5. La traîtresse

Plan du chapitre

Une sélection de documents transcrits est proposée à la fin de ce chapitre.

Introduction

Comprenne qui pourra / Moi mon remords ce fut /
La malheureuse qui resta sur le pavé […] /
Une fille faite pour un bouquet / Et couverte /
Du noir crachat des ténèbres.

À la Libération, comme des millions de Français, le poète Paul Eluard a assisté aux jugements sommaires et à la tonte de femmes coupables d’avoir entretenu des relations avec l’ennemi. Individuellement, aucune femme n’incarne la “ traîtresse ”. De fait, celle-ci a l’image anonyme de la “ tondue ” et laisse ainsi planer une menace sur toutes les femmes. Longtemps, il a été difficile de comprendre les rouages d’une violence de masse, mais non mortelle, exercée à l’encontre de tant de femmes considérées politiquement et sexuellement coupables, dont il ne restait que des images…
Les dossiers de l’épuration exposés ici, ouverts il y a peu aux historiens, sont tous tirés des Archives nationales (archives des chambres civiques et de la Cour de justice de la Seine). Elles confirment cette statistique troublante : les femmes représentent 26% de l’ensemble des personnes condamnées pour collaboration. En temps “ normal ”, au sein de la population pénale, cette proportion – on le rappelle – se situe entre 5 et 10%… De fait, aux actes reprochés d’ordinaire aux hommes qui ont collaboré avec l’occupant, s’en ajoute un, qui ne concerne que les femmes : avoir couché avec l’ennemi.

La collaboration au féminin

Les archives des commissions d’épuration dessinent certes le portrait d’une collaboration ordinaire. De nombreuses femmes, tout comme le reste de leur famille également impliquée, profitent, dès le début de l’Occupation, de la présence allemande. Il s’agit avant tout d’obtenir des avantages matériels et des facilités : un meilleur salaire quand on travaille pour l’occupant, de la nourriture, des produits rares, du tabac, etc. Il y a aussi les collaboratrices convaincues qui ont cru à la victoire de l’Allemagne, se sont engagées dans des organisations collaborationnistes, ont dénoncé des compatriotes, se sont livrées à des trafics ou ont travaillé pour l’armée allemande. Il y a enfin toutes celles qui ont entretenu des “ rapports ” avec un Allemand, de la simple camaraderie à la relation durable, en passant par le flirt ou les liaisons éphémères.
La part prise par les femmes dans la Collaboration est évaluée à une proportion de 10 à 20%. Comme les hommes, elles s’engagent dans des partis comme le Parti populaire français (PPF) ou les organisations paramilitaires telle la Milice française qui pourchasse résistants, juifs et réfractaires au Service du travail obligatoire (STO). Comme les hommes, elles se mettent au service de l’industrie ou de l’armée allemande, partent travailler comme volontaires dans le Reich. Comme les hommes, elles dénoncent des voisins à la police, à la Kommandantur, à la Gestapo. Pour certaines c’est par opportunisme ou intérêt, afin d’améliorer un quotidien difficile ; pour d’autres, c’est par conviction, adhésion à la figure du Maréchal Pétain, à la Collaboration, voire au nazisme.

Des adultères à la nation

Les traîtresses sont avant tout désignées comme adultères à la nation. À la Libération, de partout en France remontent des témoignages à charge dénonçant, pour reprendre une expression qui se répand alors, la “ collaboration horizontale ”. C’est leur sexualité honteuse qui est condamnée, autant du point de vue moral que patriotique. Le corps de ces femmes devient une métaphore du territoire national qui a été envahi et souillé par l’occupant. Questionnées sur leurs relations intimes avec l’occupant, les prévenues adoptent différentes stratégies de défense. Certaines mettant en avant le sentiment amoureux, d’autres un moyen d’améliorer l’ordinaire et le ravitaillement, parfois une relation contrainte, un viol. Alors que la sexualité des hommes, y compris collaborateurs, demeure une affaire privée, celle des femmes est publique car sous le contrôle masculin.

Pourchasser les collaboratrices

Dans la période souvent confuse des journées libératrices, les arrestations sont faites sur signalement du voisinage, qui en appelle à la Résistance locale, parfois aux armées alliées. Une dimension de proximité permet à chacun d’intervenir, d’agir enfin après quatre années de soumission. Dans certaines localités, ont lieu des scènes de violence auxquelles les femmes n’échappent pas. Dans un premier temps, les procédures sont improvisées et les lieux d’internements multiples : commissariats, mairies et écoles, la Libération se déroulant pendant les vacances scolaires de l’été 1944. La situation se régularise au début de l’automne, les commissions d’épuration font le tri : certaines suspectes sont libérées, d’autres restent internées, attendent des compléments d’enquêtes et le cas échéant leur jugement.

