Au printemps et durant l'été 2009, des graffitis d'internés sont mis au jour à la cité de la Muette à Drancy, principal camp de concentration et de transit des Juifs de France d’août 1941 à août 1944. Cette découverte apporte un très riche et inattendu complément aux graffitis déjà connus, conservés au sein de la cité ou photographiés en marge des premières commémorations du souvenir en 1946 et 1947.
La cité et le camp
Construite entre 1931 et 1935 par l’office public d’habitations à bon marché (OPHBM) de la Seine, la cité de la Muette est un ensemble de logements sociaux conçu par les architectes Eugène Beaudouin et Marcel Lods. « Les premiers gratte-ciel de la région parisienne » bénéficient rapidement d’une reconnaissance internationale. C’est notamment là que, pour la première fois, sont mises en œuvre à grande échelle les techniques de préfabrication. La cité comprend cinq tours de quatorze étages, démolies en 1976, associées à des bâtiments bas en « peignes » ou en « redents », et à une construction de quatre étages en U, restée inachevée. Sa construction est, en effet, fortement perturbée par la crise économique. Dans ce contexte, les loyers de la cité sont trop chers. L’office d’HBM du département de la Seine, se résout, à l’automne 1938, à louer la partie achevée de la cité au ministère de la Défense pour y loger une légion de gendarmes, des gardes républicains mobiles, et leurs familles.
En juin 1940, c’est dans cet ensemble en U que les autorités allemandes installent un premier camp, le Frontstalag 111, où transitent des prisonniers de guerre français puis britanniques. En décembre 1940, il est ensuite transformé en annexe du camp d’internement de la caserne des Suisses de Saint-Denis, le Frontstalag 120. Celui-ci est destiné depuis août 1940 à l’internement de civils « ressortissants de puissance ennemie du Reich » issus de Grande-Bretagne et du Commonwealth. Le camp de Drancy accueille jusqu’en juillet 1941 des britanniques et notamment des canadiens. Le site devient camp d’internement des juifs à partir du 20 août 1941. Il reçoit alors plus de 4 200 juifs raflés à Paris. Ces hommes, pour la plupart étrangers, sont placés sous la surveillance de gendarmes français, habitant les tours de la cité depuis 1938. Ils sont vite rejoints par des juifs français, raflés les jours suivants puis en décembre 1941. C’est alors avant tout un camp de représailles contre les attentats « judéo-bolchéviques » et une réserve d’otages. Au cours de l’été 1942, après la rafle du Vél’ d’Hiv’, femmes et enfants y sont également internés. La Muette devient alors le principal camp pour les juifs en France occupée : 63 000 des 76 000 juifs déportés de France sont partis de Drancy, essentiellement vers Auschwitz-Birkenau (Pologne) 1 .
À la Libération, en août 1944, les suspects de collaboration y sont détenus jusqu'au début de l’année 1946. Après des travaux de réaménagement, l’office d’HBM de la Seine réaffecte le U au logement social en 1949.
Les photographies d’après-guerre
Premier corpus constitué, les photographies de graffitis furent prises en marge des premières cérémonies commémoratives en 1946 et 1947 une fois le camp / cité définitivement libéré de toute affectation d’internement. Très rares, elles sont l’œuvre de survivants ou des familles de disparus. Les graffitis se situaient, semble-t-il, dans les chambrées mais aussi dans les cages d'escalier et le rez-de-chaussée de la cité transformé en camp. Ces photographies nous donnent à voir le foisonnement et la concentration de graffiti sur certains murs, malheureusement non localisés. S’y côtoient des dessins (portraits, nus féminins, dessins politiques ou humoristiques, enfin un dessin d’adieu mêlant texte et image), des slogans (« Vive la France », « On les aura », « mort aux vaches ») et des noms et prénoms, le plus souvent associé à une date. Jour d’arrivée, de départ, ou les deux, ces graffiti sont ceux des « déportables » ajoutant des formules tels que « bon moral », « destination inconnue », souvent reprises, ou des propos plus personnels, témoignant de leur foi : « gonflé à bloc », ou de leur désespoir : « merci quand même à la France ». Certains sont très courts et laconiques quand d’autres sont au contraire très précis, comme celui de Maurice Friebourg qui détaille depuis Metz, son parcours et les dates de ses internements successifs jusqu’à Drancy. Un seul graffiti photographié témoigne de la libération du camp, celui de Marie Masson « libérée le 17 août 1944, échappée belle ! ». Sur ces photographies aucun graffiti de « suspects de collaboration avec l’ennemi », seule une photographie témoigne de la courte incarcération de soldats allemands qui ont reproduit la pratique des « déportables » : « Erfurt Friedel arrêté 20.8.44 / déporté ? ».
