et ce on ne sait quoi qui plait tant aux hommes, on peut prétendre à mieux qu’au sordide abattage d’une maison close. Elle apprend vite Lison, et quelques déboires ont vite fait de l’aguerrir.

L’arrestation et le procès du jeune enseigne de vaisseau vont propulser Lison sur le devant de la scène. Sentiment de jouissance, de puissance pour cette « grisette » d’origine modeste. Pas un jour sans son nom ou sa photo dans la presse, on vend même à Toulon des cartes postales « la Belle Lison arrivant au procès », « sortie de la première audience » (au centre la Belle Lison), même si elle est à peine visible sur le cliché…!

La faute

« N’ayant pu me refaire au jeu, j’étais désemparé, affolé, la volonté annihilée, l’esprit brouillé par l’opium, j’avais perdu toute notion de la réalité… Le lieutenant de vaisseau Mandine avait eu en moi la confiance la plus absolue. Il m’avait confié les clefs du coffre-fort du bord contenant les secrets relatifs à l’entrée des cinq ports de guerre et la copie des signaux en temps de guerre. Je les ai dérobés et je les ai remis en place après les avoir photographiés ».

Le 10 septembre 1907, M. Gaston Thompson, ministre de la Marine, reçoit une lettre écrite à la machine, elle est postée de Toulon :

« Je possède un cliché des documents suivants :

1 Code secret et instructions

2 Signaux de reconnaissance, tableau et mots secrets

3 Chenaux de sécurité des ports.

Je m’adresse à vous avant l’étranger, je vous livrerai le cliché unique, négatif, que je possède. Si le prix vous semble trop fort, proposez votre dernier prix. Insérez à la petite correspondance du “Journal”, le plus tôt possible, la note suivante : "Paul à Pierre : accepte prix demandé ou tel prix” . Si je n’ai pas de réponse sous huit jours, je vends à l’étranger et vous devrez changer votre système de chiffrage ce qui coûtera plus de temps et d’argent. Soyez sûr que je ne garderai aucune copie ».

À ce niveau de l’enquête, Ullmo n’est pas encore identifié (Il ne sera formellement identifié que le jour même de son arrestation, il ne figurait jusque-là que sur une liste de coupables possibles). Une souricière se met en place. À la gare Saint-Charles, un homme à la mise soignée vient d’entrer dans les lieux d’aisance du wagon, à sa sortie il est appréhendé par toute l’équipe du commissaire Sébille, mais l’homme proteste avec véhémence, on constate alors que l’argent de la rançon est encore dans les toilettes et que l’homme est le consul de France en Russie, l’affaire est ratée. On apprendra plus tard que, dans la gare, bouclée par la police qui effectue un contrôle d’identité systématique, Ullmo est contrôlé et repart sans être inquiété, mais conscient qu’il vient d’échapper de justesse à un piège.  

En 1908, l’affaire Dreyfus anime encore souvent les réunions de famille. L’arrêt de la cour de cassation qui réhabilite le capitaine Dreyfus ne date que du 12 juillet 1906. Cet arrêt n’a pas suffi à convaincre les antidreyfusards viscéraux et l’affaire Ullmo risque fort d’en raviver les braises. Ullmo est juif, c’est un militaire, officier de surcroît, et il est accusé de trahison. Autant d’éléments et de points communs qui risquent de relancer un débat féroce qui couve encore. Bien que Dreyfus soit innocent et qu’Ullmo reconnaisse lui-même sa culpabilité, l’antisémitisme est aveugle et qu’importe la culpabilité ou non.

Tribunal militaire ou tribunal civil ? L’enseigne de vaisseau Ullmo étant en congé, on a pensé au ministère de la Marine qu’il était justiciable des tribunaux de droit commun. L’enquête et l’instruction ont été menées par des civils, le commissaire Sébille et le juge d’instruction Leydet.  Le procès, lui, pour finir, sera militaire. Au jeu de la patate chaude, la grande muette a perdu.