Tondre les femmes

En France, environ 20 000 femmes ont subi ce châtiment. Comme aux siècles passés, les populations européennes du XXe siècle voient dans la chevelure l’arme de la séduction et de la trahison. Il faut détruire cette « arme de la trahison » par-delà les autres sanctions légales appliquées aux femmes car la tonte n’appartient nullement aux répertoires judiciaire et pénal. Elle est pourtant massivement appliquée dans toute l’Europe. Gestes libérateurs, les tontes sont vécues comme une participation à la libération du territoire. Elles permettent de se réapproprier collectivement les lieux principaux de chaque village ou ville et d’y inscrire la condamnation des traîtresses. C’est un spectacle punitif et patriotique auquel le plus grand nombre doit participer. Annoncées pendant l’Occupation, les tontes ne surprennent pas, sont attendues et se reproduisent partout sans qu’aucun ordre centralisé n’ait été donné. Les photographes et les cameramen, qu’ils soient amateurs ou professionnels, correspondants de guerre américains, canadiens ou britanniques, tous immortalisent la tondue.

La tondue de Chartres

De tous les clichés pris à la Libération, l’un est devenu emblématique. Publié dans Life Magazine, il est ainsi légendé : “ Une femme française qui a eu un bébé avec un soldat allemand ”. Pris à Chartres le 18 août 1944 par Robert Capa, il nous montre une femme tondue, marchant et portant un bébé dans les bras, accompagnée d’hommes en uniforme et d’une foule nombreuse. Peu avant, elle a été tondue, comme d’autres, dans la cour de la préfecture, là où flotte le drapeau. Issue d’une famille réputée germanophile, elle est accusée d’avoir été membre du PPF, d’avoir travaillé en Allemagne, fréquenté la Kommandantur et eu un amant allemand. Elle est aussi soupçonnée (mais l’accusation est ensuite abandonnée) de dénonciation. Invisible sur la photographie, fait exceptionnel, son front a été marqué au fer rouge. En 1947, après une longue incarcération, elle est condamnée à dix ans de dégradation nationale.

Sélection de documents transcrits

Déposition de Gabrielle Chanel, Paris, 4 juin 1948

Quant à mon voyage d’Espagne, l’objet officiel en était l’achat de matière première indispensable à la fabrication de parfums et c’est à ce titre là que j’ai obtenu mon passeport sans aucune connaissance particulière. J’en ai même été fort étonnée mais j’ai attribué ce résultat à l’intérêt que les allemands prenaient à la parfumerie dont ils étaient fort amateurs.

Procès-verbal d’audition d’un témoin à propos de Georgette G. et Georgette C., Paris, 2 novembre 1945

Je sais que ces femmes étaient mes ennemies politiques et, à plusieurs reprises, elles ont insulté ma femme la traitant de “ sale youpine ”, etc. mais ceci ne peut pas impliquer qu’elles soient à l’origine de la tentative d’arrestation dont j’ai été l’objet.

Procès-verbal d’audition de témoin pour information sur Yvette J. Cambrai, 30 novembre 1950

C’est mon fils qui m’a dit alors qu’il s’était disputé avec Yvette Joint quelques jours auparavant et qu’il la soupçonnait de l’avoir dénoncé.

Mon fils avait alors 19 ans étant né le 21 septembre 1924, Yvette Joint était d’un an plus jeune ; pour moi c’était des enfants et je ne prends pas à ma charge l’accusation qu’a alors portée mon fils contre elle.

Procès-verbal d’interrogatoire d’Yvonne R., Paris, 22 février 1948

En 1940, je me suis faite inscrire à l’institut Allemand pour y suivre les cours de langue allemande.

Au cours de l’occupation, j’ai reçu à mon domicile mon cousin Loder Herber qui était allemand et mobilisé dans les services auxiliaires de l’aviation allemande. Il est venu chez moi quelques fois en 1943, revêtu de son uniforme. Je n’ai jamais eu aucun amant allemand.

Procès-verbal d’interrogatoire et de confrontation d’Huguette A., Paris, 12 avril 1945

J’éprouvais une certaine sympathie non pas pour l’Allemagne et les Allemands en général mais pour certaines de leurs qualités comme la discipline, les sentiments artistiques, leur qualité de musiciens, etc.

