Le château d'If est un des forts de Marseille où ont été incarcérés les populations révoltées ou réputées hostiles au pouvoir en place. Implanté dans l'île de l'archipel du Frioul la plus proche de Marseille - à 3,5 kilomètres du Vieux Port - il a été construit sous François Ier entre 1529 et 1533 dans l'objectif de défendre la côte et protéger le mouillage de la flotte des galères contre les attaques des soldats de Charles Quint et celles des corsaires et autres "barbaresques" (Turcs). Avec les autres forts (Saint-Jean, Saint-Nicolas, Lamalgue) il constitue également un instrument aux mains du pouvoir royal pour s'assurer de la soumission de la Provence récemment intégrée au royaume. C'est dans le prolongement de cette dernière stratégie que se développe la fonction de prison d'État du château d'If.
Construction carrée d'une trentaine de mètres de côté, flanquée de trois tours (Saint Jaume et Maugouvert face à Marseille, Saint Christophe tournée vers le large), le fort se développe sur trois niveaux, les tours étant reliées par une vaste terrasse à chaque étage. Au premier étage se trouvent les cellules individuelles, relativement spacieuses, pourvues de cheminées et de fenêtres destinées aux prisonniers de marque ayant de quoi payer le "confort" de leur séjour forcé (chambres dites à pistole). Comme l'écrit, dans ses Mémoires, le préfet des Bouches-du-Rhône de l'Empire Thibaudeau, les prisonniers n'y étaient pas vraiment renfermés et bénéficiaient d'heures de promenade sur la terrasse. Tel a été, par exemple, le sort du jeune comte de Mirabeau enfermé de septembre 1774 à avril 1775, à la suite d'une lettre de cachet délivrée à la demande de son père pour cause de libertinage et de dilapidation de la fortune familiale : il eut le temps, pendant ces quelques mois, d'écrire son Essai sur le despotisme et de séduire la cantinière avant d'être envoyé dans une autre prison d'État, le fort de Joux. Thibaudeau divise les geôles en deux groupes : "pour les prisonniers d'importance des chambres passables et grands cachots pour loger la canaille". En fait, au rez-de-chaussée se trouvent des cellules collectives au nombre de cinq, les véritables cachots étant au niveau inférieur auquel on accédait par un étroit escalier tournant d'une quinzaine de marches. Il s'agit des culs-de-basse fosse des tours (ou "culs des tours"), simples trous creusés pour la hauteur d'un homme et n'ayant d'autre ouverture qu'un soupirail protégé de grilles.
En tant que prison d'État, le château d'If n'eut qu'un petit nombre de prisonniers en temps "ordinaire", espions ou mutins aux 16e-17e siècles, jeunes "libertins" ou indisciplinés victimes de lettres de cachet à la demande de leurs familles au siècle suivant, opposants suspects de complot pendant le premier Empire (des complices de Cadoudal comme Lajolais séjournèrent à If). La prison n'est surpeuplée que lors des répressions massives. La première, la plus importante par sa durée et les effectifs concernés, a été celle dont ont été victimes les protestants après la révocation de l'Édit de Nantes. On estime à 3 500 le nombre de ceux qui, principalement entre 1699 et 1713, ont été incarcérés - en attente de leur envoi aux galères - dans les différents forts de Marseille. Dans le château d'If, ils encombrent alors les "culs des tours", bien évoqués dans le témoignage souvent cité d'Elie Néau jeté "dans le fond de deux tours qui sont voûtées, où il n'y a point d'air que par le trou où l'on entre. C'est plein d'ordures et de puanteur. Il n'y a non plus de jour que si Dieu n'avait point créé d'astres dans l'étendue des cieux pour éclairer la terre. Nous sommes couchés sur une poignée de méchante paille, et Dieu qui voit nos coeurs sait que les vers sortent de nos hardes et grimpent le long des murailles". Deux autres vagues répressives, de plus courte durée, conduisent des centaines de prisonniers au château d'If au milieu du 19e siècle : d'abord les ouvriers marseillais à la suite de l'insurrection des 22 et 23 juin 1848, puis, au lendemain du coup d'État du 2 décembre 1851, les démocrates des Bouches-du-Rhône poursuivis pour avoir protesté contre le viol de la Constitution par le Prince Président et condamnés, pour une partie d'entre eux, à être transportés en Algérie ou en Guyane, 304 ayant été enfermés à If entre décembre 1851 et février 1852 dans l'attente de la décision de la Commission mixte des Bouches-du-Rhône et de leur transfert outre-mer pour les condamnés à cette mesure de sûreté générale. Au lendemain de l'écrasement de la Commune de Marseille (4-6 avril 1871), 500 prisonniers seront enfermés au fort Saint-Jean, autant à celui d'If.
