Le château de Gaillon est connu pour avoir été l’un des fleurons de l’architecture de la première Renaissance en France. Cet aspect a tant ébloui les chercheurs que ces derniers ont oublié que Gaillon était au XIIe siècle une puissante forteresse mais ils ont aussi occulté son histoire contemporaine. Celle-ci est pourtant édifiante.
Déclaré bien national par la loi du 5 novembre 1790, le château, auquel on peine à trouver une affectation, est bientôt vendu à des particuliers. Les premières démolitions suivent rapidement l’acquisition. L’administration française s’intéresse de nouveau au monument dans les premières années du XIXe siècle. En effet, elle cherche un lieu pour établir une maison centrale de détention pour les départements de l’Eure, de la Seine-Inférieure, de l’Orne, du Calvados, de l’Eure-et-Loir et de la Somme. Le choix se porte sur Gaillon, qui est acquis en 1812. La résidence des archevêques de Rouen devient alors prison et ce, au prix de transformations considérables. L’établissement accueille dans un premier temps des « droits communs » auxquels s’ajoutent, à partir de 1876, des détenus aliénés cantonnés dans un quartier particulier, situé au nord du château.
La maison de détention abrite certaines années jusqu’à 1500 détenus. La garde extérieure de l’établissement est confiée à des militaires. Suite à l’impossibilité d’adapter les locaux à une obligation nouvelle pour l’époque de créer des cellules individuelles, Gaillon ferme ses portes en 1901. L’armée prend alors possession des lieux l’année suivante et y installe des compagnies appartenant à des régiments d’infanterie d’Evreux puis de Rouen. Le château abrite, à partir de 1915 et durant toute la Première Guerre mondiale, un centre d’instruction des sous-lieutenants auxiliaires de l’infanterie belge, le CISLA 1. Le ministère de la guerre affecte à cette époque à Gaillon deux compagnies métropolitaines d’exclus (il s’agit d’hommes condamnés dans le civil et interdits de port d’armes).
L’armée abandonne le site en 1925, mais l’histoire militaire et carcérale de Gaillon ne s’arrête pas là, même si le château est vendu à cette époque à un particulier. En janvier 1939, le monument est réquisitionné par l’Etat. Peu de temps après, plus de 400 réfugiés espagnols fuyant leur pays en guerre y sont rassemblés. La Seconde Guerre mondiale ajoute une ultime mais non moins terrible page à ce passé. En juin 1940, les Allemands y ouvrent un stalag pour regrouper des prisonniers français avant leur départ pour l’Allemagne. En 1941, le gouvernement de Vichy utilise le château pour y implanter un centre d’internement administratif. Des « politiques » et des « marchés noirs » y sont enfermés jusqu’à la fin de l’année 1942, date de la fermeture du centre. A la Libération et jusqu’en 1946, des individus accusés de collaboration avec l’occupant sont retenus à Gaillon.
Le château redevient ensuite une propriété privée jusqu’en 1975, lorsque l’Etat s’en rend de nouveau acquéreur. Depuis cette date, ce dernier n’a de cesse de gommer les traces du passé récent du monument et de lui restituer une part de sa splendeur d’antan. La plupart des modifications apportées au XIXe siècle disparaissent à cette occasion.
A partir de 2011, un processus de réouverture progressive et partielle, initié par la direction régionale des Affaires Culturelles de Haute Normandie représentant l’Etat, a conduit deux de ses services : le Service territorial de l’Architecture et du Patrimoine de l’Eure (maître d’œuvre de l’opération) et le Service régional de l’Archéologie à se rapprocher en vue d’étudier certains aspects méconnus du château.
L’attention a tout d’abord porté sur des témoignages non « officiels » du passé récent du monument, soit les innombrables graffiti portés sur ses murs au cours des deux derniers siècles, miraculeusement épargnés par les travaux récents. Ces inscriptions sont l’œuvre de détenus ou de leurs gardiens, ou bien encore de militaires en station à Gaillon. Elles apportent sur la vie quotidienne au château durant cette époque un témoignage qui complète celui fourni par les archives.
