Entretien filmé avec Steven Kaplan
Crédits : Archives nationales/José Albertini
Entretien filmé avec Steven Kaplan
Steven L. Kaplan, professeur d'histoire européenne, Cornell University (États-Unis)
Durée : 6' 30''
Pendant des siècles, l’histoire de France reste en grande partie dépendante de l’histoire du marché des grains. Dans une économie totalement dominée par l’agriculture, les grains déterminent le développement du commerce et de l’industrie, règlent l’emploi et les salaires. Ils représentent une source majeure de revenus pour l’État, l’Église, la noblesse et une grande partie du tiers état. Mais plus que tout, la survie de la majorité de la population provient pour l’essentiel des céréales, en ville comme à la campagne. La tyrannie des grains exerce son emprise sur une société qui subit d’impérieuses contraintes matérielles et symboliques, au carrefour desquelles se trouve le pain quotidien.
Personne ne maîtrise alors l’environnement qui façonne la production des grains, leur distribution et leur consommation. Les récoltes sont incertaines et la disette est structurellement chronique. Même une moisson apparemment abondante ne peut tranquilliser les esprits, car la distribution des grains n’est jamais fluide en raison des aléas naturels, des carences des infrastructures de communications et de transport, du poids des particularismes qui entravent une libre circulation des subsistances. Nantis et démunis, gouvernants et gouvernés partagent ici les mêmes angoisses face à la peur de manquer.
Cet impératif de pain a abouti à l’élaboration de règles – une police des subsistances – visant à mobiliser l’abondance, à assurer la stabilité des prix sur les marchés et la régularité des approvisionnements. Ces règles ne sont pas réductibles à un simple calcul de rationalité économique, pas plus qu’elles ne s’appliquent mécaniquement en toutes circonstances. Leur objectif est d’optimiser une offre qui se dérobe parfois, de compenser des pénuries et de répondre à une demande à la fois inquiète et foncièrement rigide. Ce système de régulation, censé être la clef de voûte de la construction constamment renouvelée de l’ordre quotidien et autour duquel le consensus social est très large, s’applique avec souplesse en fonction des exigences pratiques du moment.
SK (Steven L. Kaplan)
Entretien filmé avec Steven Kaplan
Crédits : Archives nationales/José Albertini
Steven L. Kaplan, professeur d'histoire européenne, Cornell University (États-Unis)
Durée : 6' 30''
Dans son monumental Traité de la Police, Nicolas Delamare accorde une place considérable aux blés, dont il fait une des questions essentielles de la « bonne police ». Delamare, commissaire au Châtelet sous le règne de Louis XIV, s’appuie sur son expérience lors des famines des années 1690. Il est partisan d’un interventionnisme résolu de la police dans le commerce des grains afin de maintenir l’ordre public. [VD]
Les émeutes parisiennes du 23 juin et du 9 juillet 1725 montrent à quel point la police considère les subsistances comme un problème d’ordre public. Au faubourg Saint-Antoine, sur fond de crise économique et de montée des prix des blés, des incidents chez des boulangers, accusés de vendre trop cher leur pain, dégénèrent en émeute. Des centaines de personnes, dont de nombreuses femmes, pillent et saccagent les boulangeries. La police, dépassée, tarde à rétablir l’ordre. La crise coûte sa place au lieutenant général de police, Ravenot d’Ombreval. Ses successeurs en tirent des leçons : Paris ne connaît plus d’émeute sérieuse pour le pain jusqu’en 1775. (VD)
Averti qu’on attaque une boulangerie, le commissaire au Châtelet Chauvin accourt sur place avec un confrère. Le dialogue s’ouvre avec les émeutiers. Le policier montre sa sympathie en offrant sa médiation et en promettant de leur rendre justice. Mais les émeutiers refusent le concours de la police. Ils déclarent vouloir « se faire justice eux-mêmes » et punir les boulangers « en les pillant ». Les policiers doivent s’enfuir. Mais la violence de la foule, qui obéit à des fins morales, est ciblée : elle se contente de voler les pains et de vandaliser les boulangeries, sans s’en prendre aux boulangers. [VD]
Le gouvernement royal redoute la contagion du désordre et ordonne une réponse rapide de la police. Cette liste montre les efforts des commissaires pour retrouver des émeutiers, grâce à des témoins et à des dénonciations dans les jours suivants. Les suspects forment un bon échantillon de la population de ce faubourg très artisanal. Le grand nombre de femmes montre leur rôle essentiel ici, attesté par les témoins, un trait caractéristique des émeutes pour le pain.
