Les graffitis de la colonie pénitentiaire publique des Douaires ont fait l’objet d’une première analyse à l’occasion du colloque sur l’Histoire contemporaine et l’usage des archives judiciaires1 à Angers en décembre 1997. Ils ont à nouveau été évoqués dans un article sur les graffitis en péril dans la revue Sociétés et représentations 2 en 2008. Cet établissement fonctionna de 1868 à 1925. Des milliers de colons, mineurs de justice frappés par l’article 66 du Code pénal qui les acquittait mais les maintenait à disposition de l’Etat jusqu’à leur majorité, ont inscrit furtivement des noms et des matricules par centaines, dans les caves comme dans les greniers à blé, sur les murs des cours de promenades ou dans les bâtiments agricoles. Ils ont laissé également des messages plus explicites sur les portes du quartier cellulaire ou dans des recoins à l’abri des regards des surveillants.
La colonie publique des Douaires fut d’abord une excroissance de la maison centrale de Gaillon, puisqu’une ferme, aménagée en 1862, précéda la construction des bâtiments inaugurés le 25 septembre 1868. La loi de 1850 avait favorisé le développement d’établissements privés, notamment les Bons Pasteurs pour jeunes filles. L’Administration pénitentiaire décida au milieu du Second Empire de se doter de colonies publiques. C’était la première fois qu’on construisait en France un aussi vaste ensemble architectural destiné aux mineurs de justice. Situés au milieu d’un domaine de deux cents hectares, quatre vastes bâtiments à un étage ; de 100 mètres de long et de 10 mètres de large étaient disposés sur deux lignes parallèles, distantes de 60 mètres, de part et d’autre d’une allée centrale qui menait de l’entrée de la colonie à la chapelle, imposante construction prévue pour 600 colons. A l’extrémité de ces bâtiments de briques rouges, ateliers et préaux couverts, bâtiments agricoles étaient disposés perpendiculairement et fermaient un vaste quadrilatère à usage de cours de récréation. Derrière la chapelle imposante, devenu silo à grains depuis, on aménagea un quartier cellulaire, aujourd’hui disparu. Sur le devant, le long d’une large avenue plantée, huit vastes pavillons étaient construits pour l’administration supérieure de la colonie.
La colonie ferma en 1925 3 . Les effectifs avaient décru, les patronages accueillaient la majorité des jeunes. Des réfugiés espagnols furent hébergés dans les locaux à la veille du Second conflit mondial, puis une garnison allemande. Destructions et incendies firent disparaître deux des longs bâtiments de la colonie. Il n’en reste que les traces de fondations au sol. Les bâtiments restants furent vendus à des agriculteurs, de même que les demeures de l’administration. La chapelle fut reconvertie en silo. Vitraux et autres objets mobiliers furent dispersés. Il n’est donc pas aisé de reconstituer le passé correctionnel de ces austères bâtiments.
Les graffitis des jeunes colons 4 forment un ensemble conséquent de témoignages. Les matricules abondent, signatures anonymes d’une présence. Les dates d’écrou, de libération, les décomptes du temps restant à subir accompagnent des noms, des surnoms, comme dans bien des établissements carcéraux. Mais quelques messages méritent de retenir l’attention.
Les jeunes usent de plusieurs modes d’identification, d’individualisation. En reproduisant leur numéro matricule, ils intègrent la norme carcérale qui réduit l’individu à un numéro. Mais ils usent aussi de surnoms, de diminutifs. Ils mentionnent les quartiers de Paris d’où ils sont originaires. Ils se présentent eux-mêmes mais aussi leurs amis, au sein d’une liste ou au milieu d’un cœur. Ils sont de la même "classe" ou de la même ville. Les diminutifs de prénoms, habitude en vigueur dans les milieux populaires des grandes villes (Gégène, Paulus, Bébert...) voisinent avec les allusions à la jeunesse des plus petits (P’tit Louis, Mousse de Belleville, le môme, l’avorton, la poupée). Ils s’identifient parfois aux soldats qu’ils aimeraient pouvoir devenir. Un engagement dans l’armée signifiait un raccourcissement de la peine (Nicol dit Biffin, Soldat Negrita Kibi). D’autres surnoms faisaient référence à des pratiques en vigueur parmi les jeunes de la Capitale (l’acrobate de la Courtille, le boxeur, Lamouise). L’argot parisien colore certaines expressions. Certains mentionnent leur quartier ou leur banlieue (Papillon de Clichy, Dédé d’Alfortville, Jean de la Villette). La fréquence des mentions des quartiers périphériques de Paris et des banlieues pose la question de la présence de jeunes "apaches" parmi ces jeunes incarcérés aux débuts du XXe siècle. Faut-il y voir plutôt une identification avec les bandes fustigées par la grande presse mais héroïsées par les colons ? Ces jeunes sont attachés à leur quartier, à leur bande, à la sociabilité de leur rue. Ils proclament "vive le Havre" ou "Vive Charonne et Montmartre".
