3. La troisième vie de Charles Benjamin Ullmo

Plan du chapitre

L’installation à Cayenne

Charles Benjamin se trompe, certes la joie ne va pas être immédiate. Chez un être aussi torturé, elle ne sera jamais exubérante. Si ce n’est la joie, c’est au moins une certaine paix, un certain bonheur qui finira par s’installer.

Les débuts sont difficiles, le successeur du gouverneur Lejeune n’a qu’une angoisse : qu’Ullmo s’évade de la colonie. Aussi des ordres stricts sont donnés au commissaire de police de Cayenne qui, craignant pour son avancement, amplifie encore les consignes imposées : interdiction de quitter son domicile sans autorisation, se présenter tous les matins à 7 h 30…

Même lorsqu’il aura trouvé un travail qui commence à 7 h, il lui faudra en repartir à 7 h 30 pour pointer au commissariat : aucune dérogation possible ! Heureusement, l’employeur est compréhensif.

Il faut se souvenir que les transportés, les déportés libérés, ou les relégués, une fois à la rue, se clochardisent et ont toutes les peines de la terre à trouver logement et travail, ils n’hésitent pas, parfois, à commettre un acte délictueux pour retourner au bagne où au moins… ils seront nourris !

Tout en restant très impliqué dans ses recherches mystiques, il va renouer avec la vie affective et prend comme maîtresse la jeune femme qui vient chez lui pour le ménage, Clémence : « un jeune animal paresseux, gourmand et espiègle ». Il aura également une autre maîtresse pour un temps assez court, mais la vie dans un presbytère n’est pas forcément compatible avec une vie amoureuse et il cherche à déménager. Avec un prêt consenti par son employeur, il peut s’acheter une petite maison dans laquelle Clémence, qu’il a retrouvée, le rejoint, ce qui leur permet de vivre plus sereinement. Le père de Clémence est martiniquais, sa mère guadeloupéenne. En parlant d’elle, il dit « ma femme », ils vivent bourgeoisement et Ullmo commence à connaître un certain bonheur auprès d’elle. Bien sûr, la rue de Cayenne n’est pas tendre : « […] une femme, une pécheresse connue pour telle de la ville entière s’était présentée, envahissant soudain sa solitude. Elle allait la dissiper par son sourire, par sa tendresse. Elle n’avait pas craint, dans une ville comme Cayenne, où une liaison avouée avec un libéré est considérée comme une tare, de se montrer en plein jour, en sa compagnie… » En 1928, une amie de Clémence, une Indienne, accouche de jumelles que le père s’empresse de ne pas reconnaître. Clémence est la marraine de l’une d’elles, ce qui en Guyane est lourd de signification puisque en cas de décès des parents, la marraine doit s’occuper de l’orpheline. Or l’amie indienne de Clémence décède alors que les fillettes ont tout juste trois ans. À cette époque, Clémence, très malade, est à l’hôpital entre la vie et la mort. Ullmo sans hésiter les ramène à la maison et s’en occupe en attendant le rétablissement de sa compagne. On se souvient de la raison qui pousse Ullmo à leur donner respectivement les noms d’Hélène et d’Hélèna… Hélène va rester avec Ullmo et Clémence et, le 24 juin 1936, il reconnaît l’enfant qui a alors huit ans. Hélèna qui restera très proche de sa sœur fera de fréquents séjours chez les Ullmo, mais sera prise en charge par d’autres membres de la famille.

Le sérieux dans son travail, sa vie avec Clémence, l’amour sincère et visible qu’il porte aux jumelles : « l’homme du Diable est un vrai papa gâteau », tout cela va être apprécié des Cayennais, pendant presque un quart de siècle. Progressivement, le « vieux blanc » allait devenir « le bon monsieur Ullmo », il s’était créolisé…!

Une vie paisible et heureuse s’écoule, le couple a acheté une voiture. En 1930, Ullmo tombe très malade, une péritonite manque de l’emporter, mais il survit.

Pendant ce temps à Paris, mademoiselle Poirier lutte avec acharnement pour obtenir l’amnistie d’Ullmo. Albert Londres également plaide pour lui auprès du président de la République, on retrouve ainsi un courrier du journaliste à Paul Doumer en date du 17 novembre 1930 (voir annexe 4) dans son dossier aux ANOM. Le 23 mai 1933, il reçoit un télégramme « grâce signée ! » : le président de la République (Albert Lebrun qui a succédé en 1932 à Paul Doumer) vient de le gracier totalement. L’ordre de remise de peine parvient à Cayenne, mais il stipule une interdiction de séjour en Guyane ce qui soulève un tollé général. Enfin le 19 juillet, le gouverneur de Guyane supprime cette interdiction et Ullmo, homme totalement libre et gracié, peut officiellement demeurer à Cayenne.

L’homme libre, premier voyage à Paris

Ullmo va attendre un an avant de retourner en France. Il sait déjà au fond de lui qu’il ne s’y installera pas, mais un voyage s’impose : revoir ses proches, rencontrer et remercier Marie-Madeleine Poirier et surtout tenter de répandre le fruit de sa réflexion et de sa vision du monde. Le départ a lieu le 22 juin 1934, au passage Ullmo dépose Clémence à Fort-de-France.

À l’arrivée, c’est l’émeute, « le penseur du Diable » attire les journalistes, mais la pression médiatique retombe assez rapidement. Bien sûr, mademoiselle Poirier est là. Leur première rencontre en privé est forte, émouvante, mais Ullmo comprend alors le danger de cette passion extatique, il lui faut maintenant freiner les ardeurs mystiques de celle à qui il doit cette nouvelle liberté.