Trente-six personnes furent arrêtées, mais seulement deux hommes furent jugés et pendus pour l’exemple au faubourg, huit jours après l’émeute. [VD]
La « police des blés » s’attache à un lieu particulier, le marché. Elle obéit partout aux mêmes grands principes. Le marché doit toujours être garni : les cultivateurs et les meuniers sont contraints de venir y vendre grains et farines. Toutes les transactions se déroulent sur la place publique, sous l’œil vigilant des autorités de police, selon des règles précises. Ces règles du marché reflètent la méfiance des policiers envers les marchands. En principe elles protègent les petits consommateurs en permettant à chacun d’acheter son pain à un « juste prix ». Elles doivent empêcher « l’accaparement » et le « monopole », c’est-à-dire l’achat de grosses quantités de blés, de farines ou de pain par quelques-uns.
Dans les années 1780, près des deux tiers des consommations parisiennes arrivent par la Seine. Les règlements de police imposent qu’elles soient vendues sur le port d’arrivée. Certains ports sont spécialisés dans l’offre d’une marchandise alors que d’autres proposent des denrées plus variées. Dans la ville, les marchés alimentaires sont disposés sans réelle cohésion. Les Halles constituent le plus ancien et le plus important d’entre eux. Les particuliers et les commerçants au détail viennent s’y approvisionner en produits des alentours et des provinces proches. En cas de pénurie, c’est là que le risque d’émeute est le plus important. [VM]
Le port aux blés ou port de la Grève s’étend à proximité de l’Hôtel de Ville. Les bateaux chargés de froment et d’autres céréales qui y accostaient, s’ouvraient aux acheteurs et servaient de lieu de débit. Il y avait là un véritable marché. Ces bateaux, de navigation descendante, apportaient les grains de la Brie et du Valois, les avoines de Champagne et de Basse-Bourgogne. On décharge encore sur ce port du charbon et du foin, du vin et du poisson. Au-delà, la navigation est rendue difficile par une succession de ponts – le pont Notre-Dame apparaît à l’arrière-plan -, des moulins ou des bateaux-lavoirs. [VM]
Tous ceux qui se livrent au commerce des blés sont surveillés par la police. Ce registre du Bureau de la Ville détaille une expédition de seigle vers le port des Invalides par un meunier de la colline de Belleville, Lemaître. Tout est noté : la nature des denrées, les quantités, le lieu d’arrivée, le nom des acheteurs, jusqu’à celui des voituriers qui conduisent les charrettes. Selon la police, la transparence du commerce est le gage d’un « juste prix » pour le consommateur. Les blés ne sont pas une marchandise comme les autres, et ceux qui en font trafic doivent se soumettre à ces règles. [VD]
La police était garante de l’honnêteté des transactions et chacun devait pouvoir comparer les mesures utilisées par les marchands à des étalons officiels. Le tribunal de la Vicomté de l’eau disposait ainsi de mesures de références destinées notamment à mesurer le volume des céréales. Etabli à Rouen, le Vicomte de l’eau avait autorité sur la Seine et l’Eure depuis Caudebec en Normandie jusqu’à la limite de l’Ile-de-France. Il jugeait les contestations entre marchands et les infractions aux règlements sur le commerce par voie d’eau. Tous les marchands devaient faire vérifier leurs mesures avec ses étalons, chaque année en janvier. (VD)
La mercuriale était un relevé des prix des grains vendus à la Halle, le plus grand marché de Paris. Les autorités le considéraient comme un véritable baromètre des prix. Il était établi par les mesureurs de grains, de petits officiers propriétaires de leurs postes et pourvus de grandes responsabilités policières. Le commissaire de police responsable de l’approvisionnement de Paris ne pouvait espérer contrôler le marché sans leur collaboration. Le formulaire distingue les « bleds » (céréales pour le pain) des « grenailles », séparées entre « menus grains » (comme les lentilles) et les plantes fourragères. [VD]