À la faveur des dons des familles de victimes (en cours de traitement ou à venir), il est probable que de nouveaux clichés de graffitis de cette période apparaissent prochainement. Ces photographies sont principalement conservées au Mémorial de la Shoah, le Centre de Documentation Juive Contemporaine, créé dans la clandestinité à Grenoble en 1943. Quelques-unes sont conservées au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme, héritier du Musée d’Art juif de la rue des Saules, Paris 18e, créé en 1948 et devenu en 1998 le Musée d’art et d’histoire du Judaïsme 2 . Enfin, de rares photographies sont conservées en Israël, à Yad Vashem et dans les Archives des Combattants du Ghetto. Elles sont pour la première fois réunis dans l’ouvrage publié en 2014 3 .
Les graffitis du conduit de cheminée et des « caves prisons »
Découverts fortuitement en 1989, au cours de travaux de rénovation de logements, les graffitis dits du conduit de cheminée ont été déposés et conservés au sein du Conservatoire historique du camp de Drancy. Structure associative soutenue par la municipalité de Drancy, le Conservatoire est créé en 1990, notamment pour mener un travail de médiation en direction des scolaires. Ces graffiti sont majoritairement l’œuvre de « suspects de collaboration avec l’ennemi » internés de la fin août 1944 jusqu’au début de l’année 1946. Seuls deux graffiti ont pour auteurs des internés juifs.
Les graffitis des « caves prisons » ont, eux, été photographiés par l’américain William Betsch en 1999. Photographe professionnel, ce dernier a exposé ces clichés sous le titre Graffitis (Vive la France !) en 2000. Il est l’un des initiateurs de la protection au titre des Monuments historiques en 2001. William Betsch a finalement publié ses photographies en 2010 sous le titre Drancy ou le travail d’oubli 4 . Comme pour les graffitis du conduit de cheminée, des graffitis de Juifs de France côtoient ceux de suspects de collaboration. Ces derniers témoignent à leur tour de leur internement en inscrivant leur nom et prénom, la date de leur détention (au crayon, à la craie) sur les structures en béton et les briques des caves prisons. Quels qu’en soient les auteurs, ces lieux de détention font l’objet de classiques calendriers décomptant les jours ou précisant la durée de celle-ci, « 15 jours ». La libération mouvementée du camp fin août 1944 est également lisible avec des références explicites aux Forces françaises de l’Intérieur (« FFI »). Enfin, quelques graffiti de Juifs de France ont pu être documentés, comme celui de Victor Benbassa, qui se fait passer pour « BERNARDINI / CORSE », cette fausse identité lui permet d’échapper à la déportation. Ce n’est pas le cas de Louis Carniol qui précise qu’il est originaire d’Ardèche. Autre graffiti révélateur, celui d’Henri Poznanski qui revendique en février 1944 ses « 30 mois d’internement » depuis août 1941. Époux d’une « non juive », il est libéré en août 1944 après trois années passées au camp. Les archives du Mémorial de la Shoah, centre de documentation juive contemporaine, et du Service historique de la Défense (BAVCC de Caen) nous ont permis de restituer son parcours lié à son statut de « conjoint d’aryenne ». Outre Drancy, il est transféré à Beaune-la-Rolande, puis de nouveau à Drancy et s’évade alors qu’il doit être déporté vers l’île d’Aurigny en raison de son statut. Repris, il est à nouveau interné à Drancy.
Les graffitis sur carreaux de plâtre
Après plusieurs demandes en 1998 / 1999, le classement au titre des Monuments historiques de la cité de la Muette est finalement obtenu le 25 mai 2001. Désormais, la Direction régionale des affaires culturelles d’Île-de-France encadre l’ensemble des travaux concernant le site, menés par son propriétaire, l’Office Public de l’Habitat Seine-Saint-Denis. La cité de la Muette est protégée en tant que « réalisation architecturale et urbanistique majeure du XXe siècle […] et en raison également de son utilisation durant la Seconde guerre mondiale […] qui en fait aujourd'hui un haut lieu de la mémoire nationale ».
