1. La création du bagne de Poulo Condore

Plan du chapitre

Plan de l’isle d’Orléans ou Poulo Condore, 1600-1799

L’archipel de Poulo Condore, littéralement « l’île aux courges » en malais, est connu depuis longtemps des marins et a même failli devenir anglais en 1702, si sa première garnison n’avait pas été massacrée par des pirates. Pourtant, il n’intéressera la France qu’à partir de la fin du 18e siècle.
Dans le sillon de Mgr Pigneau de Behaine, missionnaire visionnaire parti convaincre l’empereur d’Annam de s’allier à la France, le traité d’alliance franco-cochinchinois signé le 28 novembre 1787 accorde à la France la possession de l’archipel. Ces quelques ilots, alors seulement peuplés de 200 individus dans une situation matérielle misérable, échoués là depuis différentes contrées baignées par la mer de Chine, ainsi que d’une centaine de prisonniers issus de la cour d’Hué, n’enthousiasment guère le très aristocratique chevalier Guy-Pierre de Kersaint qui commande la première expédition sur « la Dryade » et note sévèrement : « PouloCondore n’est propre à rien ! ». Ce qui va mettre un coup d’arrêt de plus de 70 ans à sa colonisation…

Louis-Adolphe Bonard

En 1852, une expédition franco-espagnole s’empare des villes de Tourane et de Saigon, avant qu’en 1861 l’amiral Charner ne conquiert une grande partie de la Cochinchine. Mais c’est avec l’arrivée sur place l’année suivante de l’amiral Louis-Adolphe Bonard venu finaliser la conquête que l’archipel va connaître un nouveau destin.
Il faut dire qu’en matière de politique carcérale insulaire, Bonard n’est pas un novice : en effet, en tant qu’ancien gouverneur de la Guyane, c’est lui qui a été chargé de mettre en place la politique de transportation pénitentiaire et de déportation politique souhaitée par Napoléon III sur ce territoire…

Vue générale de l’archipel

En 1748, à la mort du général en chef du corps des galères, Louis XV ordonne le désarmement des galères et confie à la marine ces vaisseaux dépassés militairement et trop onéreux, ainsi que les condamnés qui y ramaient au titre des travaux forcés, transformant ainsi des marins en garde-chiourmes. Et depuis que ceux-ci se sont ainsi vus confier la garde des forçats, eux qui n’étaient pas particulièrement spécialisés dans ce type de mission, ils reproduisent partout le même schéma, partant de l’idée simple mais efficace qu’on s’évade plus difficilement d’une île que d’une prison située à terre. C’est précisément ce schéma qu’à mis en Bonard en Guyane où il a installé les premiers camps de forçats sur un archipel constitué de trois ilots situés au large de Kourou, les îles du salut.
Poulo Condore sert déjà de prison maritime à l’empereur Tu-Duc. Bonard va alors lui conserver sa dimension carcérale et, le 9 décembre 1861, le lieutenant de vaisseau Lespés aborde la plus grande des îles sur l’aviso Nozagaray pour en prendre définitivement possession.

Arrêté concernant la fondation à Poulo Condore d’un établissement pénitencier du 1er février 1862

Appontement

Alors que la Guyane et la Nouvelle Calédonie sont régies par des lois et des décrets les désignant chacune comme lieux officiels d’application de la loi sur l’exécution de la peine des travaux forcés du 30 mai 1854, ou loi sur la « transportation », l’archipel carcéral d’Indochine, créé par simple arrêté local, se singularise en adoptant le nom de « bagne », nom que Bonard a croisé dans les bagnes portuaires de Toulon, Brest ou Rochefort…

N°9 Trinh-van-De, N°10 Phan-van-Chan

Les installations existantes sont vétustes et la garde des condamnés d’autant plus délicate que les barrières de la langue et de la culture créent un fossé qui n’existe pas en Guyane. Les officiers de marine désignés comme premiers directeurs du bagne doivent faire face successivement à des révoltes violentes et à des épidémies de béribéri meurtrières. Les révoltes coûtent la vie à des marsouins ainsi qu’à un officier. Car la situation s’est particulièrement envenimée sur place suite à des manifestations anti-françaises organisées à Hué et qui ont provoqué la déportation à Poulo Condore d’intellectuels et de militants indépendantistes entre 1885 et 1888. Ainsi Trinh-Van-De (n°9), un tonkinois de Hanoï de 33 ans (43m/m) qui écope de 5 ans de prison pour voies de fait envers un supérieur ; Phan-Van-Chan (n°10), un Cochinchinois de Can tho, âgé de 35 ans (35m/m) qui est condamné à 5 ans de réclusion pour faux en écriture.

Le camp des Matas (gardiens indigènes)

Les attaques de béribéri, maladie endémique des tropiques souvent liée à une alimentation à base de riz, mais pauvre en protéines, déciment les populations asiatiques. Le Rapport général à M. le ministre de l’Intérieur sur les épidémies qui ont régné en France pendant l’année 1898 rédigé par le médecin Charles Fernet fait état de 67% de décès pour les années 1897 et 1898, chiffre bien supérieur aux pires statistiques de la Guyane au moment des épidémies de fièvre jaune et de malaria…
Tout comme les surveillants militaires de Saint-Laurent-du-Maroni qui s’appuient sur des auxiliaires, le plus souvent « arabes », les gardiens du bagne indochinois renforcent leur effectif grâce à l’emploi de miliciens, qu’ils soient « matas », « tagals » et/ou « caplan », termes mystérieux qui désignent les assistants des gardiens. Les premiers sont des annamites utilisés comme gardiens, tandis que les tagals sont constitués de philippins d’origine malaise et les caplan sont des détenus favorisés, l’équivalent des forçats « porte-clés » du bagne guyanais.

