2. Du PC vietnamien au départ des Français

Plan du chapitre

La paye des forçats dans la cour du bagne

Les années 1930 marquent un nouveau tournant dans l’histoire du pénitencier, du fait de l’arrivée massive de prisonniers politiques. Fondé en 1930 par l’étudiant N’guyen Tuan et Ho Chi Minh, le parti communiste vietnamien, rapidement rebaptisé parti communiste d’Indochine, a selon Patrice Moralt (La répression coloniale au Vietnam…, 1990) pris le dessus sur les autres organisations révolutionnaires pour rassembler les militants de toutes les provinces et a fait rapidement parler de lui : grèves, manifestations, assassinats politiques, autant d’actions qui irritent, puis inquiètent le pouvoir qui va les assimiler à des actions terroristes.

Dépêche télégraphique chiffrée, 18 septembre 1930

Une action policière de grande envergure visant à neutraliser le Parti communiste indochinoisI est menée dans toutes les provinces de l’Indochine en 1931. S’ensuit une vague de grands procès aboutissant à la condamnation de près de 8 000 personnes. Les pénitenciers de la colonie sont saturés et tout particulièrement Poulo Condore, devenu une véritable « université rouge », un creuset ou les idées circulent et s’échangent d’autant plus facilement que le travail n’est pas obligatoire pour les condamnés politiques. Il s’y édite clandestinement des textes et des tracts manuscrits, des poèmes et des ouvrages classiques de la pensée communiste bolchevique ou internationale, avec le soutien du Parti communiste français et des différents partis de gauche en métropole.

Bagnards rassemblés dans la cour principale du Bagne n° 1

Visite d'un délégué du Comité international de la Croix-Rouge

Les prisonniers politiques reviennent rapidement à Poulo Condore, au fur et à mesure que l’Indochine s’embrase et que le conflit s’étend. Mais ils sont accompagnés cette fois par des prisonniers militaires. Les commandants du pénitencier ne sont plus des administrateurs coloniaux, mais des officiers de l’infanterie de marine. Ces changements n’empêchent cependant pas la situation de se détériorer, encore une fois. Les évasions et les exécutions qui s’ensuivent, pleuvent durant les années de la présence française, détériorant définitivement l’image de Poulo Condore.

Débarquement des Marchandises arrivées par le Courrier

Fraîchement attendu en Indochine, après une campagne de presse orchestrée par l’opposition et la Ligue des droits de l’homme, le navire Martinière opère en toute discrétion, du moins essaye-t-il… L’embarquement de certains condamnés se fait même de nuit et les dossiers individuels de bon nombre de condamnés seront étrangement évasifs sur les motifs de leur condamnation, voire manquants !

Repas

Ces Indochinois sont pour la plupart des prisonniers politiques et sont sous le coup de la loi de 1850 sur la « déportation politique en enceinte fortifiée ». Cependant le gouverneur d’Indochine les requalifie en criminels de droit commun. Il permet ainsi l'envoi de ces condamnés en Guyane. Mise au courant à l’Assemblée nationale au moment des discussions sur le vote du budget nécessaire à l’entreprise, la gauche parlementaire s’élève une nouvelle fois contre cette mesure, qu’elle juge illégitime. Un débat d’idées s’engage alors : la loi autorise-t-elle l’utilisation de condamnés politiques comme main d’œuvre pénale ? Mais c’est peine perdue. Une convention pour l’organisation de deux convois est signée en toute hâte entre le ministère des Colonies et la Compagnie de navigation nantaise. Après un voyage en Guyane, le navire Martinière met le cap sur Saigon en mars 1931 pour une mission sous haute surveillance.
Les listes de prisonniers répondant à ces critères, et qui furent envoyés en Guyane, montrent que nombre d’entre eux avaient bien été condamnés pour « complot contre l’État », c’est à dire pour des faits politiques.