C’est lors du changement d’une partie des huisseries conçues par Jean Prouvé que de nouveaux graffiti ont été découverts. Envisagés dès 2007, ces travaux ont été retardés mais, dès cette période, sous l'égide du Comité de pilotage autour de l’avenir de la cité de la Muette et de la gare de Bobigny porté par le Préfet de Région puis le Préfet de Seine-Saint-Denis, une cellule de veille a été constituée dans l'éventualité de la découverte de graffiti à l'occasion de ces travaux. Réunissant l'ensemble des partenaires concernés, cette cellule a été activée dès la première découverte sur le revers d'un mur de façade puis, très rapidement, les ouvriers sensibilisés ont alerté sur des graffiti inscrits sur des carreaux de plâtre servant de contre-cloison. Ces derniers ont été déposés soigneusement et stockés par leur propriétaire, l’Office Public de l’Habitat Seine-Saint-Denis puis restaurés en 2011 sous la responsabilité scientifique du service du Patrimoine culturel du Département de la Seine-Saint-Denis, avec le soutien de la DRAC d'Île-de-France. Enfin, ils ont été photographiés grâce à un partenariat avec la Région Île-de-France.
Cette campagne photographique a volontairement été étendue à l'ensemble des graffiti du camp de Drancy déjà connus. En 2012, les graffitis sur carreaux de plâtre ont été officiellement cédés par l'Office Public de l'Habitat Seine-Saint-Denis aux Archives nationales et sont désormais conservés dans le Centre des Archives nationales de Pierrefitte-sur-Seine. Treize d'entre eux ont été présentés dans l'exposition intitulée Des noms sur des murs. Les graffitis du camp de Drancy, 1941-1944 au Mémorial de la Shoah à Paris puis aux Archives départementales à Bobigny en 2012 et 2013. Jusqu’en juillet 2014, ils sont visibles au nouveau Mémorial de la Shoah de Drancy. Enfin, du 13 mai au 10 juillet 2014, dans le cadre de l’exposition Traces. Les graffitis du camp de Drancy, 1941-1944 aux Archives nationales, à Pierrefitte-sur-Seine, d’autres graffiti seront pour la première fois présentés au public.
Par leur nombre, leur forte représentativité de l’histoire du camp (août 1941 / août 1944), les graffitis sur carreaux de plâtre complètent un corpus jusqu’alors trop partiel. Enfants, femmes et hommes seuls, familles, tous ont voulu laisser une trace personnelle, leur nom, un poème, un dessin « pour mémoire ». À travers leurs parcours particuliers et souvent exemplaires, c’est la singularité mais aussi la diversité des 63 000 victimes déportées depuis le camp de Drancy qui sont ici restitués, à rebours du projet nazi qui voulait leur extermination et l’oubli même de leur existence.
Systématisé, le travail de recherche historique croisant les archives disponibles a permis de restituer un nom, parfois une photographie (de famille, d’identité) mais aussi l’itinéraire, « des bribes de la vie broyée » de ces auteur-e-s venant de toute la France occupée (zones nord, sud, « italienne », « interdite » et annexée). Complété de quelques témoignages d’auteurs de graffiti ayant survécu, qui nous éclairent sur ce rituel du départ, ce corpus constituait dès lors une introduction sensible, une invitation à des allers retours entre « micro » et « grande » histoire, pour connaître et comprendre ce que fut la persécution des Juifs en France durant la Seconde guerre mondiale.
Notes
1. | Klarsfeld Serge, Mémorial de la Déportation des Juifs de France, Paris, Fils et Filles de Déportés Juifs de France, 2012, Klarsfeld Serge, La Shoah en France, Paris, Fayard, 2001 (4 tomes), Fontaine Thomas, Déporter. Politiques de déportation et répression en France occupée. 1940-1944, Université Paris I, thèse d’histoire, 2013, Wieworka Annette, Laffitte Michel, À l’intérieur du camp de Drancy, Paris, Perrin, 2012, Rajsfus Maurice, Drancy. Un camp de concentration très ordinaire, 1941-1944, Paris, le Cherche Midi, 1996 réédité en 2012, Peschanski Denis, La France des camps, L'internement 1938-1946, Paris, Flammarion, 2002, Poznanski Renée, Être juif en France pendant la seconde guerre mondiale, Paris, Hachette, 1994 réédité en 2005. |
2. | En 1951, le musée bénéficie du don de l'organisation américaine Jewish Restitution Successor Organization, chargée de la redistribution des biens culturels juifs spoliés par les nazis. |
3. | Pouvreau Benoît (dir.), Curdy Mélanie, Peschanski Denis, Zimmer Thierry, Les graffiti du camp de Drancy. Des noms sur des murs, Courtrai, Département de la Seine-Saint-Denis, éditions Snoeck, 2014. |
4. | Betsch William, Drancy ou le travail d’oubli, Londres, Thames & Hudson, 2010. |