À partir de 1762, la construction de la Halle aux grains à Paris sur l’emplacement de l’Hôtel de Soissons est soutenue par le gouvernement royal, le lieutenant général de police et le prévôt des marchands. La nouvelle Halle est constituée de deux galeries concentriques, ouvertes sur l’extérieur par 24 arcades, et surmontées d’un vaste grenier voûté. Ces galeries renferment les locaux de la police des Halles et du contrôle des poids et mesures. Pour améliorer les conditions de stockage des grains et des farines, le lieutenant de police Lenoir soutient en 1782-1783 la construction d’une coupole de bois par les architectes Legrand et Molinos, afin de couvrir la Halle jusqu’alors restée ouverte. La coupole fait l’admiration des voyageurs européens. L’agronome Arthur Young affirme dans Voyages en France ne connaître « aucun bâtiment public en France et en Angleterre qui le surpasse ». La protection du consommateur contre la faim et la mise en scène de l’abondance suppose la bonne organisation matérielle des marchés. Le développement d’infrastructures urbaines sur les ports et dans les espaces de vente y contribue. [VM]
Au bout de la chaîne et face aux consommateurs, les boulangers forment une profession particulièrement surveillée. La police s’efforce de contrôler la fabrication du pain et son poids, car tout soupçon de fraude peut provoquer la colère populaire voire l’émeute. Les tricheries sont pourtant fréquentes et la réputation des boulangers est presque aussi mauvaise que celle des meuniers, autre profession suspecte. Lorsque les prix sont trop élevés, les officiers de police inspectent les boutiques, surveillent la production et au besoin les alimentent en farine : coûte que coûte, les habitants doivent pouvoir acheter leur pain quotidien. (VD)
Les céréales sont la base d’une alimentation peu variée pour la masse du populaire jusqu’au XVIIIe siècle. On les transforme en farines plus ou moins blanches puis en pains, en galettes, en bouillies, gruau ou autres semoules. Le froment, qui sert à faire le pain « blanc » (celui des riches et des malades) est toujours la céréale la plus onéreuse, suivie par le seigle, l’orge et l’avoine. Toute hausse des prix se traduit par un report vers les céréales moins coûteuses, ou vers les farines mélangées qui donnent un pain plus « noir ». Indice de l’amélioration survenue sur le front des subsistances en France au XVIIIe siècle, les Parisiens ameutés à la veille de la Révolution manquent moins de « pain » en tant que tel, que de « bon pain » fait de bonne farine. [VM]
À Paris, on ne pesait pas le pain à la vente. Une marque était censée annoncer son poids et déterminait son prix. La vente d’un pain léger était l’un des délits courants chez les boulangers. La police considérait cette fraude comme une infraction très grave qui pénalisait davantage le pauvre que le riche, qui ruinait la confiance du consommateur et altérait le « bien public ». Dans sa Chambre de police, le lieutenant général jugeait les boulangers fautifs sur le rapport d’un commissaire. La sanction la plus fréquente était une amende d’un montant variable, parfois très élevé. Les cas les plus graves pouvaient entraîner la fermeture et le murage de la boulangerie. En flagrant délit, les pains incriminés étaient confisqués « au profit des pauvres ». [VM]
Ce tableau a été dressé par le commissaire au Châtelet Dupuy pour surveiller le bon fonctionnement des boulangeries de son quartier, pendant la disette du début de l’été 1789. Pour chaque boulanger, il note leur consommation de farine quotidienne, les stocks, le marché où ils se fournissent, ou les achats faits directement avec des marchands ou laboureurs. Le document permet de suivre l’approvisionnement de chaque boulangerie et de déterminer si elle va pouvoir continuer sa production habituelle de pain. De cette façon, la police peut répartir les achats de farine ou les faciliter, l’essentiel étant d’assurer que les boulangeries soient garnies coûte que coûte. [VD]
A partir des années 1750, les économistes libéraux, comme en France les Physiocrates puis Turgot, récusent toute intervention de la police dans l’économie. Fondée sur le principe abstrait du « marché », cette conception nouvelle conduit à une critique radicale de la police. Les ministres soucieux d’encourager le commerce et la production de céréales, soutenus par de gros propriétaires terriens, lancent des expériences de libéralisation du commerce des blés. En France, ces mesures divisent l’opinion. Les réformes tentées par les contrôleurs généraux des finances L’Averdy puis Turgot provoquent des troubles graves à travers le royaume puis sont abandonnées jusqu’à la Révolution française.