Le navire Martinière en route pour la Guyane

Tous ces détails sur l’organisation de ce convoi sont tirés du rapport du commissaire du Gouvernement conservé aux Archives nationales d’outre-mer et dont la candeur laisse parfois songeur… Entre émerveillement et surprise, ce haut fonctionnaire décrit une croisière presque idyllique, préconisant des douches à l’eau de mer et de bons bols d’air frais, vivifiant par 35° de latitude Sud en plein hiver austral !

Rapport du médecin-capitaine Chevais

La description de la tenue des condamnés laisse elle aussi perplexe quant à la bonne préparation du voyage : « Les condamnés de Poulo Condore ont été revêtus à neuf avant leur départ, mais je me demande s’il n’aurait pas été préférable de leur laisser leurs vêtements. En effet, ceux qui leur ont été remis sont d’une taille excessivement fragile. Quinze jours après le départ, la plupart de ces bagnards n’avaient plus que des loques sur le dos.
Il a fallu faire appel à l’amabilité du Commandant qui a bien voulu donner du fil et des aiguilles, pour réparer ces vêtements, avec l’aide du tailleur, pris dans les rangs des bagnards eux même… »

Construction d’un établissement pénitentiaire spécial de l’Inini pour forçats annamites en Guyane

Mais cela n’est rien face aux contraintes imposés par la météo que les forçats doivent endurer à contrevent dans l’hiver austral (le choix de la date du convoi ayant été fixé par la Cie Nantaise pour des contraintes économiques), comme le raconte un des condamnés politiques le dénommé Tran Tu Yen : « Après la traversée de l’océan Indien, au Cap de Bonne Espérance, il y a eu un typhon. Nous étions secoués dans tous les sens, mais malgré cela les hommes n’étaient pas trop malades, car ils étaient déjà bien amarinés. Les ponts du bateau avaient été fermés, car les vagues le recouvraient régulièrement, pourtant l’eau de mer glacée passait à travers et me coulait dessus continuellement. J’avais très froid et je ne pouvais me mettre à l’abri. Ayant pitié de moi, un autre condamné m’a recouvert de son maigre linge pour me réchauffer un peu. Ma punition achevée, j’ai pu finir le voyage comme les autres ».
De tous ces bagnards indochinois qui iront peupler les bagnes du territoire de l’Inini, aucun ne reviendra au Vietnam après l’indépendance…

Tract du Parti communiste

« 2 ans dans les geôles d’extrême Orient »

Finalement, dénonçant des conditions d’incarcérations inacceptables et une nourriture infecte, les condamnés se lancent dans une grève de la faim à grande échelle. Partie du bagne 1 en mars 1935, elle s’intensifie pour atteindre 600 en juin, puis mille grévistes de la faim. Le journal l’Humanité relaie en métropole le mécontentement, soutenant ces camarades prolétaires injustement condamnés et publiant articles sur articles, y compris pour diffuser les lettres de nationalistes (pourtant en opposition avec les communistes, sur place) « victimes de l’impérialisme » de la France, lourdes de sous-entendus : « Avant, les bagnards n’étaient pas tenus en cellule, mais pouvaient sortir et travailler dehors. Depuis quelque temps, on est toujours enfermé, la nourriture devient immangeable. Tout le monde est malade. C’est intenable. Si ça ne change pas, on ne sait pas ce qui pourrait advenir… »

Détenus politiques arrivant au bagne de Poulo Condore

En 1934-1935, l’amnistie devient la revendication essentielle à l’intérieur et hors de Poulo Condore. Toute la presse vietnamienne et même des journaux coloniaux comme « La Dépêche d’Indochine » la réclament. Le Directeur Cremazy durcit encore la discipline pour contrôler au mieux ce bouillonnement collectif. Il faut dire que depuis 1932, la population carcérale dépasse les 2 500 individus, représentant autour de 10% de la population incarcérée totale de l’Indochine…
Toutes les conditions sont réunies pour qu’éclate une grave crise, qui d’ailleurs se précise dans les autres bagnes et prisons de la colonie.