Une fois la flambée médiatique retombée, restent les fanatiques, dont Alexis Danan qui l’a déjà interviewé à Cayenne un an plus tôt : Cayenne  paru en 1934 (voir annexe 5) et René Delpêche qui écrira plus tard La Vie cachée de Benjamin Ullmo sorti en 1957. Peu avant, Ullmo a écrit au pape pour le mettre au courant de ses réflexions sur sa nouvelle « religion » dont il se veut non le messie, mais au moins l’instigateur, courrier qui restera sans réponse. Il veut « faire connaître au centre du monde civilisé, les erreurs des hommes et leur apprendre la vérité ». Si la doctrine reste mystérieuse, certains propos qu’il faut replacer dans ce contexte de 1934, corollaires de ses digressions mystiques, ne peuvent laisser indifférent : « […] même dans l’ordre des choses purement matérielles, “nous” avions perdu à tel point le sens des valeurs que “nous” ne “nous” rendions même plus compte combien monotone et bête était “notre” passion de faire toujours plus grand, plus vite et ne pas faire mieux. Mais ce qui m’a frappé, c’est le formidable abaissement des consciences et des intelligences. Ce qui frappe un dormeur qui après vingt-six ans, n’a pas pris contact avec “votre” civilisation, c’est moins l’abaissement du niveau moral, que la profonde stupidité de cette humanité qui se croit supérieure […] l’Europe enfin m’a paru terriblement atteinte de cette lèpre du rire. L’Europe rit de tout. Le monde n’a plus conscience de la possibilité qu’il pût y avoir autre chose que ses propres saletés… ».

Certes, ce séjour de six mois à Paris lui est salutaire, mais il repart le 9 février 1935 pour sa chère Guyane, un peu désabusé et le cœur lourd d’une blessure intime que nous révèle aujourd’hui Hélèna. Lors de ce premier séjour, il tente de renouer avec sa famille, chez sa sœur encore vivante : c’est la bonne qui vient ouvrir pour lui signifier qu’on ne veut pas le recevoir, on ne lui pardonnera jamais sa conversion. Seule sa nièce, la fille de sa sœur Jeanne (décédée), accepte de le rencontrer.

Avant d’embarquer, il dit encore : « […] je pars tranquille. De graves événements sont très proches, et c’est pourquoi, pour un temps, je pars. La parole est maintenant à Dieu. Un court répit vous est laissé. Réformez-vous avant la guerre et vous l’éviterez… »                             

Curieuses paroles, prémonitoires, auxquelles l’histoire va cruellement donner raison, mais que la raison même doit, bien sûr, laisser au hasard. Mademoiselle Poirier, effondrée de voir partir son Dieu, le raccompagne jusqu’à Bordeaux où il embarque sur le De la Salle le 9 février 1935.

Second voyage à Paris – « la doctrine »

Dix années vont passer, avant qu’Ullmo invité par des amis en France ne se laisse tenter à nouveau et ne reparte vers la métropole en 1956. Encore plus sûrement que pour le premier voyage, il sait que sa place est définitivement en Guyane. Il vient tenter de convaincre une dernière fois le monde de sa nouvelle doctrine. Il vient aussi voir Hélèna, mariée, qui vit maintenant à Paris et peut-être tenter de retrouver cette enfant naturelle qu’il aurait eu sur l’île du Diable, vers l’année 1914, avec la femme d’un surveillant (voir page 35/36).

Pour ce dernier voyage, Clémence et son mari l’accompagnent, ils rentrent un peu avant lui en Guyane. Ullmo rencontre René Delpêche qui recueille ses propos et quelques documents avec lesquels le journaliste va rédiger son livre La Vie cachée de Benjamin Ullmo. Ils signent ensemble un contrat (voir annexe 6). Delpêche est fasciné par le destin de cet homme hors du commun, pour autant il relate les digressions métaphysiques d’Ullmo avec une certaine distance, mais de façon contractuelle il s’engage à faire paraître dans le livre une surprenante profession de foi d’Ullmo (voir annexe 7).

Dans le numéro 124 d’Historia paru au premier trimestre 1957, un article intitulé « l’affaire Ullmo » commence par ces lignes : « Il n’y a pas longtemps, au Club du Faubourg, un petit homme mince, sec, aujourd’hui commerçant à Cayenne, venait faire une communication sur le “Nouvel Évangile” qu’il avait élaboré… Il s’agissait d’Ullmo, gracié avant la guerre, dont le nom évoque une rocambolesque et douloureuse histoire du début du siècle. »

C’est un homme triste et fatigué que nous montrent les photos, un homme que sa famille a définitivement renié, un homme las, un brin désabusé et qui vit alors les derniers mois de sa vie.

Ullmo rentre à Cayenne, il a soixante-quinze ans, il ne quittera plus jamais la Guyane.

Depuis quelque temps déjà Ullmo est soigné pour son cœur. C’est un homme usé, âgé, à bout de vie et de souffle, qui a repris ses habitudes à Cayenne : lever 5 h, méditation départ à vélo pour son travail chez Tanon avec un arrêt quotidien chez le médecin qui lui fait une piqure pour son cœur, tous les matins… Le 21 septembre 1957, Ullmo fatigué se soumet à son rituel quotidien et se rend à son travail. En milieu de matinée il se sent mal et fait un malaise, transporté chez lui, son cœur l’abandonne dans la journée.