De 1765 à 1790, sous le règne du Grand-Duc Pierre-Léopold, la Toscane connaît de nombreuses réformes. Au moment de quitter l’Italie pour prendre la tête de l’Empire autrichien, il publie le compte-rendu de son œuvre, Governo della Toscana. Dans le domaine économique, sa politique a été fortement inspirée par les idées libérales et physiocratiques qui se répandent en Italie dans les années 1760. Selon lui, la renaissance de l’agriculture et des manufactures exigeait à la fois la liberté du commerce du grain (1767) et l’abolition des corporations (1770). Avec la Suède de Gustave III, la Toscane de Pierre-Léopold est constamment proposée par les physiocrates comme le modèle d’une politique éclairée, suivant les vrais principes de l’ordre naturel. Ces principes remettaient en cause tous les fondements de la police traditionnelle, interventionniste et réglementariste. [VM]
Aristocrate d’origine provençale, le marquis Victor Riquetti de Mirabeau, (1715-1769), est l’un des tenants de la libéralisation du commerce. Après avoir quitté l’armée, il se fait homme de lettres et devient célèbre en publiant L'Ami de hommes, ou Traité de la population (1756), best-seller économique de son époque. Il se rapproche du docteur Quesnay, chef de file des économistes appelés « physiocrates », dont il devient le premier disciple. Il publie avec lui de nombreux ouvrages, défendant l’institutionnalisation d’un marché librement concurrentiel. [VD/VM]
En 1769, le marquis de Mirabeau, dédie son ouvrage Les Économiques au Grand-Duc de Toscane et consacre ainsi publiquement sa relation privilégiée avec le souverain réformateur. Depuis 1756 et la parution de L’Ami des hommes, ou Traité de la population, dont le titre devient son pseudonyme, Mirabeau soutient l’idée que la vraie richesse d’un royaume consiste dans sa population. Celle-ci ne peut prospérer que si l’agriculture est débarrassée de ses multiples entraves, un système fiscal inégalitaire et défavorable au monde rural, une réglementation administrative qui bride la production. [VM]
Secrétaire de l’ambassade de Naples à Paris et économiste, l’abbé Galiani entreprend la rédaction des Dialogues sur les blés en 1768. Dans cet ouvrage publié en 1770 par son ami Diderot, Galiani critique fortement la politique de libéralisation du commerce des grains suivie en France depuis 1763-1764. Il souligne que la régulation reste un moyen de préserver l’ordre social et d’éviter la guerre de chacun contre tous. Les mesures liées à l’économie politique libérale divisent alors profondément le mouvement des Lumières. La réglementation et la police n’incarnent pas aux yeux de tous et dans tous les domaines, l’arbitraire et le contraire de la liberté. [VM]
Banquier d’origine genevoise, ministre de la République de Genève à Paris (1768), Necker (1732-1804) se présente au début des années 1770 comme un esprit « moelleux et flexible », fort différent d’un homme « à l’esprit de système » comme Turgot (1727-1781). Lorsque ce dernier, appelé au Contrôle général des finances (août 1774), relance la politique de libéralisation du commerce des grains souhaitée par les physiocrates, Necker expose ses principes dans Sur la législation et le commerce des grains. Il y dénonce une liberté totale d’exportation et de circulation intérieure incluant cette fois Paris, indifférente à l’état des récoltes et au niveau des prix. Pour lui, le sort du peuple ne peut être sacrifié aux droits des propriétaires de disposer librement de leurs récoltes. Autorisé par la censure malgré les réticences de Turgot, l’ouvrage paraît en avril 1775 alors même que se déclenchent les premières émeutes de la « guerre des Farines ». Il suscite les vives attaques de Condorcet, Voltaire, des abbés Baudeau et Morellet, physiocrates engagés. Buffon, Suard, Grimm, Diderot soutiennent les thèses de Necker. La disgrâce de Turgot en mai 1776 ouvre bientôt la voie au ministériat de Necker (oct. 1776-Mai 1781). [VM]
Les années 1763-1764 marquent la conversion d’une partie du gouvernement royal à l’économie libérale et son offensive contre la police des blés. L’édit de juillet 1764 est une nouvelle étape, après la libre circulation intérieure des blés autorisée en 1763 : il instaure la liberté d’exportation, alors que la sortie des grains hors du royaume était interdite. Son promoteur, le contrôleur général Laverdy, s’inspire des idées de l’économiste libéral Letrosne. Il adoucit le libéralisme intégral de la première version de l’édit, rédigée par des fonctionnaires libéraux, Turgot et Dupont de Nemours : l’exportation sera interdite lorsque le seuil d’un prix parisien de 25 livres, le septier (environ 152 litres), sera atteint. [VD]