Surveillants, années 1930

Le succès aux élections du Front populaire est accueilli avec joie et espoir dans tous les bagnes. « Vive le Front populaire ! Vive l’amnistie » entend-on crier dans tout l’archipel. Effectivement, suite à la loi d’amnistie du 27 aout 1936, une grâce collective pour près de 1 500 détenus politiques est décrétée. Elle interviendra au mois d’octobre suivant, dans un climat de liesse pour les uns et de désespoir pour les autres. Elle est surtout désavouée par le directeur et les gardiens du pénitencier, conscients de relâcher de véritables instigateurs n’ayant cessé tout au long de leur incarcération de propager la doctrine communiste et à même de mettre en danger le pouvoir colonial. Et puis survint la Seconde Guerre mondiale…

« Cages à tigre »

Le 26 septembre 1939, le PCI est interdit. Une vague d’arrestations tant dans les milieux nationalistes que chez les communistes submerge le pénitencier une nouvelle fois, faisant exploser les effectifs qui passent de 2 050 en 1938 à 2 634 en 1940 pour dépasser 4 200 en 1941.
Un nouveau bâtiment est mis en chantier, ce sera le bagne n°4 célèbre pour ses cellules ouvertes sur le dessus, édifiées sur le modèle de celles du pénitencier de la réclusion de Saint-Joseph, en Guyane, rapidement baptisées « cages à tigre » par les Indochinois.

Forçats rotiniers

Désormais près de 50% des condamnés sont des politiques et la défaite en métropole complique l’administration de l’archipel. Les Japonais, dans un rêve expansionniste démesuré, grignotent des parcelles du Pacifique, dont l’Indochine. Ils occupent logiquement Poulo Condore, où la population survit affamée par la pénurie de ravitaillement.
Suite aux événements du 9 mars 1945, les troupes impériales occupent la caserne et démettent le directeur dès le lendemain. Elles occuperont les lieux jusqu’au 23 août 1945. Après la capitulation, leur départ va laisser le pouvoir au Parti communiste indochinois et à son leader, Hi chi Minh, qui proclame aussitôt l’indépendance et la création de la république démocratique du Vietnam. Quasiment tous les détenus politiques sont rapatriés sur le continent en septembre 1945, ne laissant sur l’archipel que quelques centaines de condamnés de droit commun, des criminels du bagne n°3 et des gardiens indigènes.

Corvée de forçats

Lécrivain antifrançais, mais aussi braqueur, Truong-Van-Thoai, profitant de son charisme et de sa renommée, va se présenter comme leur sauveur et proclamer « l’état libre, agricole et fraternel de l’archipel de Poulo Condore » dont il se fait désigner chef du gouvernement, reprenant pour l’occasion son surnom de jeunesse de « Roi des montagnes ».
Altruiste, il adopte comme devise « Tous les hommes sont frères » et ouvre donc son jeune état à tous… puis se marie princièrement, avec les honneurs dus à son (nouveau) rang, avec une jeune vietnamienne du nom de N’guyen Thi Hoa.
Si les vivres ne manquaient pas, faute d’approvisionnement, tout paraitrait idyllique pour le « roi des montagnes ». Mais la France reprend ses droits en Indochine et le 18 avril 1946 deux compagnies d’infanterie coloniale posent le pied sur l’archipel.
Destitué manu militari, Truong Van Thoai retrouve le chemin des cachots, tout comme les quelques quatre cents détenus qui n’auront profité que de quelques mois de liberté.

Bagnards rassemblés dans la cour principale du Bagne n° 1

Les accords de Genève signés le 21 juillet 1954 marquent la fin de la présence française en Indochine. L’archipel de Poulo Condore reste utilisé à des fins répressives par les forces américano-sud-vietnamiennes pendant la guerre du Vietnam. Elles démultiplieront les installations en créant cinq autres bagnes, composés de préfabriqués et de barbelés, lui donnant ainsi un air concentrationnaire.