Les colons ne se contentent pas de laisser trace de leur séjour. Ils proclament leurs amitiés, leurs solidarités, les liens qui les unissent avec les autres "pays" ou gamins de leur quartier. Les mentions, deux amis, deux frères sont fréquentes. Les formules sont parfois plus imagées : "quatre hussards pour la vie", "quatre amis du grand malheur". Ils recourent fréquemment à des initiales B.J.A. A. qui signifient "bonjour aux amis". Souvent deux matricules accolés sont suivis des lettres P.L.V, "pour la vie". On imagine aisément les serments d’amitié d’enfants et d’adolescents qui n’ont plus pour famille que leurs compagnons de correction. "Pifeurs" et "fadeurs" renvoient également à l’amitié entre colons. Des coeurs transpercés, de rares mentions de tracasseries pour des amitiés interdites, laissent penser à des liens plus forts. mais les jeunes colons ne s’épanchent guère sur les murs. Les graffitis ne sont pas des biftons.
Si l’amitié apportait quelque réconfort, l’horizon de la libération entretenait l’espérance. Ils comptent les jours, les mois et les années en d’émouvantes additions. Il barrent des traits, font des décomptes, écrivent "vive la fuite", "vive la liberté" et entourent la date de leur prochaine libération. Les graffitis à la gloire de l’armée doivent être compris dans ce sens. L’engagement était la promesse d’une libération anticipée. Les jeunes urbains ne goûtaient guère la perspective d’un emploi d’ouvrier agricole dans les campagnes normandes. Les zouaves, la marine, les dragons, les hussards les faisaient rêver. Ils dessinaient vaisseaux et ancres de marines, profils de militaires ou plus simplement inscrivaient "vive l’armée". Quitter la colonie, c’était retrouver le droit de fumer, de rencontrer des femmes. V.L.F, pour vive les femmes, et mieux encore "Vive les femmes qui fument". Des profils de jeunes gens à foulards et casquettes, la mention des apaches permettent également d’entrevoir des identifications aux jeunes qui faisaient l’actualité. Les allusions à l’armée, aux quartiers des villes, à leurs bandes posent la question de l’inadéquation de ces colonies agricoles avec les espoirs de ces jeunes déracinés. Ils ne rêvent que de revenir chez eux et à retrouver la compagnie de leurs amis de la ville.
Les jeunes colons évoquent aussi leurs ennemis, réels ou symboliques. Nulle mention des directeurs de la colonie, Brun ou Grosmolard, mais de fréquentes initiales M.A.V. ou en toutes lettres "mort aux vaches". Les graffitis retrouvés sur les portes du quartier cellulaire sont plus violents et signalent les punitions. Ils en veulent aussi aux juges : "La justice est aussi juste qu’une balance... fausse" ; ils appellent à la vengeance, qualifient la colonie de "tombeau". Au delà de protestations légitimes contre le sort subi, on peut noter des références à une contre culture carcérale, en usage dans les prisons où ils ont séjourné ; ce qu’Élise Yvorel a justement rappelé dans sa thèse. Il est fait référence à la fatalité du destin, à leur futur sort de bagnard après avoir été colon : "Les Douaires, ma souffrance, Cayenne, mon tombeau, Deblerre (sic) mon bourreau". Quelques injures, des "mort aux tantes", " mort aux Apaches" laissent envisager tensions et violences au sein de ces détentions. Mais les graffitis sont aussi un genre, avec des formules toutes faites, des rites, des expressions stéréotypées qui permettent l’intégration à la communauté des colons.
Éléments négligés du patrimoine carcéral, les graffitis offrent malgré tout de modestes éclairages sur le vécu des mineurs de justice. Il conviendrait de les mettre en relation avec les dossiers des jeunes. La question des engagements dans l’armée, celle de l’origine parisienne d’une fraction des colons sont posées, par le biais de ces formules qui nous laissent entrevoir des bribes de la culture des jeunes de milieux populaires urbains.
Notes
1. | Jean-Claude Vimont, Les graffiti de la colonie pénitentiaire des Douaires, Histoire et archives, n°2, 1998, p. 139-155. |
2. | Jean-Claude Vimont, Graffiti en péril, Sociétés et représentations, n°25, 2008, p. 193-202. |
3. | Stéphane Letourneur, La colonie agricole pénitentiaire des Douaires, 1862-1925, mémoire de maîtrise, Université de Rouen, 1994, dact, 169f° |
4. | Dans le Cahier du GRHIS n°15 Jeunes, déviances et identités que nous avons coordonné en 2005, des photographies de jeunes colons, aimablement communiquées par Jean-Jacques Yvorel, ont pu être reproduites. |