Je me suis inscrite au P.P.F. en 1941.

Je n’ai jamais fait de propagande.

Je n’ai jamais appartenu au R.N.P., ni aux Waffen SS, ni à un autre groupement.

Procès-verbal d’interrogatoire de Marguerite D., Paris, 17 novembre 1944

M. Bret [mon propriétaire] a vu l’uniforme du soldat sur une chaise mais aux conseils du soldat de rester calme, M. Bret a répondu par des injures, disant notamment “ dans trois semaines, tu auras le trou du cul qui frisera ” ; et il a ajouté “ d’ailleurs l’Allemagne, je chie dessus ” […].

Lettre à propos de Marie-Thérèse D., Paris, 19 octobre 1944

Les nouveaux gérants avaient une fille qui couraient après tous les jeunes allemands qui séjournaient à l’hôtel, leur souhaitant la bienvenue en faisant le salut hitlérien. Mais ces hommes ne répondant pas à ses avances, elle jeta son dévolu sur un commandant allemand assez âgé dont elle devint la maîtresse.

PEndant les accalmies la fille du gérant fumait et plaisantait avec les soldats allemands qui venaient de tuer des Français. Notemment, l'un des soldats, surnommé le "Bueur", se vantait de Vendredi 18 aout d'avoir tué 24 Français, c'est alors qu'on vit la fille du gérant féliciter chaudement cet assassin.

Procès-verbal d’interrogatoire et de confrontation de Colette C., 9 décembre 1944

Je reconnais avoir eu un amant allemand pendant un an. Certains de ses camarades l’ont parfois accompagné chez moi.

Fin juin 1944 je suis devenue la maitresse de Mr Brun qui partageait mes opinions et était lui même membre du R.N.P.

J'ai toujours ignoré cependant que Mr Brun fut milicien de m^me que je ne lui avait pas révélé mon adhésion à la milice.

Il est exact que j’ai possédé chez moi un portrait en buste de Hitler

Procès-verbal d’interrogatoire de Renée L., Paris, 18 septembre 1945

C'est exact qu'en 1942, à la suite d'une interpellation de DElalot, Lucien, qui m'avait traité de "peau d'hareng, sale boche, etc, j'ai du le menacer de représaille de la part des allemands en les dénoncant de m'avoir insultée de boche.

Je reconnais être sortie assez souvent dans Paris en compagnie de soldats allemands dans le seul but de me distraire.

Toutefois, j’ai eu comme ami un soldat allemand avec lequel j’ai eu des relations intimes.

Procès-verbal de première comparution d’Henriette M., Chartres, 18 décembre 1945

J’ai simplement, comme je l’ai déjà expliqué lavé du linge pour les soldats allemands de Jouy. Le prénommé Robert était un de ceux-ci. Parce qu’il parlait très bien le Français, j’ai peut-être parlé davantage avec lui qu’avec les autres, mais je n’ai pas eu de relations d’ordre intime avec ce soldat.

Procès-verbal d’interrogation et de confrontation de Lucie B., Paris, 31 janvier 1945

J’ai tricoté pour eux cinq pull-over ; un Allemand ayant remarqué mon pull-over m’a demandé si je n’en ferai pas un semblable ; j’ai accepté et quatre de ses camarades m’ont ensuite demandé la même chose.

Je n’ai jamais parlé aux Allemands qu’aux cinq pour lesquels j’ai tricoté.

Procès-verbal d’interrogatoire et de confrontation de Simone Touseau, 23 ans, Chartres, 21 novembre 1945