Frédégonde, 1895

Depuis un décret de 1876, le directeur est à la fois commandant du pénitencier et de l’archipel, directement placé sous les ordres du gouverneur de la Cochinchine. On lui a adjoint une section de l’infanterie de marine, afin de répondre aux besoins de sécurité des populations européennes. C’est dans ce contexte, pourtant en pleine épidémie de béribéri, qu’en mars 1895 le compositeur Camille Saint Saëns répondant à l’invitation de son ami le directeur Jacquet vint passer quelques semaines à Poulo Condore, pour terminer, dit-on, son opéra « Brunehilde » qui sera joué sous le titre de « Frédégonde » à Paris en décembre de la même année.

Prisonniers concassant des coraux pour la fabrication de la chaux, 1897

La politique répressive i accompagnant la colonisation de toutes les provinces de l’Indochine amène une augmentation considérable du nombre des condamnés, passant de quelques centaines dans les années 1870-1880 à plus de 1500 à la fin du siècle. Nombre d’entre eux venus du Tonkin ne disposaient pas de dossiers et ignoraient jusqu’aux motifs qui les avaient conduits au bagne. De ce sentiment d’injustice nourrissait inévitablement l’envie de révolte…

Femmes condamnées au pénitencier de Poulo Condore, 1897

Un autre fait très important va exacerber les tensions. À partir de 1887, dans le cadre du développement de l’empire colonial, une mission menée par l’ancien directeur des bagnes de Guyane, Alfred Vérignon, détermine de nouveaux lieux où la main-d’œuvre pénale va pouvoir être utilisée. Dès 1888, une centaine d’Annamites sont ainsi envoyés au Gabon dans le tout nouvel établissement pénitentiaire de Libreville. Or comme l’écrit dans un rapport le directeur de Poulo Condore de l’époque, l’administrateur Georges Steinam, : « L’exil hors du royaume, dans le vieil Annam, était une peine considérée comme plus grave que la mort ». Alors que le départ d’un deuxième convoi de 99 hommes est décidé en 1894, une tentative de révolte survient sous son administration, causant la mort de deux surveillants et de plusieurs matas. Dès lors, les départs de forçats annamites se feront dans le plus grand secret.

Un meurtre à Poulo Condore par le capitaine Préfontal

es évasions se multiplient, les hommes abandonnent les corvées pour se sauver dans les montagnes de l’île, dans l’attente d’une opportunité pour essayer de rejoindre la côte. Vers la fin du siècle, un petit groupe emmené par un dangereux condamné, ancien supplétif des troupes indigènes, décide de voler la barque du gardien de phare. La nuit venue, ils rejoignent discrètement l’ilot de Bai Kahn et agresse sauvagement le fonctionnaire endormi et son épouse avant de filer sur le canot convoité. C’est elle qui aura la force de donner l’alarme, provoquant la chasse à l’homme et finalement l’arrestation des fuyards…

Bagnards rassemblés dans la cour principale du bagne n° 1

En mars 1910, c’est le gardien-chef Aujard qui succombe sous les coups de couteaux de ses agresseurs. En février 1918, à la suite d’une rumeur laissant entendre que les Allemands auraient gagné la guerre en Europe, une révolte éclate au bagne n°1 et coûte la vie à un gardien et à deux matas. Le directeur Andouard, revenu blessé de guerre de Verdun, réprime la révolte dans le sang, sauvant par la même la vie de tous les Français de l’île. Cela va toutefois signer son arrêt de mort. En effet, un an plus tard, en décembre 1919, un condamné parvient à s’emparer d’une arme de service et à l’abattre par surprise.
La guillotine fonctionne sans relâche et les rues du bourg de Poulo Condore prennent des noms de gardiens morts en service… Après les rues Aujard, Massari, Burguez, Mariadassou, Jean Simon, est inauguré le quai Andouard…

Transport de marchandises à l'aide de buffles

Du point de vue architectural, le « bagne n°1 » avec dix salles communes, d’une contenance d’environ soixante-dix personnes, et une cour intérieure façon place d’arme, constitue la première partie du pénitencier. En 1916-1917, on y rajouta le « bagne n°2 », toujours conçu sur le même modèle, puis vint en 1928 le bagne n°3 situé à environ 1 km du centre-ville et réservé aux condamnés évalués comme les plus dangereux. Avec une population stabilisée autour de 1500 détenus jusqu’en 1920, pour atteindre ensuite plus de 2000 individus (droits communs ou politiques), cette structure que certains qualifiaient encore de « bagne à la noix de coco » regroupait à elle seule selon Peter Zinoman (The colonial bastille…, 2001) la moitié de la population pénale des pénitenciers indochinois, en faisant ainsi l’un des plus importants établissements carcéraux de l’empire colonial français.