Il y avait urgence à entamer une telle démarche à Gaillon, compte tenu de la fragilité de ces inscriptions réalisées pour bon nombre d’entre elles au crayon ou à la mine de plomb, sur des supports dégradés par les ans (les enduits des murs des cellules), ou appelés à disparaître à plus ou moins long terme du fait de travaux nécessaires à la réutilisation du château, comme les cloisons divisant les étages de la GrantMaison.
Les restaurations entreprises sur le monument depuis son dernier rachat ont fait disparaître une partie de ces témoignages. Il s’agissait alors d’assurer la pérennité de constructions fragilisées par une longue période d’abandon et il n’était pas question de dévier de cet objectif. C’est ainsi que les graffitis ont disparu dans les étages du pavillon d’entrée. Au rez-de-chaussée, le visiteur attentif remarquera cependant quelques inscriptions et dessins préservés sur les murs du passage menant au château. Les graffitis sont rares dans le bâtiment dit « des cuisines » (à l’est de l’avant-cour), et dans l’édifice délimitant au nord la cour d’honneur. Ce dernier bâtiment était divisé en chambres qui ont vraisemblablement hébergé des « encadrants » et non des détenus. Les murs du pavillon Colbert, qui a accueilli des prisonniers au début des années 1940 et qui a été débarrassé, au cours des années 1970 de sa surélévation en briques sont restés presque muets.
Parmi les endroits ayant livré des graffitis, il convient de distinguer les lieux de confinement strict (cellules, cachots…) d’espaces plus vastes et ouverts sur l’extérieur ayant servi, par exemple, de dortoirs. Les niveaux inférieurs de la tour de la Sirène appartiennent à la première catégorie, au même titre que les cellules au rez-de-chaussée du bâtiment bordant à l’ouest l’avant-cour qui ont servi, au cours de la première moitié du XXe siècle, de « mitard ». Dans les étages de la Grant Maison, de grandes salles étaient occupées, dans les années 1940, par des lits, des tables et des bancs ; sur le mur d’un de ces espaces figurent encore les heures où étaient effectués les appels.
Les relevés réalisés entre 2012 et 2014 ont essentiellement porté sur les intérieurs de la Grant Maison et de la construction qui lui fait face. Les murs extérieurs, lessivés par les intempéries, n’ont livré que peu de traces.
Un premier bilan montre un déséquilibre entre les périodes distinguées au début de ce texte. Les inscriptions datables du XIXe siècle sont minoritaires. Ce déficit s’explique par le fait qu’elles ont été par endroits recouvertes par des enduits plus récents et se dérobent aujourd’hui à nos yeux. Ailleurs, le XXe siècle les a tout simplement fait disparaître. Les quelques noms et dates de cette période, gravés dans la pierre et répertoriés par nos soins, n’apportent aucun éclairage particulier sur la maison de détention. Sous des peintures écaillées apparaissent en divers points du château des citations de la Bible ou des directives qui incitaient alors les détenus au respect de la religion et de l’ordre et à l’hygiène.
Le premier quart du XXe siècle, période durant laquelle le château est occupé par des militaires, est bien représenté grâce à une concentration d’inscriptions dans les deux niveaux inférieurs de la Tour de la Sirène. Ces espaces, auxquels on accède en empruntant une succession de portes renforcées et percées de judas, ont vraisemblablement fait office de prison. Les murs du niveau le plus profond sont constellés de patronymes, souvent accompagnés d’une date (correspondant parfois à l’année d’incorporation : classe 1911) ou du nombre de jours restant à servir avant la libération (199 et la fuite !). L’origine géographique de l’auteur est parfois précisée. Dans ce contexte assez stéréotypé, les portraits de deux soldats allemands, coiffés d’un casque à pointe, méritent d’être remarqués. Il convient également de noter que l’on trouve également dans l’espace le plus reculé de la base de la tour de la Sirène la date la plus ancienne pour cette période, celle de « 1823 ».