De tous les clichés pris à la Libération, l’un est devenu emblématique. Pris à Chartres le 18 août 1944 par le célèbre reporter de guerre Robert Capa, il nous montre une femme tondue, Simone, marchant, un bébé dans les bras, entourée par la foule. Le croisement des sources judiciaires et des photographies permet de mieux comprendre ce qui se joue devant l’objectif, mais aussi hors champ. Au-dessus de la foule, le drapeau tricolore semble flotter sur la façade de l’hôtel de la préfecture où, peu avant, cette femme et quelques autres ont été dépouillées de leur chevelure. Quatre ans plus tôt, en juin 1940, Jean Moulin, préfet d’Eure-et-Loir, occupait les lieux avant l’arrivée des Allemands... Capa ignore probablement tout cela comme il ignore probablement le détail des accusations qui sont portées contre Simone Touseau : adhésion au PPF, travail volontaire en Allemagne, germanophilie familiale notoire et, accusation abandonnée par la suite, dénonciation des voisins comme résistants, tous arrêtés par la Gestapo en février 1943. Sait-il qu’en plus d’avoir les cheveux tondus, elle a également eu le front marqué au fer rouge ? La photo parue dans Life Magazine du 4 septembre 1944 est accompagnée d’une légende : « Une femme française qui a eu un bébé avec un soldat allemand ». Robert Capa compose une Madone, transformant la traîtresse en une victime dont l’innocence est doublement soulignée par la présence de l’enfant et la blancheur des deux êtres qui éclate au milieu de l’image. Aux côtés des deux hommes en uniforme, incarnation du nouveau pouvoir, le reste de la famille collaboratrice, bien présente dans le dossier, s’estompe sur l’image : la mère, elle aussi tondue, disparaît masquée par l’homme au béret et au baluchon qui n’est autre que son mari. Cette photographie tant de fois publiée jusqu’à aujourd’hui est pourtant non significative de ce qu’ont été les tontes, car elle occulte, comme le geste lui-même, toute dimension idéologique de la trahison en plaçant « un bébé allemand » au centre. Ces enfants, quoique très nombreux, plusieurs dizaines de milliers sans aucun doute, furent par contre absents des cortèges de la Libération. Absente également, la jeune mère l’a été pour son bébé. Détenue successivement à Pithiviers puis Chartres, son dossier était instruit par la cour de justice de l’Eure-et-Loir avant d’être versé, comme pour de nombreux dossiers en attente, à la cour de justice de la Seine. Le jugement est finalement rendu le 8 mars 1947. Condamnée à dix ans de dégradation nationale, Simone Touseau est libérée après deux ans et dix mois d’enfermement.

 

Je n’ai jamais eu en dehors de mon fiancé un amant allemand. Celui que le commissaire de police a qualifié amant travaillait avec moi. Il recevait des lettres de mon fiancé et se bornait à me les amener

Procès-verbal d’interrogatoire et de confrontation de Simone Touzeau, Chartres, 7 mars 1945

J’avais servi d’interprète à la caserne Marceau à Chartres.

J’avais ainsi engagé mes services pour me perfectionner dans la langue allemande que j’avais apprise en partie au lycée, mais pas dans l’intention de servir la cause allemande. Je n’ai d’ailleurs jamais eu cette intention, même dans mes rapports d’ordre sentimental avec mon fiancé.

Procès-verbal d’interrogatoire et de confrontation de Simone Touzeau, Chartres, 5 mars 1945

Comme mon fiancé savait que Madame M, interprète à la Gestapo de Chartres, me connaissait et connaissait mes parents, il a pensé que cette femme pourrait me faire obtenir de la Gestapo une attestation de bonne vie et mœurs.

Cette phrase “ connus dans le bon sens de la Gestapo ” ne veut pas dire autre chose.

Procès-verbal d’interrogatoire et de confrontation d’Yvette J., Paris, 24 novembre 1950

C’est bien moi qui figure sur cette photographie. Les allemands qui s’y trouvent sont les militaires de la Luftwaffe qui constituaient le bureau où je travaillais. La photographie est prise à l’entrée de l’abri contre les bombardements. Le militaire sur lequel je me trouve appuyée n’a jamais été mon ami

Interrogatoire de Léonie Bathiat, dite Arletty, pour faits de collaboration, Paris, 23 février 1945

À un moment donné Otto Abetz qui m’avait été présenté par les de Chambrun m’a demandé de quitter Paris et me rendre à Baden-Baden. J’ai catégoriquement refusé lui disant que j’étais parisienne et l’informais que j’aimais mieux Paris-Paris (sic).

 

Procès-verbal d’interrogatoire et de confrontation de Rosita Luchaire, dite Corinne, (épouse de Voisins la Vernière), Paris, 6 octobre 1945

Je n’ai jamais travaillé pour un service allemand, je n’ai jamais tourné de film durant toute l’occupation, mes relations avec les Allemands ont été uniquement d’ordre privé, je n’ai vu qu’une fois Von Ribentrop avant la guerre

Interrogatoire de Rosita, dite Corinne, Luchaire, 24 ans, Paris, 23 septembre 1945

J’ai fait la connaissance du Capitaine allemand baron Von Kikkebusch, ami du baron Doret, secrétaire d’Empain. Je suis sortie en sa compagnie à quatre ou cinq reprises. Cet officier était extrêmement anti-militariste et anti-nazi. Nos relations n’ont pas dépassé le cadre du flirt.

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