C’est le conseil de guerre de Toulon qui statuera sur le sort de Charles Benjamin Ullmo les 20, 21, 22 février 1908. Le procès sera présidé par le capitaine de vaisseau Grosse. Le commissaire du gouvernement chargé de l’accusation sera le capitaine de vaisseau Schlumberger. L’avocat, Maître Anthony Aubin sera assisté de son secrétaire M. Steinhart et l’instruction sera assurée par un officier-rapporteur, le lieutenant de vaisseau Devarenne qui reprendra et prolongera l’instruction civile du juge Leydet.

Un rapport médico-légal, sur lequel nous reviendrons, est établi par le professeur Raymond et le docteur Courtois-Suffit, sous la responsabilité du docteur Dupré.

En ce début du XXe siècle, voici quel est le cadre juridique :                                                                    

L’article 76 du Code pénal stipule : « quiconque aura pratiqué des machinations ou entretenu des intelligences avec les puissances étrangères, ou leurs agents, pour les engager à commettre des hostilités, ou à entreprendre la guerre contre la France, ou pour leur en procurer les moyens, sera puni de mort. Cette disposition aura lieu dans les cas même où lesdites machinations ou intelligences n’auraient pas été suivies d’hostilités ».

L’article 5 de la Constitution du 4 novembre 1848 et la loi du 8 juin 1850 (article1) indiquent qu’en matière de politique, d’espionnage, ou d’atteintes à la sûreté de l’État, la peine de mort  est abolie, elle est remplacée par la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée, désignée par la loi, hors du territoire continental de la République.

L’article 1 de la loi du 18 avril 1886 vient parachever l’arsenal juridique à la disposition du tribunal qui va statuer sur le sort d’Ullmo : « […] sera puni d’un emprisonnement de deux à cinq ans et d’une amende de 1 000 à 5 000 francs, tout fonctionnaire public, agent ou préposé du gouvernement, qui aura livré ou communiqué à une personne non qualifiée, pour en prendre connaissance, ou qui aura divulgué en tout ou en partie les plans écrits ou documents secrets intéressant la défense du territoire ou de la sûreté extérieure de l’État, qui lui étaient confiés, et dont il avait connaissance, à raison de ses fonctions. La révocation s’ensuivra de plein droit ».

Voilà donc les trois piliers sur lesquels peut s’appuyer le tribunal pour émettre un jugement à l’encontre du prévenu. Déjà s’opposent l’article 76 du code pénal et l’article 1 de la loi de 1886. Espionnage ou trahison ?!... 

Maître Aubin, va insister sur la fragilité de son client due à l’abus d’opium, et à l’influence néfaste de la Belle Lison. Pour lui : « Lison domine ce procès, comme elle a dominé la vie d’Ullmo… » Il décrira un homme qui n’est plus dans la pleine possession de ses moyens, sous l’influence évidente des narcotiques et d’un amour devenu compulsif. La première moitié du plaidoyer de l’avocat est consacrée à Lison et à l’emprise qu’elle a sur son amant. Reprenant le rapport du Dr Dupré qu’il cite : « l’opium est un poison de la volonté sous toutes ses formes », il conjugue les effets du poison avec l’emprise de Lison et retourne assez finement à son avantage le rapport médical du Dr Dupré pour expliquer que contrairement à ce que prétend Schlumberger, Ullmo n’était pas lui-même et qu’il ne maîtrisait pas la situation autant qu’on veut le laisser croire.

Dupré s’attaque alors aux antécédents héréditaires d’Ullmo atteignant ici des sommets d’incurie et de mauvaise foi. Ne se basant que sur le seul témoignage d’un « ami » de la famille de l’accusé, il va dresser un arbre généalogique et en tirer des conclusions pour le moins surprenantes :

Il va lutter, Maître Aubin, avec ténacité, sincérité, et intelligence. Pour lui, le mobile est l’argent et non la trahison en soi. Lison, la drogue, ce besoin obsessionnel de se procurer de l’argent sont les moteurs du crime, Ullmo ne cherche pas à trahir. Maladroitement et de manière obsessionnelle, il cherche de l’argent !