Le passage du CISLA à Gaillon se lit également encore sur les murs, au travers de noms, accompagnés cette fois presque systématiquement du pays ou de la ville d’origine. Sur une paroi de l’escalier nord de la Grant Maison, on a vanté la Belgique « pour le tabac et les petites femmes ». Une peinture indique encore, dans l’escalier menant au premier étage du bâtiment bordant à l’ouest l’avant-cour, l’emplacement de l’infirmerie belge qui était distincte de l’infirmerie française.
On notera enfin la présence, sur les parois des murs d’une cellule située au rez-de-chaussée du même édifice, de plusieurs portraits de femmes datables, par leurs coiffures, des alentours des années 1900. Ces représentations voisinent avec une inscription témoignant d’une incarcération, en 1916, pour le motif de « coûts et blessures ».
La période correspondant à la seconde Guerre Mondiale est celle qui a laissé le corpus d’inscriptions le plus abondant et le plus varié. Il convient tout d’abord d’apprécier la diversité de leurs auteurs : internés politiques, « marché noirs » ou collaborateurs, pour ne citer que les catégories les plus importantes qui furent retenues à Gaillon. Ces dernières se sont succédé dans de même lieux, et il est souvent difficile de préciser le statut de l’auteur d’une inscription anonyme. Une date, le contenu d’un texte, permettent en certaines occasions de trancher. De nombreux dessins parlent cependant d’eux-mêmes, sans que l’on soit tenu de lui attribuer un auteur : c’est le cas, par exemple, de cette bataille aérienne dessinée au crayon sur un mur au second étage de la Grant Maison. En deux endroits répertoriés, les contours de petites mains, dessinées à peine plus d’un mètre du sol, attestent de la présence d’enfants parmi ceux qui furent internés au château.
Les traces laissées par le passage des réfugiés espagnols sont aisément reconnaissables ne serait-ce que par la langue dans laquelle ont été rédigés les commentaires accompagnant les portraits qui constituent une part des inscriptions identifiées.
Les inscriptions portées sur les murs des cellules situées au rez-de-chaussée du bâtiment bordant à l’ouest l’avant-cour rendent compte de la dureté de l’époque et des conditions de détentions à Gaillon durant l’Occupation et à la Libération. Un « marché noir » explique le motif de son incarcération. Une femme, appréhendée pour une affaire de « couchage » proteste de son innocence. Une autre personne, emprisonnée sur dénonciation, attend l’heure de la « revanche ». Un détenu relate avec humour sa lutte, dans la nuit du 19 au 20 septembre 1945, contre les puces, les moustiques et les punaises qui infestaient sa cellule. On notera enfin une terrible allusion au « camp de représailles… KZ Buchenwald N° 2 ».
La majorité des graffitis du château de Gaillon ont à ce jour été relevés. Ils ont pour la plupart fait l’objet d’une copie à l’échelle sur un lai de rhodoïd appliqué contre les murs. Ils ont ensuite été reportés, après mise au net, sur un support papier, puis numérisés. Une photographie seule gardera le souvenir de dessins présentant une certaine valeur artistique, qu’il n’était pas possible de reproduire. L’avenir de ces inscriptions est incertain. La plupart, compte tenu de leur extrême fragilité, ne pourront ni être maintenus en place, ni déposés.
Il convient maintenant d’ordonner, étudier et publier la formidable documentation qui vient d’être recueillie. Elle devra être confrontée à l’abondante documentation conservée notamment aux Archives départementales de l’Eure, que l’Association pour la Renaissance du Château de Gaillon a entrepris d’investir. Une difficulté particulière, générée par la spécificité de l’histoire récente de Gaillon, devra être surmontée. Elle découle de l’existence d’innombrables noms, matricules militaires recueillis et se rapportant au second conflit mondial. Ils ne pourront, en aucun cas, être portés d’emblée à la connaissance du public. L’histoire est trop récente et le risque de raviver d’anciennes douleurs ou animosités encore trop grand. Ces données feront donc l’objet d’un archivage particulier et ne seront diffusées qu’au prix de rigoureuses vérifications.
Dominique Pitte, Service Régional de l’Archéologie, France Poulain, architecte des bâtiments de France, Service Territorial de l’Architecture et du Patrimoine de l’Eure, Jean-Louis Breton, Association pour le Renaissance du Château de Gaillon