Seuls les insurgés marseillais de juin 1848 ont laissé un vaste ensemble d'inscriptions, peut-être en lien avec la longueur de la séjour dans la citadelle (plus d'un an pour nombre d'entre eux) et en rapport avec le choc créé par la brutale rupture opérée en juin avec les espérances démocratiques et sociales nées lors de la Révolution de Février. C'est notamment autour d'une des mesures emblématiques de la prise en considération de la question ouvrière - la fixation de la durée maximale de la journée de travail - que va se développer la protestation des ouvriers réunis dans les ateliers municipaux, notamment sur les chantiers de la corniche et du canal devant amener les eaux de la Durance à la ville. Alors que le gouvernement provisoire avait fixé le maximum à 11 heures en Province, les ouvriers de la ville avaient obtenu du jeune préfet démocrate, Émile Ollivier, d'être alignés sur la règle parisienne de 10 heures. La remise en cause de cette décision par l'Assemblée nationale en juin et les tergiversations du préfet exaspèrent les ouvriers, nombreux à participer aux clubs démocrates et socialistes. La manifestation de protestation organisée le 22 en direction de la Préfecture se transforme spontanément en insurrection - construction de barricades dans la place aux Oeufs et la place Castellane - après les premiers heurts sanglants avec la troupe. Le lendemain les ouvriers insurgés, vaincus, sont arrêtés par centaines. 419 seront inculpés et un an après, 153 d'entre eux seront traduits devant les assises de la Drôme, le procès s'ouvrant le 25 juin 1849, moins d'une cinquantaine étant présentés comme "principaux fauteurs" ou "participants directs" à "l'attentat" commis les 22 et 23 juin 1848. Au terme du procès, le 12 août, le jury acquitte 80 accusés et condamne les autres en majorité à des peines de prison, à l'exception de 18 condamnés à des peines de détention (de 5 à 15 ans) et de 3 à la peine de la déportation[1].
Pour ces ouvriers des métiers traditionnels et du bâtiment, la remise en cause de la journée de 10 heures a été ressentie comme le symbole de la trahison de leur cause par les autorités dans lesquelles ils avaient mis leur espoir d'une amélioration de la condition ouvrière à un moment où le peuple semblait accéder à la souveraineté (adoption du suffrage universel). Les inscriptions gravées sur les murs du château d'If témoignent de cet état d'esprit, à l'exemple de l'épigraphe baptisant ironiquement Hôtel du peuple souverain l'une des portes de la cour intérieure de leur prison où ils se rassemblent le jour, autour du puits central. Près d'une centaine d'inscriptions ont été gravées en forme d'ex-voto dans les pierres des façades nord, est et sud entourant cette cour. Elles se présentent sous forme soit de panneaux rectangulaires bordés d'une moulure (une soixantaine) soit de médaillons ronds, ovales ou polygonaux. Le plus fréquemment on retrouve les mêmes textes : initiale du prénom, nom en entier, qualité politique (Républicain, Démocrate, Socialiste ou le simple Détenu politique) avec les dates : Juin 1848. Une certaine standardisation, comme la connaissance de la pierre traditionnelle du Midi, la molasse - qui se travaille aisément et durcit en sa patinant -, témoignent de la présence probable de tailleurs de pierre habitués au travail en série. Hors de la cour intérieure, quelques inscriptions se font plus revendicatives comme au-dessus de la porte du cachot de l'abbé Faria où est gravée Une insulte faite au peuple, c'est une insulte faite à tous. Juste en dessous il y a également, réminiscence du combat des Canuts de Lyon, un Vivre en travaillant et mourir en combattant.
Ouvrages utilisés :
Ciravégna (Nicole), Histoire du château d'If, 2005, 101 p.
Cour d'assises de la Drôme. Procès des accusés de Juin de Marseille, sous la présidence de M. Bernard, conseiller à la cour d'appel de Grenoble, Marseille, Imprimerie nationale, Association d'ouvriers, 1849, CXX-279 p.
Di Roma (François), Le Château d'If, 1990, 128 p.
Faucherre (Nicolas), Brighelli (Jean-Paul), Le château d'If et les forts de Marseille, Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France, Commission régionale Provence-Alpes-Côte d'Azur, 1999, 56 p.
Gaffarel (Paul), « Le château d’If », Annales de la Faculté des lettres d’Aix, V, 1912, p. 1-175.
Laget (Paul de), Le château d'If, Saint-Étienne, 1956, 232 p.
Merle (René), Marseille Juin 1848, janvier 2012 (http://www.1851.fr/lieux/marseille_juin_1848.htm)
[1] Les notices biographiques sommaires reprennent les informations disponibles dans le Procès des accusés de Juin de Marseille (cf. liste des ouvrages utilisés) et les deux registres d’écrou des maisons de dépôt du château d’If et des forts Saint-Jean et Saint-Nicolas conservés aux archives départementales des Bouches-du-Rhône (2 Y 787 et 788). Le registre d’écrou d’If, contenant 64 noms, est partiel et porte sur une période très limitée (juillet et début août 1848). En raison des nécessités de l’instruction il y a va-et-vient continuel des détenus entre l’île et les forts de Marseille.