La réforme radicale du fonctionnement du marché des subsistances voulue par Laverdy débouche sur des « troubles universels ». En 1767-1768, des émeutes marquées par des épisodes de taxation populaire, parfois orchestrées par les autorités elles-mêmes, éclatent partout en France. En novembre 1768, face au triplement des prix par rapport au seuil « normal », craignant que la capitale ne soit submergée par le chaos, on convoque une « Assemblée de police générale », qui réunit les échevins, les gens du Parlement et le lieutenant général. La crise contraint au retour temporaire d’une forme de police « consultative », peu sollicitée depuis la magistrature de d’Argenson (1697-1718). L’assemblée exhorte le roi à reprendre les attributs d’une monarchie paternaliste et nourricière, ciments du contrat social. [VM]
Grand commis de l’État et économiste, Turgot défend la création d’un marché des céréales ouvert à la libre concurrence dans les années 1760. Nommé par Louis XVI au poste de contrôleur général des finances en 1774, il est à l’origine d’une politique destinée à adapter la société française au principe du marché. Le travail comme le commerce des blés ne sont plus régulés par les interventions extérieures de la police, mais par le jeu du marché, désormais libre. Outre la libéralisation totale du commerce des blés en 1774, Turgot instaure la liberté du travail et abolit les corporations en février 1776. Les oppositions à sa politique provoquent son renvoi peu après. [VD]
Malgré les édits royaux, certains responsables du maintien de l’ordre et de la justice voulaient préserver le rôle de la police dans le commerce des blés. En 1774-1775, Turgot doit s’engager dans une guérilla juridique avec eux, dont de nombreux documents conservent la trace. Le parlement de Rouen, la plus haute cour de justice de Normandie, avait permis aux officiers de police de prendre des dispositions pour que les marchés soient suffisamment approvisionnés, comme par le passé. Turgot s’emploie lui-même à faire casser cette disposition qui va totalement à l’encontre de l’esprit de sa politique, dont il rappelle les principes au garde des sceaux : « il n’est jamais nécessaire de faire garnir les marchés par autorité » ; « c’est précisément dans ces cas de nécessité qu’on a besoin de la plus grande liberté ». [VD]
« Versailles est attaqué » : c’est par ces mots que Louis XVI avertit Turgot de l’irruption dans la ville de milliers d’émeutiers, au matin du 2 mai, venus réclamer du pain bon marché au roi. Turgot a rétabli la liberté du commerce des blés le 13 septembre 1774, abolissant la police des blés. Au printemps 1775, la montée des prix et l’absence de réponse des autorités face à la crise provoquent des troubles dans plusieurs provinces et en Île-de-France, qui finissent par atteindre Paris et Versailles : c’est la « guerre des Farines ». La lettre de Louis XVI adressée à Turgot montre la résolution du souverain, déterminé à mater les désordres et à soutenir son ministre. Paris sera cependant en proie aux émeutes le lendemain. [VD]
L’amnistie royale du 11 mai 1775 témoigne du malaise qui a saisi des franges entières de l’administration et de la police avec la mise en œuvre de la politique libérale de Turgot. Pour assurer le maintien de l’ordre et éviter les émeutes, des responsables de la police et de la maréchaussée n’ont certaines fois pas hésité à désobéir à la nouvelle loi. Ils ont réquisitionné des subsistances, organisé des ventes à cours forcés, « au-dessous du prix courant » du marché. Alors même que le ministère est divisé et que les parlements sont en embuscade, la monarchie est contrainte à la modération quitte à faire quelques exemples. À Paris, deux jeunes ouvriers sont pendus ce même 11 mai. [VM]
Dans un contexte de récoltes médiocres, alors que les inerties structurelles du marché sont fortes, la politique de Turgot produit les mêmes effets que celle de Laverdy dix ans plus tôt : un cycle émeutier que le blocage du système de police préventive ne permet plus d’enrayer. Mais en haut lieu, l’une des interprétations de la crise est celle d’un complot, d’une commotion provoquée par les préjugés d’un peuple ignorant et abusé. Craignant un embrasement généralisé, la monarchie compte sur la mobilisation du clergé, évêques et curés de paroisse auxquels s’adresse cette lettre, pour contribuer à maintenir l’ordre. [VM]
Commissaire dans le quartier du Louvre, Pierre Chénon administre aussi le département des ordres du roi, de la Bastille et des prisons d’État. Il joue en tant que tel un rôle de premier plan dans la répression des émeutes du printemps 1775 et l’interrogatoire des prévenus. Dans une lettre à ce dernier, le lieutenant de police Lenoir, hostile à Turgot, évoque « cent cinquante personnes emprisonnées, en vertu de lettres de cachet […] soupçonnées d’avoir participé aux émeutes » et le déploiement dans les rues « d’une force militaire extraordinaire ». On arrête, surtout du 3 au 10 mai, on enferme dans plusieurs prisons parisiennes et en banlieue pour propos séditieux, affrontement avec les gardes, pillage ou vol de pain. [VM]