Mais rien n’y fera et c’est Dupré qui plus tard en résumant le procès indique : « […] le jugement déclare que les conclusions de la défense tendant à ce qu’il ne soit pas fait application de l’article 76 du Code pénal sur la trahison, mais de la loi de 1886 sur l’espionnage, ont été rejetées à l’unanimité ».

Ullmo ne cherche pas à se défendre plus, il est coupable, le reconnaît et l’accepte, il estime maintenant qu’il doit expier.

Lison n’a fait qu’une apparition au procès où elle est venue témoigner qu’elle ne savait rien de ce que tramait son amant, elle ne fait rien pour le soutenir, elle est déjà dans une autre vie ! Elle ne lui aura rendu furtivement visite qu’une fois en prison à Toulon au début de l’instruction avant son transfert à la prison de la Santé à Paris. Elle se rendra également à Paris, convoquée par le juge d’instruction pour un confrontation avec Ullmo. Son témoignage lors du procès consiste à camper sur cette position du : « je ne savais rien » et c’est bien tout le désir d’Ullmo qui reproche à son avocat : « Pourquoi, ah !  Pourquoi avoir touché à Lison !». Son défenseur comprend alors l’immensité de cette intraduisible passion : « […] il ne désirait, il ne rêvait que d’une chose : Lison épargnée, Lison heureuse, Lison couronnée de fleurs, Lison célébrée toujours et par tous dans sa jeunesse et sa beauté : pour elle le piédestal, pour lui le pilori ! ».   

Ullmo est condamné à la peine la plus lourde à laquelle il était exposé : déportation à perpétuité en enceinte fortifiée précédée de la dégradation militaire. Le pourvoi en cassation, est rejeté. De sa cellule à la prison maritime, il écrira un dernier courrier à M. Thomson, le ministre de la Marine non pour réclamer indulgence, mais pour protester contre le jugement qui est celui applicable à un traître, or il estime ne pas avoir trahi. Il assume ses erreurs, mais l’idée d’être considéré comme un traître lui est insupportable.

La dégradation

Seize ans plus tard quand il rencontrera à Cayenne le journaliste Albert Londres, Ullmo aura ces mots : « Oui, je suis un traître, mais… que voulez-vous, on a été traître comme on a été ivre. Je suis dégrisé, croyez-moi ».

Il a commencé son réveil sous le coup de poing de l’inspecteur Sulzbach au fond des gorges d’Ollioules, la cérémonie de dégradation place Saint-Roch à Toulon le 12 juin 1908 va être pour lui un nouveau retour dans la réalité d’une violence extrême.

Voici comment le numéro 124 (année 1957) de la revue Historia relate la funeste cérémonie :

Ces deux cartes postales sont parfaitement identiques, et pour cause il s’agit de la même photo ! Les visages sont orientés de la même façon, les fusils sont sous le même angle, si l’on regarde à la loupe, les marins au fond sont rigoureusement positionnés de la même manière, aucun doute n’est permis, c’est le même cliché. Pourtant sur l’une le quartier-maître Morin est en train d’arracher consciencieusement les boutons de l’uniforme d’Ullmo, alors que sur la suivante, martial, il brise le sabre de l’officier déchu sur son genou. En grossissant l’image, on s’aperçoit en fait qu’il s’agit d’un montage et que Morin sur le second cliché a été reculé après un découpage et un collage et que le fond a été grossièrement repris au crayon !

Sans doute pris par le temps, le photographe n’a pas réussi à capturer le moment précis du rituel du sabre brisé, alors il triche pour que la collection de cartes postales soit complète, ou peut-être cherche-t-il aussi à rappeler une autre dégradation, celle de Dreyfus quinze ans plus tôt…?!

Un autre  photographe est en embuscade au plus près de la dégradation,  offrant une série de clichés pris sous un autre angle. Il faut remarquer que la photo derrière laquelle est écrit « on lui brise son sabre » ne permet pas de voir réellement si le sabre est brisé ou non, le geste est équivoque. L’inscription qui se trouve au dos de la photo est ici portée en légende.